La vie de la mythique salle de cinéma Le Brady, par un de ses anciens projectionnistes.

Présenté comme la « biographie d’un lieu », celui du dernier cinéma de quartier à projeter encore régulièrement des séries B et films d’exploitation improbables rescapés des années 60-70, le livre de Jacques Thorens propose une exploration dense et originale du Brady. Si l’évocation d’un tel nom fait frémir les amateurs de cinéma de genre de la grande époque, l’ouvrage ne s’adresse pourtant pas qu’aux « bissophiles » (amateurs de cinéma bis)  et autres « nanarophiles » (amateurs de nanars), loin s’en faut. Créé en 1956, le Brady est un cinéma permanent jusqu’en 2003, diffusant ainsi des double ou triple programmes qui ont fait les beaux jours des cinéphiles d’après-guerre. Lorsqu’il devient projectionniste (mais aussi caissier et surveillant de salle), l’auteur ne se doute pas dans quel univers il met les pieds.

 

 

Le Brady et ses habitués atypiques

 

En effet le Brady est en quelque sorte une « quatrième dimension », peuplée de marginaux de tous bords. S’y rejoignent donc des SDF hirsutes, de vieux homosexuels à la recherche de nouvelles conquêtes, des prostituées bulgares ou chinoises (nombreuses dans le quartier du cinéma), ou encore des retraités maghrébins… Si cette faune atypique est devenue le public habituel du Brady, c’est justement parce qu’il s’agit d’une salle permanente : pour une somme dérisoire, les SDF peuvent ainsi se reposer tout en restant dans la même salle jusqu’aux environs de minuit.

Situé boulevard de Strasbourg dans le Xème arrondissement, le Brady semble un anachronisme, une anomalie, à l’époque des multiplexes UGC. Jacques Thorens évoque ses souvenirs sous forme fragmentaire, exprimant sa sympathie envers ces marginaux qu’il a fini par bien connaitre, pour le meilleur comme pour le pire. Le lecteur découvre des moments d’un surréalisme total : un « spectateur » qui fait griller des saucisses dans la salle, un autre qui décède pendant la projection d’un film « à mourir de peur », ou encore un qui finit par assimiler la salle à sa chambre à force d’y venir quotidiennement. Le journaliste Christophe Lemaire, amoureux du cinéma bis ayant lui-même fréquenté le lieu, a surnommé cette faune souvent alcoolisée « le peuple des abîmes », en référence à un film de la Hammer   .

Souvent drôle dans sa manière de relater ces épisodes burlesques, Thorens fait en même temps preuve d’un humanisme sincère lorsqu’il décrit la misère (sociale ou sexuelle) de ces laissés-pour-compte. A force de côtoyer ces freaks, l’anormal devient presque normal, « même si au final, c’est souvent triste »   . Travailler au Brady n’est pas une expérience dont on se remet facilement si l’on en croit le récit de Thorens. Entre Gérard, le gérant adepte d’omelettes au lard et Abdel, un pickpocket parfois amené à gérer la caisse, il n’a jamais le temps de relâcher son attention. Le Brady, c’est aussi le seul cinéma où un ancien de l’OAS s’assoit à côté d’un ouvrier algérien à la retraite devant, au choix, Le lac des morts-vivants, Gorge profonde ou Harry Potter.

 

Le cinéma bis, ou « l’autre cinéma »

 

Au-delà de ces spectateurs incongrus, Jacques Thorens livre un récit foisonnant sur la programmation du cinéma, forcément à base de « mauvais genres » dans lesquels se mêlent l’épouvante et l’érotisme. Du western au péplum, du giallo au film de zombie en passant par le kung-fu, le Brady promet à ses spectateurs un fascinant voyage dans le temps et l’espace. Des années 50 aux années 80, les sous-genres se développent en même temps que l’hégémonie d’Hollywood se dilate, sous l’impulsion de réalisateurs et producteurs désireux de rompre avec les conventions et de proposer des films plus proches des jeunes générations. C’est l’époque du cinéma d’exploitation, c’est-à-dire de l’exploitation de tout ce que les films hollywoodiens ne veulent (et ne peuvent) pas montrer : le sexe et la violence en particulier.

En quelques années, le cinéma bis devient un phénomène populaire, des films plus fous et transgressifs les uns que les autres attirent les amateurs, pendant que des autorités plus conservatrices les combattent au nom du respect de la morale. L’Italie des années de plomb se spécialise dans ces séries B, peu coûteuses mais si rentables à l’arrivée. La concurrence devenant un enjeu de taille, c’est à celui qui aura l’idée la plus absurde, et ainsi « quand il y a du n’importe quoi, [le cinéma ] italien n’est jamais très loin »   . Toujours plus de sang, de sexe, et de monstres à l’écran, cette course a évidemment menée à l’épuisement du cinéma bis, lorsque le politiquement correct et le spectacle familial reprenaient leurs droits dans le cinéma américain des années 80.

Puis vient évidemment la vague du cinéma  pornographique, suite à son autorisation légale en 1975. Afin de monter de nouvelles copies, Jacques Thorens vérifie donc s’il ne subsiste pas des « séquelles des années 70 », autrement dit des inserts pornos dans des films « classiques ». Qui dit cinéma bis dit escroquerie, et les glorieuses années 70 ont vu leur lot de titres et affiches mensongers, de montages censurés, remaniés autant par les distributeurs que par les projectionnistes. Les « bissophiles » savent combien une série B projetée ici ou là ne peut être considérée comme une œuvre définitive, tant plusieurs versions peuvent exister selon les pays, les éditeurs et les époques. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à la filmographie de l’Espagnol Jess Franco, dont les biographes ne peuvent toujours pas affirmer avec certitude si celui-ci a réalisé 200, 250, voir 300 films…

Comme les spectacles forains dont ils peuvent être considérés comme une continuité cinématographique, les films de série B et Z se devaient d’attirer les spectateurs par tous les moyens possibles, la qualité artistique étant souvent reléguée au second plan. Ce type de films ne figure pas dans les grandes encyclopédies du cinéma, ce qui n’empêche pas l’auteur de rapprocher en miroir le film de « nazisploitation » Ilsa, la louve des SS et Salò ou les 120 Journées de Sodome, du réalisateur consacré Pier Paolo Pasolini, pour mieux faire ressortir l’impact des catégorisations socio-culturelles sur nos jugements de valeur.

 

La fin d’un monde

 

C’est tout naturellement que Jean-Pierre Mocky rachète le Brady en 1994, lui dont les films anarchiques, libres et souvent kitsch ne peuvent que faire penser à l’ambiance du Brady. Le réalisateur/exploitant devient dans le livre un personnage des plus sympathiques. Tantôt essayant de monter un film avec Jean-Luc Godard et Juliette Binoche, tantôt luttant avec le CNC, Mocky se réjouit dès lors qu’une poignée de spectateurs voient un de ses films, désormais programmés quotidiennement au Brady (ce qui n’est pas du goût de tous les habitués), et exprime une vision romantique du cinéma : « Ce n’est pas seulement le film, c’est aussi l’endroit »   .

On sait que la cinéphilie ne serait pas la même sans le regroupement de spectateurs désireux de débattre sur les films, sans ces « temples de la cinéphilie » qu’étaient les nombreux cinémas de quartier parisiens d’après-guerre. La culture « bissophile » ne serait pas la même non plus sans le Brady, le Midi-Minuit, le Styx ou encore le Colorado, et seul le premier demeure encore, vestige de cet ancien monde. Les dernières pages du livre se colorent d’un parfum de nostalgie, quant au bouleversement des comportements des spectateurs, passant du cinéphile passionné arpentant les petites salles indépendantes jusqu’au consommateur des grands multiplexes pour qui la séance prend fin quand il n’a plus de pop-corn. À l’uniformisation des films répond celle des salles de cinémas

Outrage encore plus grave pour certains cinéphiles de la première heure, le cinéma bis est aujourd’hui récupéré dans une veine postmoderne, par l’impulsion de réalisateurs sacralisés comme Quentin Tarantino, quitte à oublier dans le processus ce qui était partie intégrante du phénomène, ce qu’il y avait devant l’écran : son public.

 

Dans un récit foisonnant, Jacques Thorens nous fait remonter le temps vers l’époque du cinéma bis et des salles de quartier. La « biographie » de cette salle mythique permet de prendre la mesure de l’évolution du cinéma, mais aussi de la société française, sans pour autant se présenter comme un essai sociologique. C’est la vie entière d’un quartier populaire parisien qui entre en résonnance avec les bizarreries cinématographiques projetées au Brady, haut lieu d’une contre-culture finalement passée à la moulinette de la normalisation culturelle