Une somme originale et stimulante embrassant la foison des courants « verts », pour en apercevoir les points communs, au-delà des controverses.

Spécialiste des questions écologiques et des nouvelles technologies, Fabrice Flipo se révèle comme un philosophe fort d’un savoir quasi encyclopédique. Il offre avec cet ouvrage une synthèse volontairement problématique, précieuse tant par la richesse de son information empirique et sa dimension théorique que par la profondeur de ses analyses. L’écologie pourrait marquer une rupture dans l’histoire de la modernité et ouvrir sur une nouvelle conception du monde, l’écologisme. Elle ne se réduit pas, en effet, à la question de l’environnement,  en alertant sur des risques majeurs et en façonnant l’opinion publique (changement du climat, détérioration des ressources, nouvelles inégalités). Cet écologisme est cependant indéterminé et divers en ses courants aussi bien sur le plan des élaborations théoriques que sur celui des propositions politiques.

Théoriquement le courant de l’écologie profonde renvoie à une pensée nouvelle des rapports pratiques à la nature en exigeant une éco-cosmologico-politique non productiviste. Il s’oppose alors aux harmonisations avec l’économisme industrialiste que partagent le libéralisme et le marxisme traditionnel. Il peut se limiter politiquement à un badigeon vert jeté par le capitalisme mondial sur les problèmes posés et être développé dans la seule mesure compatible avec l’accumulation infinie du capital tout comme il peut donner lieu à des stratégies elles mêmes divisées entre décroissance radicale ou simple développement durable. Cette indétermination et ce pluralisme ont pour preuve immédiate la fragmentation de ce qui est encore une nébuleuse écologiste entre mouvements divers opposés, qu’ils soient culturels, sociaux, politiques.

 

Quatre sites de controverses identifiées et traitées

 

Fabrice Flipo ne veut pas proposer une impossible unification a priori, mais une  réflexion critique ouverte. Il organise sa démarche autour de quatre « sites de controverses » : quatre questions s’échelonnant dans le double sens d’une extension et d’un approfondissement.

Le premier site instruit la première question : « l’écologisme en revendiquant des droits de la nature n’est-il pas contre l’humanisme ? » Cette question présuppose la radicale altérité de l’humain vis à vis du naturel ; c’est au nom de la spécificité de la nature humaine raisonnable que la philosophie idéaliste estime absurde et donc refute l’idée de droits naturels  (c’est la thèse de Luc Ferry et de Dominique Bourg à la suite de Kant). Cependant les dégâts écologiques dont souffrent les humains sur leur planète attestent que « manquer de respect » à cette dernière affecte les êtres vivants et les équilibres des écosystèmes. Ce droit est en quelque sorte « introduit » par les conséquences de l’activité humaine sur les humains : ceux-ci se doivent de respecter ce dont ils vivent ; ils doivent en user en acceptant les liens qui les unissent aux processus naturels. Les écosystèmes ne sont pas de simples moyens utilitaires ; l’usage humain doit leur reconnaître une finalité immanente en accord avec ses propres fins. Pourquoi transformer l’usage en cruauté et en violence injustifiée et ne pas tenter avec prudence un passage du devoir de respect des écosystèmes en droit indirect de ces derniers défendus par des humains responsables?

Le second site de controverse implique le passage du juridique au politique avec la question : « l’écologisme est-il un mouvement antidémocratique ? » La gravité constatable empiriquement et irréversible des dégâts peut conduire certains penseurs écologistes – comme Hans Jonas –  à conclure que la démocratie contaminée par le progressisme technologique demeure impuissante et que seule une politique autoritaire, voire néo-fasciste objecteront certains, peut être à la hauteur du défi. Comment, d’autre part, interpréter la diversité politique de l’écologisme qui a des représentants sur tout l’échiquier politique et qui n’implique apparemment pas un choix démocratique autre que générique ? Fabrice Flipo tranche en deux temps. Tout d’abord le libéralisme et le social-libéralisme ne sont pas capables de répondre au défi écologique qui met en cause les modes de vie, de consommation et de production, parce qu’ils prônent ces modes de vie et font de la démocratie représentative le moyen de les perpétuer. Il est normal que ces courants refusent les méthodes de démocratie directe que les mouvements sociaux écologiques mettent en exergue.

C’est du côté de ces derniers qu’il faut chercher la réponse, estime l’auteur. Dans un second temps Flipo interroge la possibilité de convergence de l’écologisme avec les courants du socialisme que sont l’anarchisme libertaire et le marxisme. La proximité est ici revendiquée sur la base d’une convergence émancipatrice, notamment avec l’anarchisme de la « schizo-analyse » de Gilles Deleuze et Félix Guattari (ce dernier se réclamant explicitement de l’écologie). Mais la convergence est limitée en raison de la fascination qu’exercent sur les auteurs de l’Anti-Oedipe la puissance déterritorialisante des flux capitalistes  et la détermination « machinique » du désir en son infinitude.

De ce point de vue la critique ontologique de la technique par Jacques Ellul est plus pertinente : elle s’inspire de la thématique heideggerienne de l’oubli de l’Être et de l’arraisonnement du monde, mais elle la traduit dans un sens démocratique. Que peut-on attendre alors du marxisme ? Flipo renvoie la confrontation au troisième site de controverse.

 

Une écologie d’inspiration sartrienne …

 

C’est de manière inattendue qu’est alors invoqué le Sartre de la Critique de la raison dialectique. Certes Sartre se veut critique de l’économisme du marxisme vulgaire et héritier de sa promesse émancipatrice, mais il ne traite pas d’écologie. Ce qui importe c’est que la thématique sartrienne non économiste de l’existence sociale permet d’opposer aux groupes organisés de manière sérielle et mécanique les groupes en fusion qui excèdent potentiellement la seule référence au mouvement ouvrier. Cette problématique de démocratie radicale existentielle est un cadre d’accueil adéquat de la nouveauté des mouvements écologiques qui sont en syntonie avec la protestation des mouvements tiers-mondistes écologiquement sensibles. C’est bien un disciple de Sartre, André Gorz, qui est en France le porteur d’une écologie réellement politique et démocratique anticapitaliste.

 

« Développement durable » : vaine rengaine officielle

 

Nous entrons ainsi dans le troisième site de controverse – qui est décisif – celui de l’économie : « l’écologisme implique-t-il une écologie économique ? ». Qu’en est-il du rapport à Marx si l’écologisme cohérent mesure la portée dévastatrice de l’accumulation capitaliste désormais globalisée sur les écosystèmes et l’être en commun des hommes sur la Terre ? Fabrice Flipo reconnaît les intuitions remarquables de Marx dénonçant la destruction tendancielle de la nature et de  l’homme dans le passage à la limite des contradictions non résolues du capitalisme. Il discute cependant les éco-marxistes et l’éco-socialisme (John Bellamy-Forster, Alain Lipietz, Michael Löwy, entre autres). Tous buttent sur le primat des forces productives soutenu constamment par Marx, sur l’industrialisme essentiel du mouvement ouvrier, sur la conception du travail comme activité qu’il faut libérer et non pas simultanément dont il faut se libérer. La juste critique de l’exploitation et de la domination de classe capitalistes que les marxismes font dans leur critique de l’économie politique libérale ne va pas jusqu’à briser le productivisme qui les lie au libéralisme. Le plus avancé en cette voie, André Gorz, substitue à cet industrialisme une foi dans les vertus du « capitalisme cognitif » et d’un développement durable. Ce dernier thème est davantage une rengaine officielle pour permettre au capitalisme de se verdir tout en maintenant ses contraintes, comme le prouve l’impuissance des Sommets écologiques et leur rhétorique vaine.

 

C’est ici que l’écologisme, malgré ses contradictions et son indétermination, atteste de sa singularité novatrice. Il est difficile d’unir – en en pensant vraiment les conditions d’union – le rouge et le vert. Il s’agit d’une remise en cause des modes de production, des formes de l’activité industrielle et agricole par delà la thématique de la valeur travail, par delà l’hégémonie du travaillisme spéculatif. Il s’agit de la transformation des modes de consommation marchandisée, de la redéfinition de besoins mis en syntonie avec un usage de la nature dans la nature, de la critique d’une croissance absolutisée en modèle ravageur qui ne peut pas être universalisé. Il s’agit du partage en commun des biens communs dans la lutte contre les inégalités croissantes de la croissance. Il s’agit d’inventer une économie économe des forces humaines et des ressources naturelles. Il s’agit de la réorientation de la plasticité de la nature humaine confisquée par le capitalisme globalisé et par le sens unilatéral donné à sa technologie. Les marxismes ont à répondre à ces questions fondamentales. Flipo évoque alors les travaux de Serge Moscovici en anthropologie et ceux d’Ivan Illich, « le Marx des écologistes », comme porteurs de problématiques et d’instruments de travail rendant possible une convergence non verbale, effective, des rouges et des verts et un dépassement de la modernité.

 

Ré-enchanter le monde autour de la re-sacralisation de la nature?

 

À ce niveau la réflexion atteint une dimension anthropologique et ontologique qui intègre les niveaux précédents. Le quatrième site de controverse peut alors s’ouvrir sur l’ultime question : « l’écologisme implique-t-il une métaphysique et une religion susceptible de ré-enchanter le monde moderne autour de la re-sacralisation de la nature ? ». La réponse est négative dans la mesure où Flipo récuse toute imposture de type New Âge. Mais elle se complique, car l’écologie exige que soit redéfini un rapport à la nature exempt du dualisme cartésien, base de l’utilitarisme libéral que le marxisme doit abandonner. Il faut repenser l’objectivité de la nature en posant sa préséance, en renonçant à en faire la simple res extensa appropriable et corvéable à merci. Flipo donne pour exemple d’une résistance philosophique pertinente la philosophie naturelle d’Alfred North Whitehead, savant-métaphysicien, auteur de Procès et réalité, non suspect d’ignorer l’effectivité de la connaissance scientifique. Cette référence vaut surtout pour éliminer la domination du couple sujet-objet qui ne peut accepter de voir dans les écosystèmes et leur inscription dans la nature que le résultat d’une construction épistémologico-historique et en récuse la physicité, la consistance propre. Le dernier mot revient alors à la proposition d’une anthropologie de la modernité et de la globalisation assumant son insertion dans une perspective cosmologique dont l’armature philosophique serait à chercher une fois encore dans le Sartre de la Critique de la raison dialectique en raison de son sens du mouvement social et de la créativité de l’imagination, y compris celle de la praxis.

 

Fabrice Flipo présente une somme originale et stimulante qui donne beaucoup à penser et qui devrait être appropriée par tous ceux qui pensent que l’écologisme impose la question d’un monde vert et rouge, délivré de la soumission des activités sous le capitalisme globalisé. La seule question que nous voudrions poser pour l’instant à cette remarquable recherche est celle de son indifférence finale à la question théorique cruciale de la compatibilité entre Whitehead et Sartre, de ce qui pourrait être éclectisme. Il ne s’agit pas de récuser le problème du retour d’une approche cosmologique au sein d’une conception du monde historique et social effectivement capable de soutenir et de penser le défi écologique comme articulation de ces deux mondes. Bien au contraire. C’était là après tout le projet souvent dogmatisé et incompris entrepris par Engels, non pas celui de la dialectique de la nature, mais du dialectique dans la nature et dans l’histoire, sans séparation de ces deux mondes. Ce projet a eu pour ancêtre Spinoza qui a pensé la coexistence difficile, éthique et politique, des modes humains en tant qu’économie des désirs d’être (conatus) au sein des interconnexions modales de la nature dans une logique d’individuation et de transindividualité. Cette remarque n’est pas critique mais elle vaut comme question pour la suite