* A propos du dossier « Généalogies scolastiques », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 70e année, n° 3, juillet-septembre 2015.

Disons-le d’emblée : le titre de ce dossier, « Généalogies scolastiques », ne rend pas justice à la richesse des trois articles qu’il rassemble. Loin de l’aridité évoquée par la collusion de ces deux termes en eux-mêmes obscurs, les articles sont ici clairs, bien qu’érudits, et sauront intéresser tout le monde. Ces articles s’intéressent tous à la philosophie scolastique médiévale, qu’on peut définir comme le courant philosophique élaboré en Occident entre le XIIIe et le XVe siècle, visant surtout à réconcilier l’héritage de la philosophie grecque, en particulier la pensée d’Aristote, et la théologie chrétienne.

Dans leurs articles respectifs, Aurélien Robert et Alain Boureau reviennent sur deux ouvrages récents. Alain Boureau souligne la double fécondité du livre de Joel Kaye, A History of Balance   , qui emprunte aux sciences physiques la notion de « modèle » pour penser les phénomènes historiques. Plus précis que « représentations », plus lâche qu’« idéologie », le « modèle » renvoie à un ensemble d’analogies cohérentes, dessinant une structure qui n’est pas forcément théorisée comme telle par les acteurs contemporains. Malgré le sous-titre de son article, Alain Boureau passe rapidement sur cette notion, pour axer surtout son propos sur le contenu même du modèle en question, à savoir l’idée d’un équilibre dynamique. Dans son livre, Joel Kaye retrace en effet l’apparition et la diffusion de cette idée d’« équilibre dynamique » dans l’Occident médiéval, dans des domaines aussi différents que la médecine, la politique, la théorie économique, la géologie et les mathématiques. À ces domaines, Alain Boureau propose d’ajouter plusieurs champs dont Joel Kaye ne traite pas, en l’occurrence celui de la philosophie scolastique, à travers notamment l’exemple de la question des indulgences. La possibilité même des indulgences repose en effet sur une conception économique de la grâce : celle-ci s’accumule, formant un « trésor » dans lequel l’Église peut puiser pour garantir le salut de chacun. Il y a donc l’idée d’un équilibre du sacré, les dettes des uns étant compensées par les actions pieuses des autres, le tout au bénéfice de l’Église, devenue banque centrale du salut. Les penseurs scolastiques comme Pierre de Jean Olivi s’emparent de ces problématiques, pensant, à travers l’indulgence, la notion de valeur d’usage, ce qui renouvelle en profondeur la définition même de l’économie – il faut rappeler que c’est Olivi qui invente le terme même de « capital ».

Aurélien Robert revient quant à lui sur l’ouvrage de Christophe Gellard, De la certitude volontaire   . Il le réinscrit d’abord dans le contexte philosophique contemporain, et en particulier dans le débat entamé depuis le début du XXe siècle entre pragmatistes et intellectualistes. Là où les seconds, à la suite des thèses de William Clifford, soutiennent qu’une croyance devrait toujours pouvoir être appuyée sur des preuves pour être fondée, les seconds, dans la lignée de William James, mettent au contraire en valeur la place-clé de la volonté. La question est d’importance : croit-on comme on veut ?   Décide-t-on de ses croyances, notamment de ses croyances religieuses ? Les philosophes médiévaux se sont posé la question, et y apporter une réponse n’a pas été aisé. D’un côté, répondre oui à cette question minore l’importance de la grâce, don divin ; de l’autre côté, répondre non rend impossible la conversion volontaire du païen ou de l’infidèle, faisant s’écrouler le message prosélyte de l’Eglise catholique médiévale. Alors qu’Olivi ou Thomas d’Aquin avaient tendance à donner la première place à la volonté, les penseurs ultérieurs radicalisent l’approche naturaliste : la volonté ne suffit pas pour croire – on ne peut pas, souligne Robert Holcot, dominicain du XIVe siècle, choisir de croire ou d’adhérer à une opinion si on n’en est pas convaincu. La foi est dès lors pensée comme une croyance comme une autre, qui repose in fine sur un phénomène naturel de l’esprit : on ne croit pas parce qu’on l’a choisi, mais parce que l’esprit humain est naturellement porté à croire que le monde est gouverné par une volonté divine. La volonté est réintroduite au niveau pratique : nous ne choisissons pas de croire, mais nous choisissons volontairement de baser nos actions sur un ensemble déjà constitué de croyances. Le contenu de ces croyances importe donc moins que l’intention morale qui pousse à les accepter. La position de Holcot conduit dès lors à une pensée à la fois très radicale et très nouvelle : un païen vertueux sera sauvé, s’il agit moralement, en croyant sincèrement que ses actions sont en adéquation avec les commandements de son dieu. Pensée paradoxale : un moine dominicain en vient à affirmer que les rites de la religion catholique, autrement dit que l’Église toute entière, n’est pas indispensable au salut ! Seule compte la sincérité de l’individu. Aurélien Robert montre alors, à partir de cet exemple qui n’est pas isolé, que toute une branche de la réflexion scolastique sur la volonté des croyances conduit à une individualisation de la religion, qui elle-même sous-tend une naissance de l’individualisme. Là aussi, Aurélien Robert, suivant toujours Christophe Gellard, est un peu rapide sur ce point, qui recouvre une question cruciale et très bien étudiée, à la fois par des philosophes et par des historiens ; mais, comme chez Alain Boureau, on voit bien la grande nouveauté des questionnements scolastiques.

Enfin, dans l’article le plus long et le plus riche du dossier, Catherine König-Pralong revient sur la façon dont la scolastique a été perçue entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et en particulier sur la façon dont on a lu l’apport de la philosophie arabe à la scolastique occidentale. La question est d’actualité, et l’on se souvient, notamment, de la polémique qui avait entouré la publication par Sylvain Gougenheim d’Aristote au Mont-Saint-Michel   . L’article de Catherine König-Pralong souligne que cette question n’est pas née d’hier. La notion même de « philosophie arabe » n’est pas toujours allée de soi, et l’idée que la seule philosophie véritable soit grecque, et donc occidentale, est l’un des grands présupposés de la philosophie du XVIIIe-XIXe siècle : Hegel par exemple refuse le nom de philosophie à la pensée arabe, pour ne l’appeler qu’« artifice » (manier)   . Au mieux, les Arabes sont des « passeurs », autrement dit des médiateurs, transmettant à l’Europe médiévale le legs philosophique grec : bref, des sortes de notaires philosophiques, gérant un fonds sans y toucher vraiment. Comme le souligne très justement Catherine König-Pralong, ces idées sont évidemment sous-tendues par un très fort ethnocentrisme, qui vire parfois au racisme culturel comme chez le philosophe Meiners, ou plus tard chez Schmölders. La philosophie arabe est donc doublement médiévale : non seulement parce qu’elle n’aurait pas eu de Renaissance, et donc pas d’entrée dans la modernité, et surtout parce qu’elle demeurerait une philosophie du milieu, assurant la transmission de la philosophie grecque. Des auteurs protestants comme Tribbechow ou Brucker lient étroitement scolastique occidentale – toute entière contrôlée par la papauté romaine, donc corrompue – et philosophie arabe – païenne et orientée uniquement vers la religion : les Arabes sont des mystiques, mais pas des êtres rationnels. L’Arabe est dès lors triplement médiéval. Pour tous ces penseurs modernes, le Moyen Âge est par excellence l’époque sombre, dominée par la religion, avant les lumières de la raison : en décrivant les Arabes comme des mystiques, on en fait donc une incarnation de l’époque médiévale. Il serait trop long de retracer toutes les différentes configurations étudiées dans cet article, configurations qui, en fonction du moment et des intentions des auteurs, donnent une place différente à la philosophie arabe médiévale. Chez Formey (1711-1797), les Arabes sont un peuple despotique, ennemis de la raison et de la philosophie. Au contraire, pour les philosophes athées des Lumières, les Arabes sont un peuple scientifique, berceau de l’athéisme moderne. À chaque fois, les Arabes sont l’autre par excellence du christianisme, que cette altérité soit pensée positivement ou, plus fréquemment, négativement. « L’Arabe, c’est l’autre, l’impie ou le catholique »   . Au XIXe siècle, la colonisation favorise encore ces vues anti-arabes, perceptibles par exemple chez Arnold Heeren (1760-1842) qui fait des Byzantins les seuls transmetteurs de la philosophie grecque antique – malgré les critiques de Johann Buhle et d’Eloi Jourdain, qui s’emploient à mieux faire connaître les textes arabes. Chez Ernest Renan, les Arabes ne sont plus des mystiques, la spiritualité étant réservée à l’Inde et à la Germanie, mais ils ne sont pas non plus rationnels, puisque la raison est le privilège de la Grèce et « des races néo-latines ». S’ils ont effectivement joué le rôle de passeur, c’est sans comprendre ce qu’ils transmettaient : lire les commentaires d’Averroès sur Aristote revient à lire Racine dans une mauvaise traduction turque, affirme Renan   . Ces scénarios visent en fait à « coloniser la philosophie »((p. 710), et nourrissent des constructions identitaires dont certaines sont encore employées aujourd’hui.

Catherine König-Pralong propose ainsi un article passionnant et important, qui rappelle utilement que l’orientalisme, autrement dit la construction fantasmée et politiquement utilisée du monde arabe, ne s’est pas fait que par l’histoire ou par la littérature (comme le rappelaient tout dernièrement les auteurs de Poésie et orientalisme((Classiques Garnier, 2015))), mais aussi par la philosophie. Un peu ardu, mais très clair, cet article s’attache, comme les deux autres, à reconstruire la chaîne des transmissions – et c’est là que se niche la « généalogie » du titre du dossier. De manière toujours très fine, les auteurs s’attachent à remonter les branches des arbres philosophiques, déconstruisant les grands schémas pour mieux nous inviter à extirper les racines des fantasmes contemporains