Une biographie de Voltaire qui n'hésite pas à mêler grandeurs et servitudes humaines.

Les biographies, de quelques personnalités que ce soit, sont de deux types : l’énoncé bref et sec de dates et de faits coïncidant, ou la construction littéraire d’une perspective prise sur un personnage. En général, le premier type se découvre en fin de certains volumes à titre de repères, tandis que le second type fait l’objet d’ouvrages entiers. Dans ce cas, d’ailleurs, on peut se demander quelles sont les motivations du rédacteur, quelle perspicacité il déploie et quel prisme il emploie pour son dessein. C’est évidemment ce qui donne son sel aux publications de nouvelles biographies d’un auteur qui, sans ces paramètres, n’auraient aucun intérêt.

On peut accueillir cet ouvrage en fonction de ces données. L’auteur, François Jacob, est directeur de l’Institut et du musée Voltaire à Genève, et il occupe par ailleurs d’autres fonctions dans le cadre de sociétés vouées à d’autres auteurs du XVIIIe siècle (Jean-Jacques Rousseau, par exemple, si nous ne nous trompons pas et si la présentation de l’auteur sur Internet est à jour). En cela, on peut supposer qu’il ne s’intéresse pas à Voltaire sans raison et qu’il dispose de quelques archives qui peuvent encore être mises en public (ou en grand public, puisque cette édition a toutes les caractéristiques du livre en poche).

Aussi nous propose-t-il une biographie de Voltaire tout à fait intéressante en ce qu’elle prend en charge le fond commun des successions chronologiques, mais pour commenter un Voltaire ancré dans trois caractéristiques, qui ne négligent pas pour autant les faits connus, mais les traitent autrement : sa fabrication comme homme de lettres, son sens de l’économie domestique, sa disposition à ne pas limiter sa notoriété. Dès lors, cet ouvrage facilite fort bien deux partis pris simultanés : introduire le néophyte aux arcanes de la pensée voltairienne, et déplacer un peu une figure trop souvent enfermée dans la rébellion contre les pouvoirs (il ne les détestera pas tous) et la défense des droits (alors qu’il cerne ses engagements).

S’il est vrai que Voltaire est un homme des Lumières, et aussi un philosophe, ce qui signifie à la fois écrivain, poète, conteur, dramaturge, physicien, historien et acteur politique ; s’il est même plutôt juste de dire de lui qu’il fut sans doute le dernier homme heureux (dixit Roland Barthes), alors il faut rendre compte d’une formation, d’une vocation, des obstacles à son encontre, ainsi que des suspens imposés par les séjours à la Bastille, par les arrêts du Parlement (notamment imposant de brûler et de lacérer le recueil des Lettres philosophiques), de l’état des forces littéraires et philosophiques en présence, de la fonction des pouvoirs dans la société du XVIIIe siècle, de la nécessité de s’exiler en permanence pour les « intellectuels », etc.

François Jacob met bien tout cela en valeur, en suivant un parcours chronologique divisé en étapes successives : 13 étapes, organisées autour d’une période pivot (1745-1749), durant laquelle Voltaire, au faîte de la gloire, rencontre Madame de Pompadour et Jean-Jacques Rousseau (rencontre racontée par lui dans ses Confessions), deux rencontres qui vont produire, bien sûr des effets différents. 13 étapes qui ne négligent pas pour autant le Voltaire intime des rapports avec Madame du Chatelet (qui sont aussi des rapports intellectuels avec Émilie autour de Leibniz et Newton), et autres objets d’amour (Madame Denis, sa nièce notamment).

Auparavant, il avait construit son carnet d’adresse et assuré sa formation. Il avait aussi constitué une fortune qui lui servira jusqu’au terme de son existence. En complément, les vertus du libéralisme ne lui ont pas échappé, qui donnent au Mondain toute sa saveur, délivrant les humains du poids de la dénonciation de l’argent et du « luxe » (entendu au sens des Lumières). On sait que le village de Ferney bénéficiera d’un apport voltairien marquant. François Jacob raconte avec précision les mutations imposées par Voltaire à la propriété, les constructions entreprises, et les clientèles qui se précipitent là, à la frontière entre la France et la Suisse.

Mais, après cette première période, en se mêlant à de nombreuses activités, en côtoyant des rois, Voltaire produit sans s’interrompre bon nombre de ses œuvres majeures, portant sur Newton, sur la question divine… Il suit la rumeur publique de près, jusqu’à se déguiser en abbé pour entendre les jugements de sortie du théâtre, au sujet de ses pièces de théâtre, au café Procope. C’est là aussi qu’intervient la période de Ferney, connue comme celle des grandes affaires, celles qui vont modeler pour la postérité l’image d’un philosophe acquis à la défense des opprimés et de la tolérance religieuse. Et l’auteur de reprendre cette partie de la vie de Voltaire pour la confronter à des questions plus cruciales : comment intervenir dans le cadre de la justice royale, comment tirer des enseignements des affaires traitées, comment condamner les errements de l’ensemble du système judiciaire ?

Puisque les affaires évoquées sont connues de tous (Chevalier de la Barre, Sirven, Calas), puisque les œuvres majeures sont bien connues du public contemporain (Candide) et les grandes querelles largement commentées (l’article « Genève » de d’Alembert dans l’Encyclopédie et la réponse de Rousseau), insistons sur un autre point, plus original dans cet ouvrage que dans d’autres. L’auteur précise, à propos du théâtre, ce qu’il en est de la situation du public. On dresse des scènes dans les Salons. L’auteur produit des décomptes de spectateurs (1 250 pour Inès de Castro), rappelle qu’une partie du public occupe la scène à l’égal des comédiens, relève les cris du public et le célèbre : « Es-tu content, Coucy ? » (c’est du Voltaire), « Couci-couça ! » (entend-on en réponse dans la salle).

On notera enfin que cette biographie ne cesse d’éviter les pièges de la préfiguration ou de la téléologie. Elle ne juge pas de ce qu’il est à chaque étape en fonction de ce qu’il devient. Et, autre trait marquant, elle ne cesse de référer aux autres interprètes des faits et gestes voltairiens, afin de redresser une remarque ou de renvoyer à des compléments. Enfin, les œuvres de Voltaire, citées chaque fois qu’il s’agit de préciser une étape de sa pensée, sont explicitées, afin que le lecteur ne connaissant pas cet auteur se rende compte de l’importance des thèmes alors développés