Une lecture littéraire de l'évangile lucanien qui souligne la dépendance du texte biblique à l'égard des sources vétérotestamentaires.

 

Le motif original du tétramorphe

    " Je regardai […] Au centre, je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants  dont voici l'aspect […] Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d'homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de taureau à gauche, et tous les quatre avaient une face d’aigle. "   (Ez 1, 4-10)   . C'est précisément ce motif dit du tétramorphe (il s'agit des quatre animaux ailés tirant le char de la vision d'Ezéchiel) que Jacques Cazeaux, docteur ès Lettres, chercheur au CNRS (MOM de Lyon), traducteur de Platon et spécialiste de Philon d'Alexandrie, entend honorer en consacrant un essai à chacun des quatre évangélistes. Ainsi, après avoir fait paraître L'Evangile selon Matthieu. Jérusalem entre Bethléem et la Galilée (2009) et Marc, le lion du désert (2012), l'auteur s'intéresse à L'Evangile selon Luc et le titre de l'ouvrage réfère explicitement au tétramorphe d'Ezéchiel. Le présent essai s'inscrit ainsi dans la même perspective que les précédents : l'auteur, après avoir rappelé la signification du blason du Taureau (parce que " le premier personnage mis en scène est Zacharie, sacrificateur du Temple ", p.9), précise qu'il va offrir " une lecture proprement littéraire de l'évangile de Luc "(p.16) qui, de son aveu même, ne prétend pas à l'exhaustivité mais aura toujours le souci d'évoquer le texte évangélique à la seule lumière des Ecritures d'Israël. L'histoire de Jésus sera donc lue au regard de la Torah et des Prophètes, de manière " modestement rabbinique " selon les propres mots de l'auteur   .

Lecture de l'évangile lucanien à la lumière de l'Ancien Testament

   Il s'agit ici d'un véritable essai littéraire qui rompt avec une exégèse historico-critique ou diachronique. L'organisation des parties (au nombre de 13) suit le déroulement chronologique du texte évangélique, chaque partie (désignée par le terme littéraire "cahier") correspondant la plupart du temps au regroupement de deux chapitres (chaque partie comporte des sous-titres avec la mention précise des versets étudiés). Certains titres de ces cahiers réfèrent explicitement à l'Ancien Testament (6e cahier. Remonter de Caïn jusqu à Adam; 8e cahier. D'étranges repas. La voie du Lévitique et sa métaphysique) et c'est bien toujours dans une perspective vétérotestamentaire que l'auteur entend sonder l'évangile lucanien. Il n'est ainsi que de considérer l'étude très littéraire que l'essayiste livre du Magnificat dans sa première partie   pour mesurer cette dynamique à l'oeuvre: Cazeaux, dans une étude soucieuse de mettre à jour la façon dont la forme rythmique laisse émerger le sens lui même, souligne la manière dont le texte glisse de l'expression d'une joie toute personnelle et individuelle (1, 46-49) à l'évocation de l'histoire d'Israël (1, 54-55) et de ses pères fondateurs ("Abraham et sa paternité ", autrement dit Isaac lui même). Et l'auteur de préciser combien ce Magnificat s'inspire du Cantique d'Anne (1 Samuel 2), notamment avec la reprise du thème du renversement de la royauté. Car c'est bien à une lecture d'ordre symbolique à laquelle nous invite cet essai : qu'il s'agisse de la présentation de Jésus au Temple considérée comme un midrash de l'Exode, des épreuves du désert envisagées comme la mémoire de l'Exode (et la fameuse symbolique du chiffre quarante) ou encore de Lc 6, 27-38 considéré comme midrash du chapitre 19 du Lévitique (p.180), c'est la même dynamique qui est à l'oeuvre : inscrire l'Evangile selon Luc dans le prolongement  des Ecritures et des sources israélites.

Une lecture synchronique du texte biblique

     Désireux de rompre avec une vision dogmatique du texte biblique ou avec celle d'une exégèse desséchante et sclérosante (l'auteur évoque ainsi le cas des prêtres qui " il n'y a pas si longtemps, [...] [étaient] démunis devant l'évangile du dimanche [en raison] de mois passés au séminaire à développer quelques paragraphes à l'ombre de la théorie des Deux-Sources et du Yahviste  contre l’Elohiste ", p.11), l'essayiste revendique avec force la légitimité d'une lecture synchronique qui se laisse porter " par la perception de la beauté et du mouvement de sens "   . Dans cette même perspective, il dénonce les dérives d'une théologie qui aurait substitué à " l'appropriation cordiale des Ecritures "   une approche conceptuelle et dogmatique du texte biblique. Que cette lectio divina puise à la source vive des textes néotestamentaires pour éclairer le sens des évangiles et en restituer la richesse narrative et littéraire n'est pas la moindre des qualités de cet ouvrage. Reste que la critique explicite dans l'avant-propos, selon laquelle la théologie passée et moderne aurait contribué à dévitaliser  les textes évangéliques eux-mêmes, mérite sans doute qu'on y apporte quelques nuances : si la théologie, sous l'impulsion notamment de la méthode historico-critique initiée dès le XIXe siècle, a eu tendance à se définir comme une science, il n'en reste pas moins qu'il existe un certain nombre d'exégètes qui, conscients du danger d'une seule approche de type scientifique qui dévitaliserait le texte biblique, exaltent une lecture vivante et cordiale des Ecritures : citons à titre d'exemple des ouvrages tels que : Saveurs du récit biblique de Daniel Marguerat et André Wénin (Bayard/Labor et Fides, 2012)   ou Le Nouveau Testament commenté sous la direction de Camille Focant et D. Marguerat ( Bayard/Labor et Fides, 2012)   .

Le débat épistémologique

    Ajoutons que l'approche résolument littéraire du texte biblique proposée par Cazeaux est  à replacer dans un contexte épistémologique plus large qui voit, dans le sillage des travaux de la nouvelle critique littéraire initiée aux Etats-Unis entre 1920 et 1960, une prise en compte de plus en plus affirmée de la dimension littéraire du texte biblique. Les présupposés épistémologiques mis en avant par un Ricoeur   ou un Gadamer   depuis une trentaine d'années ont largement contribué à replacer au coeur du débat la problématique du lecteur et du texte comme processus de communication.

   En définitive, le présent essai nous invite à penser ou à repenser le rapport entre analyse littéraire et analyse historico-critique, autrement dit l'articulation entre méthodes synchroniques et méthodes diachroniques des textes bibliques. Que le débat entre une herméneutique de la lecture et une herméneutique de nature historico-critique ne soit pas encore tranché ne nous interdit pas présentement de considérer que l'une n'est pas exclusive de l'autre : comprenons qu'une lecture exclusivement synchronique court le risque de l'oubli de l'histoire du texte (critique de la rédaction, recherche des sources, histoire de la traduction) tandis qu'une lecture strictement historico-critique conduirait à dévitaliser le texte en omettant de lire les textes bibliques comme des récits cohérents qui obéissent à une logique narrative propre au service d'un intention théologique précise. Autrement dit, c'est probablement in fine dans une dynamique faite d'extériorité (apport des dernières données de l'exégèse biblique) et d'intériorité (l'effet produit par le texte final sur le lecteur) que se donne à voir dans toute sa richesse et dans toute son épaisseur historique le texte biblique.

Un essai littéraire exigeant

    On l'aura compris: le présent ouvrage propose une lecture personnelle, littéraire et non dogmatique de l'Evangile selon Luc. Le lecteur, soucieux de trouver quelques repères théologiques élémentaires, aura peut-être un peu de mal à cheminer harmonieusement au gré des pages, tant le texte est dense, le style alerte et l'ambition littéraire pleinement assumée. Car nous sommes bien ici en présence d'un véritable essai littéraire qui se confronte à la beauté du texte et qui l'explore dans ses mouvements les plus intimes, comme pour lui rendre vie. De ce point de vue, la réussite nous semble réelle : le texte reprend vie sous nos yeux, comme si l'auteur avait souhaité, dans un ultime trait de plume, faire écho au célèbre texte d'Ezéchiel sur les ossements desséchés : " Ainsi parle le Seigneur Yahvé à ces ossements. Voici que je vais faire entrer en vous l'esprit et vous vivrez . Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai pousser sur vous de la chair, je tendrai sur vous de la peau, je vous donnerai un esprit et vous vivrez, et vous saurez que je suis Yahvé. " (37 , 5-6).