Deux ouvrages inégaux explorent l’action secrète des agents de Moscou avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale.

Excepté les sujets – le renseignement soviétique, d’un côté, l’appareil du mouvement communiste international, de l’autre – tout oppose les ouvrages de Guillaume Bourgeois et de Frédéric Charpier. Le premier, consacré à l’orchestre rouge, est méticuleux, fondé sur un travail de dépouillement archivistique rigoureux et de longue haleine. Le second repose sur la compilation de travaux souvent anciens, sans recoupement avec des sources nouvelles.

Guillaume Bourgeois n’a pas rédigé son ouvrage sur une page blanche, bien au contraire. L’Orchestre rouge a souvent été considéré comme un mythe. La légende s’est construite en deux temps d’abord dans les années 1960, avec l’ouvrage éponyme de Gilles Perrault, puis dans les années 1970 avec la publication des mémoires de Léopold Trepper : l’heure était encore à la glorification du mythe soviétique via ses services de renseignements, formes authentiques de la résistance des peuples de l’URSS, puis à travers les figures de ses espions à la fois antifascistes et souvent victimes de Staline, par antistalinisme. Cette mythologie a été réactivée à la fin des années 1980 avec le film L’orchestre rouge, directement inspiré par le travail de Gilles Perrault et les mémoires de Trepper. Des fissures apparaissent dans les années 1990 avec les enquêtes conduites par Thierry Wolton puis avec le témoignage de l’un des principaux acteurs de cette histoire, Anatoli Gourevitch.

Guillaume Bourgeois rouvre le dossier grâce aux dossiers issus du ministère de la Justice soviétique, notamment le dossier de réhabilitation de Gourevitch. Cette source, pourtant riche a été complétée par des recherches archivistiques conduites aux quatre coins de la planète. Le livre est donc le fruit de plusieurs années de dépouillement et de recherche. Le résultat est à la hauteur du travail conduit. Son titre met à mal les légendes. Ouvrage passionnant, il serait malgré tout possible lui de reprocher d’avoir trop cherché à démontrer les légendes au lieu de refaire directement l’histoire de l’orchestre, ce qui entache parfois la lecture dans un récit déjà complexe.

Dans cette histoire deux figures s’opposent, Léopold Trepper et Anatoli Gourevitch. Le premier, arrêté, donne littéralement son réseau. Longuement interrogé par les services soviétiques après la guerre, il reste plusieurs années au secret. Après la mort de Staline, il s’installe en Pologne où il contribue d’abord au livre de Perrault, puis il réussit à construire sa légende en passant à l’Ouest et en s’installant en Israël dans les années 1970. Le second demeure un citoyen soviétique presque ordinaire. Condamné au camp, il reste en URSS puis en Russie jusqu’à sa mort en 2009. Dans la légende, Trepper reste l’image du révolutionnaire cosmopolite ayant voyagé et choisi le communisme alors que Gourevitch demeure le symbole de « l’homo sovieticus », promu et déchu par le régime. Dans sa vaste enquête, Guillaume Bourgeois  met à mal cette supercherie. L’auteur conduit plusieurs récits en un seul ouvrage : il démonte le mythe construit par Trepper et Perrault, et analyse les réseaux d’espionnage soviétique en Europe occidentale. Guillaume Bourgeois  y adjoint en outre de nombreuses réflexions secondaires dans le récit sur les rapports entre mémoires et histoire, et sur la place du témoin dans la construction du récit.

L’orchestre rouge se construit en parallèle du monde des émissaires et des envoyés du Komintern voyageant à travers l’Europe. Certains missi dominici passent des réseaux kominterniens aux réseaux d’espionnage soviétiques – principalement le GRU, les renseignements de l’Armée, et la police secrète du ministère de l’Intérieur, qui change plusieurs fois de nom : Tchéka, GPU, NKVD, etc. Comme ses noms ne l’indiquent pas,  la police secrète possède des antennes à l’étranger. Les hommes de l’orchestre rouge travaillent normalement tous pour les services de renseignement de l’armée le GRU. Beaucoup sont d’abord des agents dormants, issus pour nombre d’entre eux de l’émigration juive d’Europe passée par le PC palestinien et venus s’installer par la suite en Europe. Ces militants associent leur caractère polyglotte à un haut niveau d’étude favorisant ainsi leur place dans des réseaux dormants. Parallèlement, plusieurs citoyens soviétiques, dont quelques-uns passés par l’Espagne de la Guerre civile, s’installent en Europe occidentale, comme agents eux aussi dormants ou actifs. Les espions ont souvent comme couvertures, les missions commerciales, l’import-export, ou le commerce international. Ils installent un système de communications complexes touchant à la fois au renseignement et la transmission des informations vers l’URSS. Guillaume Bourgeois détaille ainsi le système de société écran mis en place par Trepper et Gourevitch sous le nom de Simexco et de Foreign Excellent Raincoat.

Les services soviétiques, via certains canaux, demandent aux partis communistes nationaux des hommes : les PC français comme belge livrent leur contingent de militants connaissant les techniques de codage et de chiffrage, souvent appris à lors de séjours à Moscou, à l’École léniniste internationale, dans des rencontres internationales ou dans les brigades internationales.

Avec la guerre et après l’opération Barbarossa le 22 juin 1941, le contre-espionnage allemand passe à l’action et décide de démanteler le renseignement soviétique. Le centre de Bruxelles tombe très vite. Les Allemands parviennent facilement à localiser les émissions des messages à destination de l’URSS. De fils en aiguille, ils remontent presque sans difficultés jusqu’à Gourevitch d’une part et Trepper de l’autre. En mois de six mois, les responsables du réseau sont conduits à Berlin.  Alors que Gourevitch tente par tous les moyens de gagner du temps, Trepper propose immédiatement aux hommes du Sommerkommando un accord. Il livre immédiatement des informations qui permettent le démantèlement complet du réseau. Gourévitch, placé devant l’évidence par ses interrogateurs, est quant-à-lui obligé, lors de ses interrogatoires, de confirmer les dires de Trepper. Leurs propos permettent parallèlement aux Allemands d’informer la police française, qui cueille littéralement les militants, entrainant de fil en aiguille des menaces directes sur les appareils du PCF, du PCB et de l’IC.

Ces menaces ont failli conduire la police à Jacques Duclos et à Eugen Fried et l’arrestation d’un responsables de haut rang du GRU : Henri Robinson. Trepper donne les informations suffisantes pour que la majeure partie des acteurs arrêtés soient définitivement compromis, et pour l’essentiel jugés et exécutés. C’est après que Trepper retourne casaque et fait prévenir Moscou. Il réussit peu après à s’échapper et commence dès lors à construire sa légende, à charger son rival Gourevitch qui est resté au main de la police allemande. Les chutes liées aux révélations de Trepper se poursuivent cependant pendant près de six mois. Elles manquent même de le faire retomber, le monde des communistes étant sous étroite surveillance.

Enfin, demeurent des interrogations sur que ce que les services soviétiques ont retiré comme informations de cette histoire. La clef de cette interrogation reste pour l’instant encore dans les bureaux de l’actuel FSB. En tout cas, Guillaume Bourgeois vient de belle manière de déconstruire une légende.

Si c’était l’objectif de Frédéric Charpier, il n’est pas atteint. Pour cette biographie de Jacques Duclos, l’auteur utilise d’abord une bibliographie sélective et datée. Les travaux les plus récents des historiens comme Stéphane Courtois, Franck Liaigre et Jean-Marc Berlière – sans évoquer celui de Guillaume Bourgeois –, par exemple, ou bien ceux des historiens communistes ou communisants, comme Claude Pennetier et Serge Wolikow, ne sont pas examinés et cités. Par ailleurs, on pourrait multiplier les remarques méthodologiques. Le fonds Jacques Duclos du Musée d’histoire de Montreuil ne semble pas avoir été consulté ; de même, les archives de l’IC ont été négligées – alors qu’on y trouve quelques documents qui auraient permis d’éclairer d’un autre œil la biographie de Jacques Duclos ; les comités centraux et les archives de la direction du PCF après la guerre n’ont pas non plus été analysés, ce qui semble la encore totalement inconcevable lorsque l’on travaille sur le PCF. Enfin, l’auteur ne semble pas avoir cherché à avoir la réponse à plusieurs questions centrales qui rendent aujourd’hui une vraie biographie de Duclos impossible – son dossier aux archives du FSB (le successeur du KGB) étant aujourd’hui fermé.

Le nom de Jacques Duclos n’évoque aujourd’hui plus grand chose. Tout au mieux un score électoral de 22 % lors des élections présidentielles de 1969. Jacques Duclos, petit pâtissier du Sud-Ouest de la France, est né en 1896. Il est monté à Paris en 1912, fasciné par Jaurès. Il glisse vers le bolchevisme et participe à la fondation du PCF après avoir connu l’enfer des tranchées. Les circonstances le conduisent à devenir très vite un révolutionnaire professionnel, fondu aux méandres de la clandestinité, glissant d’un appareil clandestin du Parti à un autre, participant de la construction du travail antimilitariste – après avoir été membre du service d’ordre du PCF, il devient missi dominici et émissaire du Komintern en Espagne et aide à la livraison d’armes à l’Espagne républicaine pendant la guerre civile. Il tient pendant la Seconde Guerre mondiale le Parti à bout de bras. Éternel numéro 2 du PC dernière la figure tutélaire de Maurice Thorez, chargé des basses besognes, d’une fidélité sans faille à l’appareil du mouvement communiste international, il est conscient de ses limites et ne brigue jamais le poste convoité de Secrétaire général.

L’auteur reprend les grandes lignes de la vie de Jacques Duclos et de la légende qu’il a lui-même contribué à créer en rédigeant ses mémoires – reprises pour la première partie de manière quasi linéaire. Fréderic Chapier s’appuie ensuite sur un récit au statut variable, mêlant archives, témoignages et rumeurs. Il ne s’agit pas de faire un relevé exhaustif des erreurs et des imperfections de l’ouvrage, mais de souligner le caractère daté des analyses et surtout la confusion des genres qui gênent la compréhension et de la biographie de Duclos, et de l’appareil communiste, dans lequel la distinction entre les appareils du Komintern et les renseignements soviétiques est souvent mince. L’auteur en arrive parfois à attribuer à Duclos des mérites qui ne sont pas forcément ou pas uniquement les siens, comme par exemple dans la commission des cadres, dans les appareils « anti » et dans le Service d’ordre du PCF. Du même coup, Duclos disparaît parfois pendant plusieurs pages du récit au profit de la description d’un appareil.

Inversement, on ne saura rien où presque, par exemple, des missions que Duclos a effectuées en Espagne pour le compte du Komintern, ni des rapports qu’il a pu rédiger, alors que l’ensemble de ces rapports est consultable aux Archives sociales et politiques de la Fédération de Russie. La question de la guerre est l’objet de nombreux va-et-vient entre la tentative de reparution de L’Humanité jusqu’au rôle de Duclos : ici l’auteur mélange les affaires et oublie des éléments importants sans interroger par exemple son rôle dans la rédaction du programme du Conseil national de la Résistance, ou bien dans les ordres donnés au Bataillon Valmy pour liquider les traîtres. Il en ressort une certaine confusion, voire des analyses erronées, liées à l’ancienneté des sources utilisées et à une compilation maladroite. Pourquoi avoir placé l’analyse de la chute des FTP/MOI avant celle de l’orchestre rouge, alors qu’elle se situe chronologiquement après ?

Par ailleurs, la nature exacte des rapports de Duclos avec les services soviétiques est floue. Il est en de même pour l’après guerre, au temps du Kominform. L’auteur attribue à Duclos les responsabilités les fonctions qui relèvent à cette période d’Auguste Lecœur. Duclos chapeaute l’appareil militant du Parti, ayant à ce titre à plusieurs reprises maille à partir avec les hautes autorités de l’État, comme par exemple dans l’affaire des pigeons, ou en étant en contact direct avec le bureau d’information des Partis communistes connu sous le nom de Kominform. Conclure qu’en 1953, de la direction clandestine du PCF, il ne reste que les deux kominterniens Duclos et Frachon, c’est oublier un peu vite tous les autres, comme Gaston Monmousseau et Raymond Guyot (en zone sud), pour ne retenir que deux autres noms, sans même parler la direction effective mais clandestine effectuée par Thorez à Moscou. L’appareil né dans les années 1930 est effectivement toujours en place dans les années 1950, et même pour beaucoup dans les années 1960.

La deuxième partie de l’ouvrage est, comme la première, une juxtaposition de fiches et de récits souvent fait par Jacques Duclos lui-même. Mais, finalement le plus étonnant pour un ouvrage ayant comme sous titre « histoire de l’appareil secret du PCF » est que l’auteur n’ait pas interrogé une déclaration de Trotski, lors de la mort mystérieuse de son fils Léon Sédov, signalant les liens de Duclos avec les services secrets soviétiques. Trotski demandait dans un télégramme au gouvernement français de « soumettre à interrogatoire Jacques Duclos, vice-président chambre et vieil agent du GPU »   .
A la fin de l’ouvrage, on est au regret de constater que la biographie de Duclos reste à écrire alors que celle de l’orchestre rouge est elle enfin écrite