Derrière lequel des nombreux personnages qu'il a interprété se cache le vrai Leonardo DiCaprio ?

En attendant la remise des Oscars, qui aura lieu demain 28 février, retour sur la carrière de DiCaprio.

 

Et si Jordan Belfort, le beau salaud opportuniste et cynique du Loup de Wall Street de Scorsese, n’était autre que Léonardo DiCaprio lui-même ? C’est ce que suggère Florence Colombani en introduction de son récent ouvrage, Leonardo DiCaprio, publié par les Cahiers du Cinéma. Car à l’âge de quarante ans, la vie de  DiCaprio ne manque pas de similitudes avec celle de l’homme d’affaires. À la ville, malgré une vie soigneusement tenue sur le plan médiatique, DiCaprio reste un acteur au succès rapide et aux conquêtes nombreuses ; au cinéma, au-delà de ses rôles de jeunes premiers, DiCaprio a cherché à s’inscrire dans des figures sombres et hantées, à l’ambition démesurée et fleurant avec la folie. Belfort, incarnation d’un capitalisme décomplexé et libidineux, est le parangon de ces personnages qui fascinent DiCaprio – c’est d’ailleurs lui qui présente le projet du Loup de Wall Street à Martin Scorsese.  

 

Né à Los Angeles dans les années 1970, d’une mère allemande et d’un père hippie, Leonardo a d’abord grandi dans les quartiers pauvres de la ville, avant qu’une bourse éphémère ne lui donne un bref aperçu de la vie grand train de la paradisiaque University Elementary School de Westwood. Son envie de jeu le pousse à faire très jeunes ses premières armes dans des séries télé (quelques épisodes du soap Santa Barbara, puis Parenthood) ou films médiocres (Critters 3).  Au fil des castings, il devient rapidement ami avec une bande de jeunes acteurs (Toby Maguire, Joaquin Phoenix, Kevin Connolly) qui le suivront dans toutes les frasques que lui permet son succès précoce. Ce simili « Rat Pack », que certains surnomment le « Pussy Posse » dans les années 1990, écume alors les boites de nuit et défilés Victoria’s Secret. Adoubé par Robert De Niro dans Blessures secrètes (Michael Caton-Jones, 1993), DiCaprio refuse ensuite Hocus Pocus pour s’encanailler dans Rimbaud-Verlaine (de Agnieszka Holland, en 1995) avant d’enchaîner avec Gilbert Grape, pour lequel il est nominé aux Oscars (dans la catégorie meilleur second rôle). Il atteint la célébrité avec Romeo + Juliette de Baz Luhrmann, et connaît la consécration en 1997 avec James Cameron dans Titanic. Tout aurait pu s’arrêter là. 

 

Mais DiCaprio revient à un certain cinéma indépendant, accepte un second rôle dans un film de Woody Allen, Celebrity, dans lequel il joue une caricature de lui-même, ce jeune acteur star flambeur et entouré de top-modèles qu’il est à l’époque. Choisi par Scorsese pour camper Amsterdam Vallon dans Gangs of New York, où son rôle plutôt lisse est éclipsé par la prestation de Daniel Day Lewis en Bill le Boucher sadique, il développe rapidement des personnages torturés, fous ou mélancoliques. Pour Scorsese encore, il incarne Howard Hughes dans Aviator, biopic dont il est à l’initiative. Ce personnage flamboyant, développé par le scénariste John Logan (encore auréolé pour son script de Gladiator), cristallise les aspirations psychologiques de l’acteur DiCaprio et son goût pour l’ambition, le contrôle, les phobies. Il retrouve ensuite Kate Winslet, sa partenaire de Titanic, dans Les Noces rebelles de Sam Mendes, célébré pour ses remarquables scènes de disputes sentimentalo-domestiques. D’autres rôles forts suivront, sous la caméra de réalisateurs confirmés : Shutter Island (Scorsese encore), Django Unchained (Tarantino), J. Edgar (Eastwood). 

 

Le plus troublant, c’est combien ces rôles de mâles triomphants et de maîtres cyniques contrastent avec son physique lisse et son regard clair. Ces atours, l’acteur les retourne par  « une intensité fiévreuse, sa mâchoire crispée, un regard hanté par l’horreur ». À l’occasion, il se détache de ces rôles flamboyants pour des personnages plus ternes, comme dans Les Noces rebelles, où il campe un Franck Wheeler lâche, falôt et décevant. Si cette adaptation du roman de Richard Yates, La Fenêtre panoramique, accentue dans l’ensemble des traits que le romancier avait dessinés plus noueux, elle est aussi portée par le jeu tout en ambiguïté de DiCaprio, qui sait camper un personnage faible et orgueilleux avec autant de nuances qu’il avait su appuyer ses rôles de mâles alpha. Mais, là encore, son penchant pour les névroses déchaînées explose dans les scènes de confrontation avec Kate Winslet, dans lesquelles la mauvaise foi et l’orgueil sonnent au plus juste, sa voix et ses gestes vibrant d’un surjeu que le personnage se donne (le bon père de famille) pour mieux se justifier face à sa femme. 

 

La force de l’objet de cinéma qu’est DiCaprio est, au-delà de ses qualités d’interprète, d’avoir su inscrire, par sa carrière d’acteur même, chacun de ses rôles dans un mouvement quasi hégélien, un balancement dialectique où le cynisme gagne en sens au regard de l’idéalisme des prestations passées. La noirceur morale de ses incarnations vibre de l’image lumineuse des premiers films, insinuant l’idée d’un mouvement de chute et de désillusion éminemment contemporain. Car la persona d’un comédien dans un film donné se nourrit aussi de tous les personnages qu’il a incarnés précédemment, et qui sont restés dans la mémoire collective. La mauvaise foi du Franck Wheeler des Noces rebelles sonnerait différemment sans la candeur de Jack dans Titanic, la libido sans limite de Jordan Belfort n’aurait pas le même goût sans le romantisme mielleux de Roméo