Une synthèse habile apporte aux étudiants et amateurs une compréhension nécessaire des concepts centraux fondateurs de l'idée moderne d'Europe.

Le titre de l'ouvrage indique trois choses, qui cependant ne fonctionne pas tout à fait selon l'ordre des mots, annonce dans le titre. Il est, en effet, question d'abord de l'Europe, elle constitue même le support central de l'exposition, donnant ainsi à l'ouvrage une portée actuelle parfaitement assumée. L'enjeu est de montrer que l'Europe (et son idée) s'impose, dans le cadres des Lumières, non sans débats et polémiques, comme un cadre de pensée significatif. Ce qui ne renvoie pour autant pas à la volonté des auteurs de poser une unité fictive de référence, puisqu'au contraire ils célèbrent à ce propos la construction d'un espace divisé, disparate, en expansion, moins d'ailleurs par son économie, ou par sa population, moins encore par son ouverture sur le monde (fut-elle biaisée) mais par le renouvellement de sa littérature et l'opposition des idées. C'est là qu'interviennent les deux premières notions du titre : civilisation et culture. L'Europe qui se pense   est liée aux concepts de civilisation et de culture, en ce qu'ils donnent à cette Europe, dont le mot se transcrit d'ouvrage en ouvrage, par leurs racines, leurs déploiements, leur finalités et leurs objectifs une certaine authenticité dans l'histoire commune des Etats qui la forment.

Il est alors possible de résumer le projet global de l’ouvrage : l'Europe des Lumières se construit, veulent montrer les auteurs, dans une rivalité et une opposition entre les notions de civilisation et de culture. La notion de civilisation implique un progrès notamment économique, et appelle à la prospérité de chacun des Etats. Tandis que la notion de culture enracine l'Europe dans son passé historique et lui confère sa légitimité. Un texte légèrement méconnu de l'époque - celui de Moses Mendelsohn, Qu'est-ce que les Lumières ?   - associe entièrement les quatre termes ici en question : Europe (le cadre), les Lumières (l'époque), la civilisation (le progrès) et la culture (la vocation messianique).

Voilà donc ce que les auteurs, dans un ouvrage simultanément pédagogique   et conceptuel, proposent : parcourir et analyser le progrès des connaissances de l'époque, suivre les débats qu'ils suscitent, recenser les foyers des Lumières, voir l'impact du développement des sciences sur les idées, examiner la remise en cause des certitudes dans lesquelles s'était confortablement installé le XVII° siècle. L'objectif est d'abord synthétique, donnant ainsi aux lecteurs amateurs de réflexion les moyens de parcourir une époque. La méthode est fondée sur une manière de puiser des ressources majeures dans la littérature générale du XVIII° siècle, et donc des Lumières, si on accepte de les identifier.

Le premier tour de cette Europe est politique et économique. Les considérations se déploient à partir d'un repérage des usages du terme « Europe » dans les ouvrages de l'époque. Ainsi, une comparaison entre la notion d'Europe telle qu'elle apparaît dans les Lettres persanes de Montesquieu   , dans L'Histoire de Charles XII   ou dans L'Essai sur les moeurs   de Voltaire, ainsi que dans les ouvrages de l'Abbé Prévost ou dans ceux de Raynal et de Diderot, montre combien l'idée d'Europe est complexe, contradictoire et évolutive. Si pour le premier auteur, elle correspond à un espace de liberté, pour le second elle coïncide avec un mouvement de civilisation, et pour les autres à la naissance de mutations encouragées par les nouveaux rapports avec d'autres civilisations. Il n'en reste pas moins que ces propos ont un point commun : s'opposer aux prétentions de Bossuet à calquer l'Europe sur la Chrétienté. Cette nouvelle conception lui substitue une Europe pensée comme civilisation propre et comme modèle, non sans faire valoir une supériorité sur le reste du monde.

La synthèse concernant la politique et l’économie   est fort bien conçue, puisqu'elle traverse à peu près tous les domaines. Evidemment, il faut assumer la réduction des perspectives dans un ouvrage de synthèse. La constitution des Etats est mise en avant, de manière différentielle. Les délimitations des frontières sont mises au jour, en montrant surtout qui et pourquoi elles se voient transformées. Les systèmes politiques, massivement monarchiques, ne sont pas sans se doubler de diffractions dont le vocabulaire politique contemporain ne s'est pas départi (république, monarchie constitutionnelle, principautés,...). Quant aux traits économiques de la situation, il sont retranscrits avec toutes les nuances nécessaires, puisque les différents secteurs de l'économie fonctionnent dans une grande concurrence et les modes de production sont entrés en mutation. On sait bien que les transformations urbaines, comme les formes architecturales y déploient leurs avantages et inconvénients.

Venons-en à la littérature : elle exprimerait le renouveau des moeurs et de la pensée que l'on doit aux Lumières. Elle ne se contente pas de renouveler ses thèmes, elle se renouvelle elle-même. Les normes médiévales et celles du classicisme sont contestées. L'Antiquité elle aussi a perdu son caractère de modèle absolu. La beauté n'est plus définie par des normes mais par la sensibilité. C'est la célèbre Querelle des anciens et des modernes qui ouvre en quelque sorte le bal. Les modernes revendiquent la nécessité d'une autre voie((que par ailleurs les travaux de Marc Fumaroli, nuancent, nous en avons rendu compte dans Nonfiction)). Cette littérature montre une grande richesse d'oeuvres dans chacun des genres (pour ne rien dire ici des autres arts, musique, peinture, architecture,...) tout en s'ancrant dans une nouvelle subjectivité et sensibilité. Le roman, par exemple, se caractérise par le renouveau des formes et des contenus enrichis par l'expression de cette nouvelle sensibilité, par la recherche aussi de l'authenticité, par l'esprit des Lumières et l'évolution de la société. Les romans anglais sont d'abord les plus prégnants (Richardson, Swift, Defoe). Le milieu du siècle est occupé par les romans français (Diderot, Marivaux, Voltaire), et la fin du siècle par les romans allemands (par Goethe interposé). Mais le genre "roman" est aussi soumis à la pression d'autres formes : les dialogues socratiques à la Diderot, les contes à la Voltaire, les voyages, les romans épistolaires,... Et il convient de tenir compte, dans ces formes et contenus, de l'impact de l'orientalisme. En un mot, le roman universalise le combat des Lumières, mais en stimulant d'autant les imaginations. Aussitôt, îles, tempêtes, éducation, sauvages, nature, deviennent des images qui prennent de nouveaux sens et s'incluent dans des stratégies particulières.

La question des progrès de la connaissance, celle de la remise en cause des certitudes remplissent les deux dernières parties de cet ouvrage de synthèse, à la portée du public intéressé par les perspectives cavalières bien conçues. L'effervescence des esprits ne se borne pas à ce qui précède. Elle déploie un enthousiasme commun autour des sciences, celles qui produisent une fermentation vive dans l'opinion publique. Il est vrai que le développement des connaissances suppose des relais et des appuis fervents dans l'opinion publique. Les auteurs ont raison de traiter ces deux aspects conjointement. En cadrant la synthèse sur les sociétés savantes, les salons, les académies, les clubs, les loges et enfin les cafés, ils n'oublient pas qu'il n'est de science que partagée et liée à des organes de diffusion, ce qui va au-delà de la presse générale, elle aussi en plein essor. Une part de la présentation de cette question est évidemment réservée à l'Encyclopédie. Les auteurs détaillent ensuite science par science les éléments centraux des progrès scientiques, négligeant toutefois un peu trop l'analyse du terme "progrès" aussitôt associé à "sciences", ce qui est sans doute exact pour l'époque mais méritait des précisions pour des oreilles contemporaines.

Terminons ce panorama avec la perspective de la laïcisation. Les auteurs reprennent la question de savoir comment la croyance et le rôle de l'Eglise sont remis en question. Il en rendent compte en renouant avec René Descartes et le parti pris du doute. A cette lumière, ce sont tous les textes religieux qui sont passés au crible. Les textes sacrés passent dans le giron de la critique. L'Encyclopédie de son côté, écarte de toutes les branches du savoir toute interprétation théologique du monde. La laïcisation de la société est en marche, quoique chaque Eglise ne réagisse pas de la même manière, ni dans les mêmes délais. L'enseignement se met à l'unisson, pensant désormais confier la tâche éducative à l'Etat. Certes, la marche de la laïcisation n'est pas uniforme a la surface de l'Europe, mais qui le pense vraiment. Plus profondément, de ce fait, ce sont aussi les rapports entre gouvernants et gouvernés qui sont remis en cause. C'est toute la conception du monde humain en termes de contrat qui prend le dessus. Quant à la morale, elle doit se recadrer à l'aune de la liberté de conscience, sans pour autant abandonner le principe d'universalité sans lequel aucune morale ne peut s'étendre. La distinction entre le théisme et le déisme, voire le culte bientôt établi de l'Être suprême, y aide grandement. Mais elle ne suffit pas. Il faut comprendre non moins la part du matérialisme (Diderot notamment, mais aussi d'Holbach) et de l'athéisme dans le déroulement de ce processus.

Et l'ouvrage de se clore sur le problème qui organise finalement l'ensemble de ces travaux de l'epoque : la nature de l'homme. S'il n'est pas ou plus "créature", alors qu'est-ce que l'homme ? Les auteurs ne lisent pas clairement les ouvrages de référence à la manière de Michel Foucault, mais le point demeure : comment le rationalisme, mais aussi l'empirisme traitent-ils de cette question, inventant l'homme et ses caractéristiques physiques ou morales : le fonctionnement de la conscience, les désirs et les passions, la nature de l'esprit et les facultés, etc. Ce qui se résume pour les auteurs dans la querelle (fictive ou théorique) entre Jean-Jacques Rousseau et Immanuel Kant.

En somme, grâce aux actions des uns et des autres, un espace européen est désormais constitué. L'idée de l'Europe s'impose même dans l'opinion publique, celle qui se substitue désormais aux rumeurs de la cour et au règne de l'autorité. Chaque être humain devient capable de juger rationnellement sans référence à quelque autorité divine ou humaine. Aussi insistent les auteurs, la construction de l'Europe est-elle inséparable de celle de culture, de civilisation, d’éducation