Lors de rencontres gastronomiques, Beigbeder converse avec bon nombre d'écrivains contemporains au sujet de la vie, du succès et de la littérature.

En adaptant le titre du célèbre livre d’Alfred de Musset Confessions d’un enfant du siècle, Frédéric Beigbeder affirme sa volonté de dresser un état des lieux de la littérature contemporaine, tout en rendant hommage à l’écrivain dandy qu’il affectionne et auquel on imagine qu’il s’identifie. En compilant les entretiens qu’il a réalisés pour différents magazines, de GQ à Lui, en passant par Bordel, il réunit en un volume tout son art si bien maîtrisé de la conversation littéraire, sur fond de discussion badine et désinvolte. De la légèreté sortent parfois de jolies révélations. C’est du moins ce que promet le chroniqueur dans sa préface.

Lucide, il connaît son côté narcissique et le pousse à bout. Il s’entretient avec lui-même et annonce : « On sent que progressivement j’essaie de m’incruster dans le cadre, comme un fan qui prend des selfies »   . Fan, il l’est d’écrivains américains, mais il est aussi l’ami des écrivains télévisés et mondains, Jean d’Ormesson en tête. Ces entretiens alcoolisés se passent dans des restaurants étoilés, dont les noms sont cités à chaque fois, soit pour leur faire de la publicité (le premier métier de l’auteur), soit pour faire rêver – ou enrager – le lecteur. Des informations amusantes en ressortent, des moments suspendus où l’on sent que Frédéric Beigbeder à un don certain pour mettre à l’aise et amuser ses hôtes. On apprend l’adresse de l’hôtel d’Albert Cossery, pour que le lecteur-apprenti écrivain de 2004   puisse avoir la chance d’envoyer son manuscrit, s’il souhaite « être feuilleté par l’un des plus grands écrivains actuels »   , que Bernard Henri Lévy n’est allé qu’une fois dans sa villa de Tanger dessinée par Andrée Putman et qui a fait l’objet d’un documentaire, et que Houellebecq vit dans le XIIIe arrondissement de Paris, au retour de son exil fiscal. Le lecteur découvre de grands restaurants, cantines des uns et des autres, et les grands crus qu’ils aiment boire. On n’est jamais loin de la pure mondanité sans fond.

Mais c’est là que Frédéric Beigbeder est doué : il parvient à entremêler informations people et révélations sur le travail des auteurs, et ce qui les anime. Avec Simon Liberati, il révèle un « truc » : dans son roman Anthologie des apparitions, il y a un rapport à la narration lâche, Liberati ne raconte jamais tout ce qu’il pourrait raconter, il reste en suspens et c’est ce qui fait la beauté du roman. On apprend que cela n’était pas construit, mais que c’est simplement parce qu’il en a assez que l’auteur passe au chapitre suivant.

Sa discussion avec Jay McInerney donne à réfléchir à propos de l’engagement des romanciers et met en lumière les événements hexagonaux récents. Après la chute du World Trade Center, Jay McInerney raconte son engagement auprès des bénévoles, puis sa mise en écriture : « C’est seulement quand il m’est apparu que les romanciers devaient aider à comprendre cet événement, à en saisir la texture émotionnelle que je me suis décidé »   . Et il ajoute : « Une des meilleures choses que le roman peut accomplir, c’est restituer l’expérience intérieure, comprendre les conséquences des grands événements sur notre vie de tous les jours »   . Relire ces réflexions après ce qui s’est passé à Paris en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo éclaire cet état dans lequel la France s’est réveillée après cette semaine sanglante et inimaginable. La conscience des uns et des autres était « éveillée et exacerbée »   , comme l’était celle des Américains au lendemain du 11 septembre 2001. Et la littérature est là pour réveiller cet état, le décrypter.

La question de l’engagement des écrivains et leur posture face au monde revient régulièrement dans les entretiens. Celui avec Jean Jacques Schuhl résume assez bien l’opposition qui est souvent faite entre auteurs engagés et auteurs « engageophobes »   . Pour Schuhl, écrire, c’est déjà se reclure hors de la société, et il évoque les auteurs non engagés, qui se doivent d’être « socialement incorrects »   .

Dans presque tous les entretiens revient l’impossibilité pour l’écrivain d’être célèbre et starisé. Pour les Français et les Américains, l’auteur doit vivre dans sa tour d’ivoire et ne surtout pas en descendre. Frédéric Beigbeder et tous ceux qu’il interviewe sont des auteurs qui donnent des entretiens, vivent comme des vedettes et déplorent cette tradition de l’auteur cloîtré à la manière d’un Gustave Flaubert. Les quelques pages sur Françoise Sagan, sous-titrées « rendez-vous manqué », rendent hommage à la « chef de file » des auteurs médiatiques. À la veille de sa mort, Frédéric Beigbeder la rencontre « chez Nanty ». L’émotion des trois pages la concernant montre l’admiration et l’amour que Beigbeder lui porte : « Si souvent dans ma vie, j’ai eu l’impression que Sagan dictait les dialogues et les situations »   .

À propos de l’écriture, Bret Easton Ellis nous apprend que, pour lui, « écrire un roman n’est pas un travail »   , il aime savoir que sa page Word est là, qu’il peut s’y replonger quand il veut, librement. Il appelle le roman en cours d’écriture son « compagnon de fortune ». Avec Michel Houellebecq, c’est plus énigmatique : « T’as des préoccupations qui montent et des premières pages viennent et puis tu continues. Et hop »   . À la manière d’un poète, on le sent plus habité que besogneux, comme peut l’être Bernard Henri Lévy qui tient un journal depuis quarante ans. Contrairement à l’image qu’il donne, « il n’a pas la curiosité de lui », et c’est la raison pour laquelle il n’écrit pas de roman. Et Jean d’Ormesson regrette de ne pas être « Chateaubriand, ni Montaigne, ni Rimbaud » : « J’aurai voulu être Anatole France, Barrès, Mauriac et je ne suis pas sûr de l’être, c’est vrai »   .

Les auteurs américains peuplent le livre, avec Ernest Hemingway qui plane comme une ombre au-dessus d’Ellis, Palahniuk, Wolfe. James Salter est leur chef de file : « J’écris pour que les choses ne disparaissent pas, c’est tout »   . Il y a même un entretien rêvé avec Francis Scott Fitzgerald.

En réunissant tout ce beau monde, Beigbeder réussit à donner envie de (re)lire ces écrivains, et grâce à la proximité qu’il sait instaurer entre le lecteur, lui et l’interviewé, il les rend plus accessibles, comme descendus de leur villa ou de leur hôtel de luxe le temps d’un déjeuner