Un portrait de Goliarda Sapienza, femme fragile mais résistante, dont la France n’est pas pour rien dans le renom de son « Art de la joie ».

Le « portrait » qu’Angelo Maria Pellegrino fait de sa compagne, l’auteur maintenant célèbre de L’Art de la joie (qui vient d’être réédité chez le Tripode, après être paru en 2005 chez Viviane Hamy), est délicat, pudique, aimant. Celui qui la rencontra alors qu’elle avait 50 ans et lui 29, qui partagea avec elle environ vingt ans de sa vie et qui l’épousa, qui devint lui-même écrivain, accompagna une œuvre indissociable d’une femme se tenant « face à une société hostile » et qui essuya le refus des maisons d’édition italiennes pour ce roman qui comptait tant pour elle ; l’édition du texte intégral de L’Arte della gioia, établie par lui, parut en effet de façon posthume. Le texte, auquel Goliarda Sapienza avait commencé à travailler à la fin des années 1960 et qu’elle avait achevé en 1979, passa hélas inaperçu en Italie de son vivant ; il fallut attendre sa parution en France pour que l’œuvre fut subitement reconnue et suscitât enfin de l’intérêt dans le pays natal de Goliarda, les éditions Einaudi (l’équivalent italien d’une publication dans la collection de La Pléiade) s’engageant dans l’édition des œuvres complètes. On comprend alors pourquoi c’est aux lecteurs français que s’adresse principalement cette courte biographie (traduite par Nathalie Castagné) à travers laquelle le compagnon endeuillé cherche à restituer une personnalité dans toute sa singularité et dans sa « recherche existentielle ».

Le livre est écrit d’une traite. Entrecoupé de photographies, le texte se lit aisément, doucement aussi. En toute fin, une chronologie ajoutée permet de parcourir brièvement une vie entière dont le point de vue ici rapporté ne rend compte, forcément, que d’une partie. On en voudrait pourtant plus. Angelo Maria Pellegrino fait tout de même la généalogie de sa femme, fille d’une famille recomposée, née de deux parents militants socialistes antifascistes qui la retirent hors de l’école où elle lit beaucoup et hors de laquelle elle apprend à tirer et à boxer. Sa mère, Maria Giudice, était une institutrice militante et une forte femme (« noble figure de révolutionnaire »), son père un avocat cultivé. C’est à San Berillo, dans un quartier populaire de la vieille ville de Catane (Sicile), que la petite Goliarda apprend la vraie vie, se confronte à la réalité sociale. L’esprit de résistance lui est ainsi inculqué, que ce soit par le socialisme, d’avant et après le marxisme, que ce soit par le féminisme… On lui avait appris à rester la même avec toutes les classes sociales.

Dans son refus de « s’embourgeoiser » et de se tenir à l’écart du tout-puissant PCI, Goliarda mena finalement une vie relativement pauvre   après sa séparation avec le réalisateur Francesco Maselli avec lequel elle vécut dix-huit ans   . C’est à cette époque qu’elle se mit à écrire Moi, Jean Gabin où elle se représenta « dans une position de plus en plus frondeuse ». Les années passant, elle s’isolait – « dangereusement » – du milieu culturel pour écrire. Elle avait dû vendre tout ce qu’elle possédait. Sa vie était marquée par des périodes de dépression (due notamment au fait de ne pouvoir écrire) et par des crises d’angoisse. « Elle gardait, mêlée à une gaieté infinie, l’état d’esprit d’une opprimée politique. »

Elle faisait corps avec sa Modesta – son double intime, le personnage principal de L’Art de la joie ; comme elle, elle se jeta dans un puits. Elle commit alors un vol symbolique, celui d’un coffret à bijoux appartenant à une amie aristocrate (une vengeance, dit Angelo Maria Pellegrino, visant à briser la loi du silence imposée par le milieu culturel et qui scandalisa la Gauche italienne), vol qui la mena à la prison de femmes de Rebibbia. Curieusement, son expérience carcérale consacra sa renaissance, dit-il : « Elle y découvrit amitié et sororité, la réalité du combat pour survivre, et aussi des formes de courage et de solidarité dont elle ressentait le manque depuis longtemps. » C’était une façon de combattre l’« irréalité bourgeoise », la supposée normalité. Depuis, il existe un prix Goliarda Sapienza qui récompense et publie chaque année vingt récits de prison écrits par des détenus et présentés par des écrivains italiens reconnus.

De celle qui se désolait de n’avoir pu être mère, naquit de cette dure expérience L’Université de Rebibbia, roman signifiant une santé recouvrée et connaissant un succès immédiat bien que faisant scandale dans la mesure où il s’agissait une fois de plus d’une transgression bourgeoise. Et s’ensuivirent peu après Les Certitudes du doute, puis Rendez-vous à Positamo ; le premier clôt le cycle des Autobiographie des contradictions commencé en 1967 avec Lettre ouverte ; dans ses Carnets, Goliarda Sapienza s’exprime (la page 47 en donne un extrait intéressant) sur la question idéologique de la cohérence – un mensonge – à laquelle elle préfère la contradiction.

À quarante ans, Goliarda Sapienza se mit à fumer et commença à boire, « notamment pour affronter son analyste » (expérience narrée dans Le Fil de midi, le deuxième volume de l’Autobiographie) ; c’est du tabac qu’elle mourut, d’un arrêt cardiaque : « Morte debout, comme elle le voulait, du cœur, ainsi qu’elle l’avait prévu. » Son œuvre est désormais consacrée en Italie où elle est étudiée à l’université. Sa correspondance y sera bientôt publiée. On en attend donc la traduction française