En politique, sortir du dogmatisme en s’affranchissant de toute illusion et de toute posture doctrinaire constitue un réel défi. On pourrait en dire autant pour le fait de sortir du régime de la croyance, ou pour la tentative d’éviter la mauvaise foi, qui dilue toute objection dans le soupçon. À travers le parcours de Maurice Merleau-Ponty, on retrouve un regard sur le politique qui interroge tout à la fois l’histoire, la violence, l’absolu, le dogme et le vivre-ensemble. Y aurait-il un lien entre le renoncement à l’absolu comme politique et l’ontologie selon laquelle à trop subir les lois de l’esprit, le monde finit par rendre l’âme ?

« Merleau-Ponty. L’histoire et l’idéologie » fut le thème de la rencontre philosophique du 13 juin 2015, la dernière des six rencontres du cycle « politique de la pensée », préparées et animées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard), en co-production avec France Culture   , au Théâtre de l’Odéon. Face à Raphaël Enthoven, l’invité philosophe est Vincent Peillon, ancien ministre et spécialiste de Merleau-Ponty   .

Une philosophie de l’histoire

Pour penser la dimension historique et la part de contingence, d’altérité et de violence qu’elle inclut, Merleau-Ponty utilise le marxisme, en tant que philosophie de l’histoire. La théorie marxiste devient effectivement un outil privilégié à cette fin : elle est pensée comme l’incarnation de la conscience dans l’histoire et comme une conception synthétique qui vise à dépasser les alternatives, les oppositions. Dans cette perspective, le marxisme est perçu comme le simple énoncé des conditions sans lesquelles il n’y aura pas d’humanité au sens de relations réciproques entre les hommes, ni de rationalité dans l’histoire. Cependant, la théorie marxiste présente une divergence entre théorie et pratique, en ce sens que les choses ne se sont pas produites comme elles le devaient, en théorie. En effet, ni en pratique ni en théorie, le marxisme le plus rigoureux n’a pu exclure le compromis et le déraillement de l’histoire – en particulier dans les années 1950. Il y a pourtant eu à l’origine, chez Merleau-Ponty, l’idée qu’à un moment la pratique et la théorie pourraient se rejoindre, dans une coïncidence absolue. Alors que la pensée marxiste envisageait, à travers l’avenir révolutionnaire, le dépassement des contradictions, au contraire, l’accentuation effective des oppositions a entraîné la perte de toute solution. Si le marxisme était initialement pensé comme un rempart contre le scepticisme, il s’est avéré proche d’un autre écueil : le dogmatisme. De fait, l’itinéraire de Merleau-Ponty est marqué par l’évolution d’un savoir vers un doute : du marxisme vers une pensée interrogative. Dans son élaboration d’une nouvelle ontologie, Merleau-Ponty entend dépasser, par le biais de la phénoménologie, l’alternative entre dogmatisme et scepticisme.

Dans le double sillage de Machiavel et de Marx, la philosophie de l’histoire chez Merleau-Ponty rejoint par ailleurs une pensée de la contingence et du tragique. Les possibilités de l’action politique se déploient dans un champ d’antinomies et de contingence qui ont pour effet de soustraire l’action politique à tout jugement moral. L’analyse de Merleau-Ponty sur les procès de Moscou et sur la résistance – ou la collaboration – s’inscrit dans cette perspective : au moment de l’action politique, l’individu ne connaît pas le sens dernier de ses actes, ni leur incidence. Par ailleurs, l’horizon de la politique correspond, au fond, à un horizon de la conflictualité, omniprésent dans les sociétés humaines :

«Nous n’avons pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violence. La violence est notre lot en tant que nous sommes incarnés. Il n’y a pas même de persuasion sans séduction, c’est-à-dire en dernière analyse, sans mépris. La violence est la situation commune à tous les régimes. La vie, la discussion et le choix politique n’ont lieu que sur ce fond. »  

Pour Merleau-Ponty, le politique s’inscrit dans cette violence et ne fait qu’exacerber quelque chose qui relève, fondamentalement, de la condition humaine. À cet égard, il dénonce les dangers de l’illusion de pouvoir sortir de toute violence. Le problème de la violence se résout effectivement chez Merleau-Ponty par l’idée d’une jonction entre la violence sociale constante et la démocratie, en vue d’une violence légitime.

Le goût de l’absolu en politique

Le politique est confronté au double écueil de ce que Merleau-Ponty nomme le « cynique » et le « coquin » ; le choix entre ces deux positions constitue d’ailleurs une interrogation centrale de la philosophie politique. La politique du cynique correspond à l’absolu : elle prétend s’élever au-dessus du monde et, ce faisant, elle voit en chacun l’homme universel et non pas un particulier. Or, se vivre comme dépositaire d’une universalité a le mérite de donner bonne conscience mais expose cependant à se plaindre que le monde n’est pas ce qu’il devrait être. En ce sens, le cynisme est aussi bien une conscience mystifiée – qui s’est trompée – qu’une conscience mystificatrice, complice de ce qui s’est passé, souligne Vincent Peillon. Qu’il s’agisse de refuser la violence dans l’histoire ou de la laisser faire, le cynisme consiste à ne pas vouloir voir venir la catastrophe et tout homme qui voit l’universalité est dans cette posture. Face à lui, le « coquin » ne se préoccupe plus des fins mais uniquement des moyens – ce qui ne l’empêche pas de spéculer sur l’utilisation des fins. Dans cette maîtrise des moyens, le pouvoir est lui-même son propre projet. Face à l’alternative entre le « cynique » et le « coquin », la pensée de Merleau-Ponty envisage la possibilité d’éviter le dogmatisme et le mensonge au profit d’une politique de la vérité.

D’autre part, Merleau-Ponty dénonce le fantasme de pureté qui est politiquement dangereux en ce qu’il s’agit d’une illusion de pureté qui ne veut pas affronter « l’adversité du monde », la coexistence, le tragique des relations interindividuelles ou la dimension contingente de l’histoire. La philosophie de Merleau-Ponty repose sur le postulat que la conscience n’existe qu’incarnée, et triplement liée – au corps, à autrui, au monde. La difficulté que rencontre tout individu qui voudrait s’extraire du monde pour pouvoir mieux le penser tient au fait qu’il n’existe que des êtres incarnés, sur un fond d’historicité : d’où l’impossibilité d’une clarté absolue de son rapport à l’existence. Aussi, Merleau-Ponty dénonce-t-il l’illusion du cogito : la conscience est aliénée par son principe, en ce sens qu’elle est étrangère à elle-même, mêlée aux autres et au monde. L’isolement dans la pureté de sa conscience (dans l’ego cogito ou dans l’ego transcendantal) laisse le champ libre au déploiement de phénomènes de grande violence. Cette posture débouche aussi bien sur le passage d’un dogmatisme à un autre que sur une impasse, car on ne peut pas juger la société à partir d’une société idéale.

La démocratie devient facilement la cible de toutes les critiques mais en même temps elle constitue le seul compromis viable, comme en témoigne la conjonction de la naissance de la philosophie et de celle de la démocratie. Ce n’est toutefois pas simple de faire vivre la démocratie : cela se situe dans l’effort de chaque citoyen : pas de république sans républicain, pas de démocratie sans démocrate, souligne Vincent Peillon. La république démocratique est alors celle où chaque citoyen doit être philosophe. Merleau-Ponty nous fait penser la fragilité et le caractère vital non de « la » politique mais du politique en tant que tel : ce n’est ni la posture du « coquin », ni celle du « cynique », mais bien le lieu d’un véritable vivre ensemble pour éviter les drames, souligne Vincent Peillon. Au croisement de l’actualité politique de notre temps, la philosophie politique dévoile son atemporalité et instaure la possibilité d’un espace de débat fructueux permettant de renforcer l’engagement dans les affaires de la cité