L’auteur raconte comment la modernité a conquis son nom, tout en cédant progressivement à sa propre mythologie.

Sous-titré « Les généalogies d’un concept », cet ouvrage, peu éloigné de la thèse de doctorat dont il procède pour partie, relance ou achève les travaux portant sur la modernité. Ce sera au lecteur de conclure après avoir suivi pas à pas une démarche pointilleuse, qui se perd parfois un peu dans des précisions qui oblitèrent le fil conducteur. Partant de l’idée tout à fait juste selon laquelle il est de nombreux mots dont la définition semble aller de soi, et dont le référent paraît être d’une clarté absolue, l’auteur, titulaire d’un doctorat d’esthétique et diplômé d’histoire de l’art de l’université Roma III, de surcroît enseignant-conférencier et chargé d’enseignement à l’université Paris VIII, part à la recherche d’une clarification envisageable d’un vocable qui, effectivement, n’est que rarement défini par ses utilisateurs. Et chacun sait qu’ils sont nombreux, beaucoup plus nombreux que les théoriciens qui ont fait l’effort de dégager des considérations conceptuelles.

Peut-on définir la modernité ?

Un premier constat extrêmement simple montre que, moins il est défini, plus le terme est identifié sans complexe à « nouveau », « contemporain », « avant-garde », etc., quand il n’est pas plus simplement encore appliqué à tous les mouvements d’art du XIXe siècle : impressionnisme, symbolisme, cubisme, etc.

C’est pour sortir de cette impasse que l’auteur a entrepris de rédiger cet ouvrage. Il prend donc finalement un autre parti, plutôt contraire : la modernité est une inconnue, une notion dont le sens doit être éclairci. Mais il n’est pas question d’imposer à tous une définition si l’on peut dire définitive. Il cherche plutôt à comprendre l’emploi de ce terme dans le contexte qui l’a vu naître, quitte à enregistrer une pluralité de significations. Mot ? Concept ? Simple slogan ? Bannière pour regrouper quelques artistes ? La question est posée. Et implique effectivement la nécessité de ne pas s’en tenir à l’idée d’une unique généalogie du moderne ou de la modernité.

« Moderne » et « modernité » : une histoire de querelles esthétiques

Bien sûr, il convient aussi de ne pas confondre immédiatement ces deux termes, « moderne » et « modernité ». La date fondatrice du concept de modernité est connue : 1863, date de la publication, par Baudelaire, de son Le peintre de la vie moderne (publié dans Le Figaro). Ce qui ne signifie pas que le terme ait été inventé à cette occasion. Il l’est, par Balzac, en 1822. Ce sont ces strates de signification superposées que l’auteur veut pénétrer. Il s’inquiète donc d’émergences, d’élaborations, d’agrégations de signification et d’actualisations de théories esthétiques. C’est d’ailleurs moins un sens originel qui le hante que la mise en œuvre de moyens de la recherche afin de cerner des contextes de significations plurielles. L’auteur reprend la lecture de Hans-Robert Jauss du terme « moderne ». C’est donc plutôt l’usage du terme au XVIe siècle qui fonde la réflexion de l’auteur dans cet ouvrage.

Ce dernier est organisé en quatre parties. La première met au jour la manière dont le terme « moderne » s’attache à la sphère artistique. Elle nous renvoie ainsi à la Renaissance et au XVIIIe siècle : disons de Vasari à de Piles, en passant par les différentes Querelles bien connues (dont celle du coloris). La deuxième partie se concentre sur l’invention du substantif, la Modernité, et sur l’usage qui en est fait dans la littérature française sous la monarchie de Juillet. La troisième partie reste ancrée dans un créneau historique : de la Seconde Restauration à la Deuxième République. L’enjeu, cette fois, est de reconstituer les grands traits d’une mythologie de la modernité. Enfin, pour terminer, le Second Empire apporte sa propre touche aux débats esthétiques. Mais c’est aussi le moment où la modernité se pense au pluriel.

Il faut convenir d’une chose : le balayage de l’usage des termes proposé par l’auteur a ceci de positif qu’il ouvre largement le débat. Qu’il s’intéresse à Vasari (XVIe siècle) – donnant une valeur péjorative à l’adjectif « vieux » afin de mieux faire sa place à Cimabue d’abord puis à Giotto, le peintre « moderne », celui du renouveau – ou à la Querelle des Anciens et des Modernes conduite, entre autres, par Charles Perrault – mettant en avant la perfection moderne et française des arts soutenus par le Grand monarque –, le lien entre moderne et progrès, ou entre moderne et supérieur, saute aux yeux. Ce sont de toutes manières des modèles esthétiques qui se confrontent et des démonstrations autour de l’idée selon laquelle l’ancien n’est surtout pas indépassable. L’éclatante supériorité des Modernes sur les Anciens s’établit dans les discours de certains académiciens mais aussi des artistes. Lorsque Balzac s’empare du terme pour le muer en substantif, « modernité », il est déjà question d’autre chose. Dans Le Centenaire ou les deux Béringheld, l’auteur situe une scène dans les allées du musée du Louvre, où les protagonistes du roman sont venus voir les vieux maîtres de la peinture. Et Longbois-Canil d’insister : le premier emploi français du substantif « modernité » se fait donc dans un contexte esthétique.

En 1823, d’ailleurs, Balzac publie un autre roman, La dernière fée, dans lequel le substantif apparaît de nouveau. Il y parle de « mythologie de la modernité ». On notera que les « fées » comme dans les Contes de ma mère l’Oye de Perrault sont convoquées pour statuer sur cette modernité ! Il n’en reste pas moins vrai que cet usage positif est contrecarré par des usages négatifs, presque concomitants : chez Heine et chez Chateaubriand. Le terme sert à décrire la fin d’un monde et le passage à une autre époque. Mais la perte de l’ancien suscite, cette fois, une certaine nostalgie. La modernité prend alors la forme d’une maladie insidieuse s’attaquant à la vie même. L’ouvrage décrit ainsi la variété de ces usages et de ces oppositions. Le lecteur peut d’ailleurs choisir de suivre le parcours qui lui convient si jamais il ne s’intéresse pas à chacun des auteurs cités ou étudiés.

La bannière de la modernité

Cela étant, l’important est sans doute ailleurs. Il est dans la démonstration par laquelle l’auteur considère non la modernité, mais les modernités, et ancre ce pluriel dans l’invention même du concept de modernité. L’auteur concrétise son propos par l’analyse de tableaux qui, durant le XIXe siècle, servent à rassembler autour d’un peintre ou d’une idée un nombre de personnes conséquent, afin de servir en quelque sorte de manifeste de la modernité. Tel est le tableau de Fantin-Latour, Hommage à Delacroix (1864), qui réunit le cercle des amis du peintre décédé. Mais tels sont aussi les tableaux de Manet (La musique aux Tuileries) ou de Courbet (L’atelier du peintre). Dans ces cas, les œuvres ne confrontent d’ailleurs pas les spectateurs à la réalité moderne, à la représentation d’une vie moderne acceptable, mais dessinent un espace de sociabilité et de prise de conscience d’une modernité désormais muée en bannière. Le concept de modernité ne suffit plus à confronter les auditeurs ou spectateurs à la représentation du monde présent. Il porte une autre charge, qui trouve son origine dans le regard que l’artiste, mais aussi le spectateur, a sur la société et sur ce qu’il croit être l’art. Ce sont donc des valeurs qui viennent en avant, et sont destinées à s’imposer aux yeux du public sous la forme d’idées subversives. Au-delà de la captation de l’historicité du monde que le peintre souhaite désormais retranscrire (Baudelaire), de nouveaux mouvements revendiquent maintenant la modernité comme un trophée.

En fin de compte, l’ouvrage nous a tracé la trajectoire d’un terme au sein des arcanes des théories esthétiques, plutôt qu’au sein des réflexions plus sociologiques sur l’époque, ses objets, ses mœurs et ses engagements. Ce terme finit par enserrer des œuvres où les signes d’expression individuelle se déploient en un discours critique sur le monde, et surtout le monde de l’art, tel qu’il va

 
A lire aussi :

- Stéphane François, La modernité en procès. Eléments d'un refus du monde moderne, par Alain Policar.