De l’interprétation du monde à l’exhortation au changement, l’écart est mesurable et situe la possibilité de l’action humaine comme résultante d’une compréhension des rouages de la société autant que des idéaux dont elle peut se faire porteuse. De la théorie à la pratique, la pensée de Marx présente une antinomie apparente : entre une position matérialiste et la défense de valeurs incitant à la révolution, se pose le paradoxe de l’union de deux perspectives bien distinctes. À partir du matérialisme comme théorie fondée sur les conditions et moyens matériels de la vie, Marx dégage une fin politique.


« Marx. Comment être matérialiste et révolutionnaire à la fois ?» fut le thème de la rencontre philosophique du 30 mai 2015, l’avant-dernière des six rencontres du cycle « Politique de la pensée », préparées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard), et qui s’échelonnent de janvier à juin 2015   , au Théâtre de l’Odéon. Raphaël Enthoven et son invité philosophe, Florian Nicodème, spécialiste de philosophie allemande, mènent une discussion animée et captivante, ponctuée par la lecture de textes déclamés par le comédien Georges Claisse, également présent sur scène.

La critique de la société et les spécificités du matérialisme de Marx

Le matérialisme de Marx conserve l’antécédence de la matière sur l’esprit mais inclut cependant la pratique. Il se fonde sur la considération de la nature sans puissance transcendante, postule que la matière existe en dehors de la conscience que nous en avons et admet que la nature est connaissable de part en part. Dans la lignée du matérialisme des Anciens (Lucrèce, Épicure), Marx développe un matérialisme spécifique en substituant à un matérialisme corpusculaire – relatif aux atomes – un matérialisme de la pratique. Le matérialisme est-il compatible avec une perspective tout à la fois objective et synoptique sur le monde permettant d’en prédire le cours ou d’en révéler le fonctionnement véritable et affirmer que le monde tel qu’il est doit céder la place au monde tel qu’il doit être ? Par souci de cohérence, un matérialiste devrait, à l’évidence, se contenter d’interpréter le monde plutôt que d’aspirer à le transformer. Or, la philosophie marxienne est aussi une philosophie de la praxis, résumée dans la célèbre 11e des thèses sur Feuerbach : « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement la société, ce qui importe, c’est de la transformer ».

L’anthropologie de Marx est matérialiste et historique. Elle situe le devenir de l’homme dans le sillage des conditions matérielles de sa production. L’homme est le produit social d’une époque, d’un mode de production, dont il est aussi le possible transformateur, souligne Florian Nicodème. Chez Marx, le mode de production est un concept qui recouvre à la fois les forces productives et les rapports de production (entendus comme relations sociales entre les hommes). La conscience humaine des hommes est déterminée par les rapports de production :

« L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »  

Le matérialisme historique de Marx vise une connaissance scientifique de l’histoire, prolongée par le matérialisme dialectique. L’histoire est, en effet, considérée comme une science : une histoire fondamentalement événementielle et contenant, cependant, des articulations logiques. L’individu humain, inscrit historiquement, n’est rien par rapport au cours du monde : il est un produit social pour Marx, en ce sens que la société a pour fonction la production sociale des individus.

L’analyse critique des rouages de la société se fonde sur la critique de la religion qui, chez Marx, est la condition première de toute critique du fait qu’elle entretient une situation qui a besoin d’illusions. Investiguant la façon dont la société est constituée, Marx identifie comme caractère distinctif de son époque le fait que la société soit scindée en deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat. La division sociale du travail sépare la société en deux catégories : ceux qui contribuent par leur rôle à la production de valeurs, de la richesse et des marchandises et ceux qui la consomment, souligne Florian Nicodème. À la manière de la consommation des ressources, le capitalisme tend à consommer les prolétaires eux-mêmes : tant que le prolétariat existe, l’exploitation se poursuit et seule la menace d’une insurrection pourrait mettre un terme à ce processus. Marx pense le prolétariat non pas comme une classe parmi d’autres, mais comme le symptôme de la dissolution en acte de la société capitaliste : il est le résultat d’un processus qui précipite vers la pauvreté. Dans cette perspective, le politique est au service des forces dominantes et la disqualification de la politique est consubstantielle à la définition du pouvoir politique comme le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre.

La pensée de la révolution dans une vision nécessitariste

Chez Marx, la pensée de la révolution est la résultante des particularités du matérialisme historique. Matérialisme et révolution paraissent de prime abord comme deux tendances antinomiques. La perspective englobante du matérialisme a pour effet premier de récuser la possibilité d’un autre monde, car il identifie la totalité de ce qui existe – même la pensée – à la matière. Or, paradoxalement, le matérialisme de Marx n’exclut pas mais, au contraire, fait la part belle aux idéaux révolutionnaires susceptibles d’altérer le monde tel qu’il est. Pourtant, le matérialisme est bien un positionnement qui affirme la simplicité et l’unicité du monde et écarte tout mirage ou idéal transcendant. L’écart incompressible entre ce qui est et ce qui doit être dans ce monde maintient la réalité dans un espace ouvert à la critique et à l’appréciation ; le problème qui se pose est celui de sa compatibilité avec une pensée matérialiste. Marx était-il un matérialiste radical ou bien un idéaliste honteux ? Marx propose une vision nécessitariste de la révolution, fondée sur le diagnostic de la situation qu’une classe qui produit est contrainte de se révolter : pour survivre et pouvoir se nourrir elle doit transformer la structure de la société. D’ailleurs, le prolétariat est le seul groupe social qui, paradoxalement n’en est pas un : il est à la fois dans et hors de la société, comme le précise Florian Nicodème. Dedans, car il est la classe productive de la société ; dehors, parce que ce rôle crucial pour la société ne s’accompagne d’aucun statut social – le prolétaire est effectivement exclu juridiquement et politiquement de la participation à la société. Dans cette perspective, le prolétariat doit nécessairement s’opposer à la société. La révolution est alors nécessaire pour transformer le prolétariat de partie du tout en sujet capable de transformer le tout. Cela correspond à un changement de paradigme qui considère la révolution comme possibilité d’un rapport différent avec ses semblables. Dans la révolution, pour Marx, les hommes expérimentent d’autres rapports, se retrouvant réellement – et pas seulement formellement – égaux.

Pour Marx, tout est contingent dans l’histoire, il n’y a pas de nécessité absolue, cependant, la nécessité existe dans la mesure où tout être humain s’inscrit dans un mode de production déterminé, à un moment donné de l’histoire : cette nécessité produit des pratiques. Chacun se considère comme un individu libre là où il épouse une trajectoire de classe. Au fond, comme le précise Raphaël Enthoven, on est plus libre quand on sait qu’on ne l’est pas que quand on pense qu’on l’est. L’idéal de la liberté chez Marx prône une non-régulation : l’homme libre est pour Marx un homme qu’il qualifie d’« auto-actif » ou « auto-activé », correspondant au libre choix du régime d’activité que l’on souhaite faire sien, précise Florian Nicodème. Or, face au constat que seule une petite partie de la société peut bénéficier de ce statut, Marx pense alors le potentiel de transformation de la production et de la société afin qu’au sein de l’interdépendance des hommes l’asservissement se substitue par l’émancipation. Cette dernière doit passer par une prise de conscience qui n’est pas sans écueil : elle peut devenir l’alibi de la servitude renouvelée, où l’on substitue à une transformation pratique des conditions une simple transformation du fait de les voir. Dans les démocraties libérales, les libertés sont illusoires et participent de l’exploitation des travailleurs : la valeur individuelle est bien la valeur marchande. Marx fait du libre épanouissement de chacun la condition du libre épanouissement de tous : la liberté de chacun est tributaire de la liberté d’autrui. Néanmoins, le concept fondamental de liberté chez Marx ce n’est pas celui de liberté individuelle mais de liberté sociale : les institutions sociales déterminent la liberté individuelle.

Pour autant que Marx n’était pas marxiste, sa pensée est celle d’une réflexion ouverte, susceptible de réappropriations, qu’il nous appartient de ne pas isoler dans des amalgames réducteurs. Par le biais d’un travail d’interprétation, Marx a pu définir de façon flexible le mode de production, les classes sociales, l’idéologie, les rapports entre infra- et superstructure… La flexibilité de sa pensée conceptuelle non figée lui vaut sa qualité intemporelle, en mesure de nourrir une réflexion portée sur la société actuelle. Pour Claude Lefort, « le fait peu contestable que le marxisme s’est à présent décomposé n’entraîne pas, comme le croient certaines critiques désinvoltes, que l’œuvre de Marx a cessé de nous interpeller. »