Reportages sans frontières

Christophe Dabitch s’est formé au journalisme avant de bifurquer vers la bande dessinée. Avec Jean-Denis Pendanx, ils réalisent Abdallahi (2006), un brillant portrait de l’aventurier solitaire René Caillié   . Dès sa parution, Abdallahi recevra le prix des « Rendez-vous de l’histoire ».

Toujours à Blois, en 2010, par l’entremise de l’association BD Boum – festival de Blois, un nouveau projet éditorial voit le jour avec l’Immigration pour thématique. Dabitch réalise des entretiens auprès de personnes immigrées en France depuis quelques années ou plusieurs générations. Avec ce matériel, il compose divers courts scénarios et s’entoure d’un collectif de dessinateurs pour la mise en image. Au final, l’ouvrage intitulé Immigrants (2010) compile différentes tranches de vie, entre lesquelles s’intercalent des paragraphes explicatifs signés d’historiens (dont G. Noiriel). Malgré des épisodes poignants, cette première composition de portraits est à la fois très pédagogique (trop ?) et souvent éloignée de la narration graphique.

Être là reprend un schéma similaire : de l’entretien oral aux scénarios multiples et courts. Pour ce nouveau projet, on change d’échelle. S'il s'agit toujours de donner à voir des hommes et des femmes luttant pour faire valoir leurs droits fondamentaux, l’auteur bénéficie cette fois-ci du soutien d’Amnesty international, à travers le réseau de l’O.N.G., et la galerie de portraits que rassemble ce nouvel opus embrasse une grande partie du monde. L’objet fini s’éloigne du cliché de la bande dessinée standard et évite le piège du roman graphique pour intégrer la catégorie des beaux livres. La couverture de Guillaume Trouillard convainc le lecteur potentiel. Seule concession à l’air du temps : l’aspect reportage-dessiné mis au goût du jour par la revue XXI. Cependant, Christophe Dabitch affiche un parcours significatif dans le milieu du 9e art, évitant ainsi l’écueil de la narration didactique assommante. De façon plus prosaïque, Être là rencontre le problème inhérent à tout collectif : la multiplicité des récits hiérarchise le propos. Devant la qualité d’ensemble, un choix subjectif fournit un aperçu, afin de développer certains témoignages.

En introduction, « Ici vécut » occasionne un détour par l’Argentine dans les pas de Diego Benegas. Ce sociologue travaille sur la mémoire. Durant la dictature de la junte militaire (1976-1983), trente mille personnes ont disparu. Ce « terrorisme d’État » est dorénavant combattu de manière symbolique par la pose de carreaux mémoriels dans les rues de Buenos Aires. Carreaux colorés, les Baldosas sont d’initiative populaire ; la ville et l’État argentin n’interviennent pas. Ils sont une célébration pour la famille, les amis, les proches, qui permet de réintégrer la personne disparue dans un lieu emblématique de sa vie passée Outre la force du texte, C. Dabitch bénéficie ici du dessin de Jorge Gonzalès, dont le style alterne une luminosité contemporaine avec des couleurs sombres et neutres, symbole de cet obscurantisme passé.

Autre choix, celui du Japon et de la peine de mort. Au dessin, Manuele Fior   réalise une prouesse graphique. Relevant davantage de l’illustration que de la mise en page, le sujet abordé rappelle qu’un Japon à la pointe de la modernité technologique conserve des méthodes d’emprisonnement archaïques. Le condamné à mort séjourne dans d’étroites cellules, sous constante surveillance vidéo, n’en sort que trente minutes par jour et deux fois par semaine pour un bain. Outre l’isolement total avec l’interdiction de parler à quiconque, il apprend son exécution le matin même. Condamné pour empoisonnement, soumis à la « religion des aveux », c’est-à-dire la violence policière, Okunishi Masaru attend ce matin depuis 1969.

Dans un autre registre, le reportage de Dabitch sur « Les femmes du dragon » au Cambodge est réussi. Dans ce pays à peine sorti de l’enfer Khmer, des femmes s’opposent à l’expropriation sommaire. L’auteur a rencontré Tep Vanny et Yorn Bopha, deux figures de cette nouvelle résistance dans les environs de Phon Penh. La touche de Guillaume Trouillard   , aquarelle aux couleurs vives, apporte un peu de la distance artistique nécessaire à la lecture d’une énième injustice mondiale. Sa double pleine page nous détourne du sujet traité.

En guise de terminus, Dabitch rencontre les populations Roms de Grigny, dans l’Essonne. Une expérience dont ressortent le désarroi des autorités locales et l’abnégation des bénévoles. Piero Macola retranscrit en dessins ces situations parfois pathétiques, quand la misère le dispute à l’incompréhension. Lorsque, par exemple, le sigle OQTF devient cette fameuse "obligation de quitter le territoire français" et s’incarne en personnages soumis à cette mesure.

En maître de cérémonie de l’écrit, Christophe Dabitch rend compte, pour l’année 2014, de combats destinés à l’amélioration de quotidiens parfois très proches, en termes géographiques comme en termes économiques. Amnesty international « fournit la matière », Futuropolis renouvelle sa confiance à juste titre. Le résultat est un bel objet au goût amer. Proche de la bande dessinée documentaire, ces courtes histoires mises en image par des auteurs confirmés montrent la cruauté de l’existence sous de plaisants atours