Dans leur livre Quand le Maroc sera islamiste, les deux journalistes français Nicolas Beau et Catherine Graciet décrivent une situation où l'inconnue islamiste pèse sur la pérennité du système politique marocain. Entretien publié dans TelQuel n°252 du 16 décembre 2006. Disponible également sur TelQuel online.


Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire “Quand le Maroc sera islamiste” ?

Nicolas Beau : Au-delà de la proximité évidente du Maroc pour le public français, nous avons été intéressés par une situation politique originale. L'avenir du Maroc est ouvert, en dépit de difficultés sociales et économiques réelles. Dans Notre ami Ben Ali (NDLR : avec Jean-Pierre Tuquoi, 1999), je décrivais l'antithèse tunisienne : une situation complètement bloquée par une “dictature d'opérette”. Le régime marocain est plus subtil et, en même temps, la situation politique n'est pas encore stabilisée.

Catherine Graciet : Depuis la mort de Hassan II, il y a eu comme un emballement de l'histoire et Mohammed VI est confronté à des défis immenses. Malgré cela, le lecteur français connaît mal le Maroc et il en a une vision enchantée.
Pourtant, plusieurs livres écrits par des journalistes français sont parus ces dernières années…

NB : Il n'y en a pas eu tant que cela. À peine quatre ou cinq livres, écrits en majorité par des journalistes français depuis 1999. C'est très peu au regard des liens entre les deux pays. À l'opposé, l'Algérie est mieux connue et étudiée. Il y a en France une fascination pour la monarchie, qui évince les autres sujets. Nous avons voulu, avec Catherine, élargir la vision à l'état de la société en général.

CG : Les chercheurs et universitaires s'intéressent surtout aux phénomènes politiques, notamment l'islamisme, au détriment des réalités sociales qui sont édifiantes.

NB : Par exemple, la couverture médiatique des attentats du 16 mai est faible, comparée à celle des attentats de Londres ou de Madrid. Aujourd'hui encore, nous ne disposons que d'un récit parcellaire des attentats de Casablanca.


Vous revenez au début de votre livre sur les attentats du 16 mai. Pensez-vous que l'évènement a agi comme un électrochoc à l'intérieur du pays ?

NB : La réaction a été très forte, démontrant un réflexe positif de protection de la société marocaine. Mais la version officielle a très vite recherché des facteurs exogènes. C'est un effet classique que l'on retrouve en France, par exemple dans la couverture médiatique des émeutes de banlieue l'année dernière. Il est tentant de s'intéresser à la propagande d'Al Qaïda. Or, il est évident que dans les deux cas, la question sociale est déterminante.

CG : Le réflexe de déni s'ancre dans l'habitude, au Maroc, de prendre ses distances avec le voisin algérien. On entend souvent : “Nos islamistes ne sont pas violents”. On a longtemps cru que la monarchie serait un rempart contre la violence islamiste et cette idée est très présente encore aujourd'hui, surtout en France. La filière irakienne démantelée à Tétouan n'a été couverte que marginalement. Il y a comme un refus d'en savoir plus.


Le Maroc est-il, alors, vraiment “dans la situation de la Russie en 1916”, comme vous l'écrivez dans le livre ?

NB : La citation n'est pas de nous, mais d'un ancien patron de l'antiterrorisme français. Nous ne jouons pas à “Madame Soleil”. Le plus important, pour nous, était de décrire la complexité d'un système politique que beaucoup de lecteurs connaissent mal, notamment les différents courants islamistes. Le délicat exercice de prospective vient à la fin du raisonnement. Nous pensons que le risque est réel, la vraie question est de savoir quand il va se réaliser.

CG : Justement, la question qui se pose est de savoir si les conditions d'un changement politique violent sont réunies, en s'attachant aux réalités concrètes. Récemment, le ras-le-bol social s'est exprimé par des manifestations contre la vie chère. Ce mouvement, porté par la société civile et notamment l'AMDH, a intégré avec le coût de la vie les droits économiques et sociaux dans la liste de ses revendications.

NB : Depuis son accession au trône, Mohammed VI a mis les droits de l'homme sous le feu des projecteurs. Le Maroc fait partie des pays montrés en exemple pour ses efforts sur la voie de la démocratisation. Cependant, et cela revient dans les entretiens que nous avons réalisés, le roi ne peut faire l'économie de réformes urgentes. On n'aurait pas écrit le même livre il y a six mois [rappel : cette interview a été réalisée en décembre 2006 NDLR]. Une évidence s'impose aujourd'hui à la lecture de rapports indépendants : l'horizon est très incertain et il y a du nouveau toutes les vingt-quatre heures, avec des signaux contradictoires. Malheureusement, l'hypothèse d'une transition douce vers une monarchie constitutionnelle s'éloigne.

CG : Ce qui est certain, c'est qu'on ne connaît pas la solution de l'équation marocaine. Mais on peut en lister les inconnues : le Palais, les islamistes, l'armée et la société civile.


La tentation révolutionnaire, ou du moins radicale comme la Qawma des partisans du Cheikh Yassine, est-elle encore d'actualité ?

CG : Al Adl, qui rassemble probablement des effectifs de 150 000 militants, a les problèmes de sa taille. La base et la direction ne sont pas toujours sur la même longueur d'ondes. Les visions qui faisaient état d'une Qawma en 2006 semblent être remontées de la base. À la tête du mouvement, les jeunes cadres veulent davantage participer au jeu politique. Ils cherchent une troisième voie. Ensuite, il ne faut pas sous-estimer les capacités de cooptation du Palais, qui a utilisé dans les années 80 les salafistes pour contrer l'opposition. Aujourd'hui, un front islamiste incluant les soufis pourrait servir à contrer les salafistes combattants. Le besoin est exprimé par les militants d'Al Adl eux-mêmes, qui se plaignent de ne pouvoir contrer les salafistes sur le terrain.


Dans le livre, vous épinglez l'élite marocaine, incapable de mettre en valeur les atouts économiques du pays. Est-elle si mauvaise que cela ?

NB : Des hommes comme Mourad Chérif ou Driss Benhima sont plus intéressés par la stratégie que par la gestion. C'est un profil qui résulte en grande partie de leur formation, comme une majorité de l'élite économique marocaine, dans les grandes écoles françaises. Confrontés à des difficultés, ils privilégient généralement une stratégie de fuite en avant. L'exemple de l'audit qui a précédé la prise de participation de Vivendi dans Maroc Telecom est typique. On peut dire la même chose d'Accor. Azoulay est l’exception qui confirme la règle. Homme brillant, à la personnalité subtile, Hassan II a su en tirer un bénéfice d'image considérable pour le Maroc.


Vous regrettez le retrait du roi de la politique internationale. Le changement de l'image du Maroc à l'étranger ne vient-il pas plutôt de choix diplomatiques plus diversifiés et moins dépendants de la France ?

CG : On peut se demander si Mohammed VI a une doctrine en matière de politique étrangère. La diplomatie marocaine reste centrée sur le Sahara. Elle a cette particularité de ne pas être dirigée par le ministre des Affaires étrangères, mais par deux proches du roi, Taïeb Fassi-Fihri et Fouad Ali El Himma. Et le roi semble plus préoccupé par la politique intérieure.

NB : Même les investissements des pays du Golfe semblent plus relever de facteurs économiques conjoncturels, comme la hausse du prix du pétrole, les conséquences du 11 septembre, que de succès diplomatiques.


Et avec la France ?

NB : La disparition de Chirac de la vie politique française va redistribuer les cartes. Le risque de rupture est plus grand qu'en 1981, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Mais les élites ne veulent pas voir ce qui dérange. On passe ses vacances au Maroc, on y vit bien. Et si on y ajoute les avantages fiscaux ou des privilèges personnels, on comprend mieux la cécité française vis-à-vis du Maroc.

CG : Il y a des intérêts économiques français très importants. Au-delà de la prédation des grands groupes, le tissu de PME françaises reste dense au Maroc.


Dans votre diagnostic et les scénarios pour le futur, vous ne parlez pas du cousin du roi, Moulay Hicham. Le “prince rouge” de la presse française…

NB : L'homme jouit d'une notoriété positive à l'étranger, aux Etats-Unis et dans le Golfe. Il nous a semblé en retrait, faute de vision et de réseaux. Il faut lui rendre hommage pour son engagement sincère et courageux pour les droits de l'homme. Mais nous avons pensé que cela ne suffisait pas à nourrir un projet politique. Peut-être l'histoire nous donnera-t-elle tort…


Propos recueillis par Youssef Aït Akdim en décembre 2006.



Catherine Graciet, connue du lecteur marocain pour ses articles dans Le Journal Hebdomadaire, a réalisé une majorité des entretiens au Maroc. De son côté, Nicolas Beau, déjà auteur de Notre ami Ben Ali, de Paris, capitale arabe et, plus récemment, d'une enquête décapante sur BHL, Une imposture française, a enquêté en France où il travaille pour Le Canard Enchaîné. Pour leur ouvrage, les auteurs auraient préféré un titre comme “Mamounia Blues”, siège de bien des fantasmes français, mais l'éditeur a finalement retenu une présentation plus sobre pour le livre qui est sorti le jeudi 7 décembre 2006 et vient d'être réédité dans une version actualisée en août.

Quand le Maroc sera islamiste, Catherine Graciet et Nicolas Beau. Editions La Découverte, 240 pp, 9,50 €