Une étude du cannibalisme, des représentations et, au-delà, des réalité de l’anthropophagie aux époques antique et médiévale.

Avec la théologie de la transsubstantiation, l’idée que l’hostie et le vin du calice deviennent la chair et le sang du Christ semble peu à peu s’imposer auprès des chrétiens. Ainsi, c’est bien le corps du Christ qui est consommé au cours de la messe. La doctrine de la transsubstantiation résume bien les rapports paradoxaux entretenus par les hommes du Moyen Âge avec l’anthropophagie : des rapports de rejet tout autant que de fascination.

Tout au long de ce livre paru en 2014 aux éditions des Presses universitaires de Rennes, Vincent Vandenberg présente les différentes pratiques connues de l’anthropophagie. En s’attaquant au plus vieux tabou alimentaire, l’historien fait du cannibalisme un objet d’étude scientifique à part entière. Il dépasse le simple récit d’anecdotes, convoquant d’autres disciplines telles que l’anthropologie, l’analyse littéraire ou l’histoire de l’art, pour proposer une étude rigoureuse et documentée placée sous le signe de la diversité de ce qu’il qualifie d’« indicible »   . Car seule la pluridisciplinarité permet de cerner, sinon d’épuiser, cet objet multiforme définit comme « le traitement à caractère alimentaire, partiel ou complet (de toute forme de "cuisine" à l’ingestion), réel, imaginaire ou métaphorique, d’un humain (dans l’acception la plus large du terme) ou d’un ou plusieurs de ses constituants/produits de tous types par un humain, quelles que soient les motivations du ou des protagoniste(s) et le contexte de ce traitement. »  

L’intérêt majeur de l’ouvrage se situe dans la thèse de l’auteur qui démontre que le cannibalisme a bel et bien existé en Occident aux époques antique et médiévale. Vincent Vandenberg invite en effet à réfléchir sur la réalité même des faits. Il montre que ce phénomène largement fantasmé a existé sous diverses formes et s’oppose ainsi à la thèse développée par W. Arens dans The Man-Eating Myth. Anthropology and Anthropophagy   qui, sans contester formellement l’existence réelle du cannibalisme, fait montre d’un certain scepticisme en affirmant que le cannibalisme était principalement un mythe créé par l’homme occidental. En confrontant et en analysant des exemples provenant de l’Antiquité avec des exemples du Moyen Âge, l’auteur ne se contente pas de relater une seule et unique histoire du cannibalisme mais propose une étude en profondeur du phénomène, une véritable « archéologie du cannibalisme »   .

Ce livre est l’aboutissement d’un travail de recherche au cours duquel Vincent Vandenberg a réfléchi aux apports des autres disciplines en sciences humaines et à l’historiographie pour construire son objet historique. Après avoir discuté et proposé une définition de son objet d’étude – énumérant les différents types de cannibalisme : cannibalisme de survie, psychopathologique, médical, sacrificiel, involontaire, funéraire, guerrier et encore auto-cannibalisme – il présente des cas précis avant de s’arrêter sur l’analyse et la déconstruction des récits. Longtemps le cannibalisme fut considéré comme une pratique sauvage et lointaine alors qu’elle était présente en Occident sous bien des formes. Attentif aux sources, l’auteur attire l’attention du lecteur sur celles-ci et l’invite à dissocier au sein de ces sources, celles qui forgent un topos antique, celles relevant d’une morale religieuse chrétienne et enfin celles rendant réellement compte de la réalité. Et c’est bien par cette présentation et cette acuité du regard sur les sources que la démonstration est convaincante.

Le traitement d’un cas est particulièrement éclairant : celui de Marie, mère anthropophage durant le siège de Jérusalem. Cet épisode du siège de Jérusalem traité par Flavius Josèphe, auteur juif du Ier siècle après J.-C. et sans cesse remanié, est la source d’une importante production iconographique dont l’auteur rappelle la chronologie. Une mère, confrontée à la faim, décide de tuer son enfant et de le manger. Dans les sources juives, cet événement est présenté comme inédit, abominable et doit susciter la compassion. Pour l’auteur « cette anthropophagie maternelle est, dans la construction de l’œuvre l’ultime souffrance avant la défaite d’un peuple abandonné de Dieu »   . Dans les sources chrétiennes, il est l’horreur absolue, « la conséquence des pêchés qui ont attiré – et justifient – une impitoyable sanction divine »   . Ce crime sacrilège, acte de cannibalisme de survie, remet en cause l’humanité de ceux qui s’y prêtent. Et Marie mère du Christ s’oppose à Marie l’anthropophage.

On peut toutefois reprocher à l’auteur d’accorder une trop large place au cannibalisme de survie. En outre, en dépit de la rigueur scientifique avec laquelle sont traités les exemples et de leur quantité, l’ouvrage manque parfois de structure et de liaison entre les chapitres. Au terme de ce livre foisonnant d’exemples et solidement documenté, cependant, l’auteur atteint incontestablement l’objectif initial de proposer une vision d’ensemble cohérente des multiples visages du cannibalisme dans l’Occident antique et médiéval. Mettant l’accent sur l’étrange et dérangeante proximité de faits que les Occidentaux ont dès l’époque moderne assimilé à l’Autre, au sauvage et aux « outsiders », Vincent Vandenberg se livre à une lecture multiple, permettant un véritable décryptage historique du cannibalisme, une déconstruction qui plonge jusqu’aux racines antiques et médiévales de la réalité et du mythe. Car, si le terme de cannibalisme apparaît à la fin XVe siècle dans un contexte précis, la réalité elle, est bel et bien présente avant. S’avançant toujours un peu plus loin dans l’analyse, menant des comparaisons stimulantes, il démontre une nouvelle fois, par d’autres biais que ceux utilisés par Fustel de Coulanges en son temps, que l’Histoire « n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, pensé, a senti »   . Ce que cette âme a mangé peut être aussi