Le livre de Franz Welser-Möst, fraîchement ressorti ce printemps en version numérique après une première parution en 2007, offre une vision éloquente et éclectique du métier de chef d’orchestre.

Le livre du chef d’orchestre autrichien Franz Welser-Möst, paru en 2007, est fraîchement ressorti ce printemps en version numérique. Et c’est à juste titre, car l’ouvrage reste d’actualité malgré ses huit ans. Malgré aussi son caractère éclectique, puisque c’est un portrait fragmenté, mais d’une grande sincérité, que dresse ici Franz Welser-Möst de lui-même et de l’art de la direction d’orchestre. La chose s’explique par la genèse du livre : les éditions Styria (Autriche) avaient espéré une autobiographie, exercice auquel le maestro alors âgé de 46 ans et dont la profonde humilité exsude à travers toutes les pages s’était évidemment refusé. À la place est sorti un livre de réflexions, de notes, d’articles mais aussi de conversations avec le journaliste et critique musical Wilhelm Sinkovicz. Un florilège dont on déplore qu’il ne s’adresse pour le moment qu’à un public germanophone.

Structuré en quatre chapitres (Principes ; Artisanat ; Compositeurs ; Opéra) à l’intérieur desquels sont proposés de plus ou moins longs et plus ou moins nombreux développements, ce texte est une explosion d’anecdotes ouvrant sur des réflexions toujours essentielles sur la musique. On le picore dans l’ordre ou le désordre puisque son absence de linéarité (étonnante venant d’un musicien) permet de se nourrir librement de sa substance. Ainsi, l’apparent point faible de l’ouvrage en est-il aussi la force.

Principes

L’ouverture un peu austère de ce premier chapitre donne le ton à un ouvrage dont le message central se décline sur 255 pages : la rigueur, l’humilité et le travail sont des principes indispensables à tout bon chef d’orchestre. La question du rôle de l’interprète est ici abordée quasi in media res : tout chef doit s’incliner devant les œuvres qu’il dirige, se mettre à leur service — et non l’inverse. Welser-Möst dénonce d’emblée la séduction, la manipulation qu’est tenté d’exercer tout artiste reconnu :« Dès que l’on atteint un certain statut dans la vie artistique, on atteint le pouvoir. Il corrompt malheureusement très vite. Comme le pouvoir qu’un artiste exerce par son talent pour impressionner les gens. […] Est-ce que l’artiste manipule son public pour que ce dernier s’intéresse d’abord aux interprètes ? ». Simple rappel étymologique : l’interprète est celui qui fait le lien entre une œuvre et l’auditeur. Or, impressionner le public — par la tentation de diriger sans partition par exemple — s’effectue souvent au détriment de ce lien :« Quand on dirige de mémoire, on doit être capable de réécrire la partition à la moindre double croche près ».

Welser-Möst semble insinuer que tout conduit les jeunes chefs à suivre la voie d’un succès superficiel, puisqu’on les encourage souvent à privilégier le podium plutôt que la fosse d’orchestre :« Pourtant, qui n’est pas passé par cette difficile école de l’opéra n’aura jamais les bases essentielles.Le chef d’orchestre dans la fosse est d’abord au service de l’art ».

Dans la série d’entretiens avec Wilhelm Sinkovicz, Welser-Möst revient inlassablement sur les fondamentaux de son métier : prendre le temps du véritable travail, celui qui consiste à interroger une œuvre, à la fouiller non pour faire sensation mais pour comprendre ce qu’elle contient, sans se laisser aller à la facilité des tempi sauvages, en s’attachant à nuancer les accords, à obtenir les couleurs demandées par l’œuvre elle-même.« Bien sûr, c’est un effort pour un orchestre qui a déjà joué une centaine de fois la même symphonie de changer sa manière de l’entendre et de se débarrasser de certaines habitudes, mais cet effort du renouveau quotidien est ce qui permet de progresser. C’est une question d’hygiène ».

Comment, pour un jeune chef, aborder une œuvre d’une telle envergure que la 5esymphonie de Beethoven ? En se libérant des grandes interprétations d’un Karajan, d’un Kleiber ou d’un Harnoncourt, nous dit Welser-Möst. « Mais cela ne peut pas se faire si l’on se demande uniquement quoi apporter de nouveau, voire de choquant. Il faut d’abord passer par la création d’un rapport avec l’œuvre. Ce qui peut signifier que le résultat ne sera pas “neuf” mais que la sincérité du rapport sera convaincante ».

Dans cette première partie, Welser-Möst s’intéresse également à la connaissance d’une œuvre au sens historique et acoustique du terme. Il souligne l’importance de recouper les informations et de se débarrasser des idées préconçues par une attention minutieuse accordée à l’œuvre elle-même, mais aussi aux documents la concernant (correspondances de musiciens, notices etc.). Ces informations (notamment sur le lieu pour lequel une œuvre a été destinée) peuvent jouer un rôle crucial dans le choix de l’instrumentarium ou des tempi. Le maestro cite en exemple la lettre de Mozart racontant qu’une de ses symphonies a été jouée par 40 violons et 6 bassons : un orchestre classique pouvait donc être beaucoup plus imposant qu’on ne l’imagine. À l’évidence, le chef d’orchestre n’est pas que musicien. Il se doit d’être aussi musicologue et historien.

Artisanat

La deuxième partie, plus brève, aborde des sujets plus techniques (tonalités, couleurs, rythmes, harmonie etc.) sans jamais perdre le lecteur non-initié. Car au fond, l’essentiel du message demeure encore celui du travail, et Welser-Möst de rappeler que si un chef ne peut pas jouer de tous les instruments, il doit au moins en avoir une connaissance précise, en particulier des difficultés. Il doit aussi savoir s’imposer tout en laissant leur liberté d’expression aux musiciens et emprunte cette très belle citation de Karajan à propos des chanteurs :« Je leur donne la liberté dont ils ont besoin afin qu’ils fassent ce que je veux ».

Chaque instrument disposant d’une palette impressionnante de couleurs, le chef doit veiller à ce que celles-ci restent bien définies à l’échelle de l’orchestre : c’est là qu’entre en jeu le contrôle de l’articulation, de l’expression, mais aussi de l’archet pour les violons ou de la respiration pour les cuivres. Même chose pour les questions d’accentuation, de poids, de rythme : Welser-Möst montre combien certaines informations apparemment contradictoires d’une partition, comme l’indication d’un tempo lent sur une mesure qui demanderait plus de la rapidité, obligent à repenser l’ensemble afin de maintenir l’esprit de l’œuvre tout en la rendant techniquement jouable.

Welser-Möst reconnaît plusieurs qualités nécessaires à un chef, au-delà du talent musical : un sens développé de la psychologie et de l’organisation, un talent pour la communication, une maîtrise de la « langue des signes », une capacité à s’adapter à chaque orchestre. Il souligne que« les Wiener Philharmoniker ne réagissent pas de la même manière ni aux même choses que l’orchestre de Cleveland ».En filigrane, on perçoit ici l’éloge du lien durable que peut entretenir un directeur musical avec son orchestre, contrairement aux rapports éphémères et peut-être superficiels d’un chef invité avec des musiciens qu’il ne croisera que le temps de quelques répétitions.

Malheureusement, et en l’absence de toute chronologie biographique, le lecteur peut manquer ces discours sous-jacents s’il ne sait pas que Welser-Möst, après ses débuts avec le London Philharmonic au milieu des années 1980, a été directeur musical du Opernhaus Zürich de 1995 à 2000, et depuis 2002 directeur musical du Cleveland Orchestra — en 2008, son contrat a été prolongé jusqu’à la saison 2017-2018. Ce livre pêche donc parfois par l’ambiguïté de son genre — ni tout à fait un essai, ni vraiment une autobiographie.

Compositeurs

En apparence plus structuré que les précédents, ce chapitre est lui aussi par moments un peu hybride : la première section est consacrée à Bach et la symbolique des tonalités, la deuxième à la fantaisie chez Joseph Haydn, la troisième à la face divine de Mozart. La quatrième, en revanche, s’intéresse à la Missa Solemnis et la 9esymphonie de Beethoven, c’est-à-dire à deux œuvres plutôt qu’à une thématique. Une autre section rassemble trois compositeurs autrichiens du tournant du XXe siècle : Gustav Mahler, Franz Schmidt et Anton Bruckner. On se demande où se situe la justification du choix des compositeurs et pourquoi ces trois derniers ne méritent pas une attention singulière, alors même que Welser-Möst, né à Linz comme Bruckner, voue, on le sait et on le sent, une grande admiration à l’organiste fils d’organiste. La section sur Schubert, quant à elle, est la plus surprenante. Outre la passionnante analyse sur la finesse des transitions et des modulations chez le compositeur autrichien, elle fait l’objet d’une réflexion très personnelle sur le thème du destin. En effet, Welser-Möst se livre enfin ici intimement à travers un épisode troublant des débuts de sa carrière : le jour anniversaire (et à l’heure exacte) des 150 ans de la mort de Schubert, le futur chef d’orchestre, frappé par un grave accident de voiture, a dû mettre fin à sa carrière initiale de violoniste. Puis sur son lit d’hôpital, en rallumant pour la première fois la radio, il entend la messe en sol majeur de Schubert. Coïncidences, destin ? On sent ici affleurer une sensibilité dont on aurait aimé qu’elle se dévoile un peu plus.

Malgré ses légères inconsistances structurelles, ce chapitre éclaire d’une perspective enrichissante certaines œuvres et certains compositeurs. La dernière section consacrée à Alban Berg et au dodécaphonisme pose un regard libérateur sur une musique encore considérée comme trop cérébrale. Le problème, dit Welser-Möst, est celui d’une interprétation et d’une compréhension erronées de cette musique. En l’abordant de manière plus sensuelle, dans l’esprit postromantique qui baigne encore une œuvre tonale commeVerklärte Nacht de Schönberg, un chef peut saisir et faire saisir toute la« consistance érotique »de la musique atonale.

Opéra

Ce dernier chapitre s’ouvre sur une question de Wilhelm Sinkovicz : « Quel est l’avenir de l’opéra ? ».Le genre musical le plus compliqué qui soit, d’où le plus cher, d’où le plus critiqué. D’où, une fois encore, l’éloge du travail comme ligne de fuite : « Si l’on veut faire perdurer l’opéra, il faut s’en donner les moyens, notamment par le travail », explique Welser-Möst, décriant au passage l’amateurisme de certains metteurs en scène qui se contentent d’écouter brièvement un CD avant de retrousser vraiment leurs manches, saluant par contre le professionnalisme d’un David Pountney ou d’un Sven-Eric Bechtolf.

Des anecdotes comme celle de la soprano Hildegard Behrens qui, avant de chanter Salomé ou Elektra de Strauss, se mettait en voix par une aria de la Comtesse des Noces de Figaro, font le bonheur de ce chapitre. On découvre aussi comment un chef aborde les difficultés et la subtilité des opéras de Verdi, qui ne doivent pas se laisser réduire au simpliste « um-ta-ta » et se voient ici qualifiés d’œuvres du souffle : « Une phrase ne commence pas comme quand on appuie sur un bouton et ne finit pas non plus de manière abrupte. Elle se balance, elle flotte, comme une respiration ».

Ce chapitre confirme aussi l’avidité de Welser-Möst à tout comprendre et à tout absorber du monde de l’opéra, des coulisses à la régie jusqu’aux mystères de la voix … ce qui l’a d’ailleurs conduit à prendre des cours de chant pendant plusieurs années.

À propos de la soprano Mirella Freni, le chef écrit : « Les vrais grands sont très faciles d’accès, même chaleureux, et toujours prêts à aider leurs jeunes collègues. Ils n’ont pas besoin de se rendre “difficiles”. » Et l’on serait tenté de lui retourner le compliment