Un tour d'horizon de l'appropriation des travaux de Bruno Latour par de jeunes chercheurs en sciences sociales.

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Énigmatique au premier abord, par son titre singulier et un contenu composite, L’Effet Latour interpelle, tant par son style d’écriture que son objet. À travers les témoignages de treize jeunes chercheurs qui relatent leur expérience de recherche doctorale au prisme de la rencontre avec les travaux de Bruno Latour, cet ouvrage rend moins compte de la pensée de l’auteur en question que des modalités de son influence. La rencontre entre la conception latourienne de la recherche en sciences sociales et des terrains de recherche ancrés dans diverses disciplines (géographie, théorie et science politiques, sociologie, STAPS) offre un cadre heuristique nouveau, instauré et permis précisément grâce à des outils et approches fructifères ou à tout le moins perturbants.

C’est précisément de cette nouvelle voie heuristique que ce livre rend compte, en remontant à la source de cet impact, tel qu’il a été vécu et au gré des arbitrages qu’il a nécessités. Les chapitres de cet ouvrage constituent chacun un témoignage différent, rendant compte d’un mode d’influence singulier de la pensée de Bruno Latour. Les jeunes chercheurs retracent les méandres de la constitution de leur terrain de recherche, au prix d’impasses, de tergiversations, de dilemmes et de compromis entre diverses approches méthodologiques et influences de travaux scientifiques. Dans ce creuset d’apories, Bruno Latour a été, pour les auteurs de cet ouvrage, une figure marquante qui, à un moment donné de leurs pérégrinations intellectuelles, les a amenés à modifier le cours de leurs recherches, que ce soit pour intégrer sa pensée dans leurs travaux ou bien pour forger une démarche qui s’en démarque.

Les différentes modalités de cet impact convergent cependant vers une reconnaissance commune, éloquemment qualifiée par les concernés de « Latouring Club »   , dénomination qui laisse entendre, sinon l’intensité de l’influence, du moins la reconnaissance de l’importance de cette rencontre intellectuelle. Empruntant à la sociologie de Bruno Latour une certaine conception du « social » comme principe de connexion, cette intégration d’outils d’enquête et d’une certaine méthodologie a été vécue comme une rencontre décisive. L’ouvrage renseigne sur un renouvellement de la recherche en sciences humaines et sociales par l’entremise des travaux de Bruno Latour : grâce à eux, que ce soit à travers eux – dans le sens d’une continuité – ou contre eux – dans le sens d’une rupture et d’un dépassement. À l’affût de nouvelles méthodes, et forgeant ses outils de travail ainsi que sa démarche en devenir par l’effervescence intellectuelle contemporaine, la communauté des jeunes chercheurs est un réceptacle perméable – et de ce fait malléable – aux nouvelles voies qui se forgent, ces dernières venant l’alimenter directement par le biais d’une appropriation et expérimentation de méthodes et outils divers.

La variabilité de l’influence de la sociologie latourienne

Le renouveau pour les sciences humaines et sociales qu’apporte la confrontation avec l’œuvre de Bruno Latour consiste notamment en un élargissement disciplinaire et une refonte des démarches de recherche. La façon dont la théorie de l’acteur-réseau contribue à ré-assembler les connexions sociales a été vécue par les auteurs de l’ouvrage comme un moment décisif dans la construction de leur terrain de recherche. Ne s’agissant pas véritablement d’une « théorie », et en l’absence à proprement parler d’acteurs et de réseau, les modalités de l’enquête que la sociologie latourienne institue sont pour le moins déroutantes. En ce sens, la rencontre avec les travaux de Bruno Latour est vécue comme un impact, communément partagé : « les auteurs de ce livre s’accordent pour dire que la lecture de Bruno Latour bouleverse »   peut-on lire dans l’introduction de l’ouvrage, qui donne déjà la tonalité de l’ouvrage. C’est ce qui permet aussi d’identifier les auteurs comme une communauté de chercheurs, un « nous » qui déclare que « parce qu’il provoque et qu’il s’amuse, Latour nous enthousiasme »   . « L’indiscipline », « l’impertinence » et « l’intimité » constituent trois « effets » de la rencontre avec Bruno Latour qui déterminent les modalités de l’influence de sa pensée sur la jeune recherche : la structure tripartite de l’ouvrage correspond au choix de mettre en avant ces trois dimensions.

L’ « indiscipline » est la résultante des défis posés aux ancrages disciplinaires traditionnels dus à la multiplication des focales et à la remise en cause des outils propres à chaque discipline. L’intégration de la pensée latourienne consiste ainsi en une adaptation, dont les descriptions successives en dépeignent les différentes facettes. Les disciplines de recherche qui sont représentées sont elles-mêmes la cause première de cette adaptation nécessaire, précisée dès l’introduction de l’ouvrage. Cette rencontre mène en effet à la création de champs disciplinaires hybrides : tantôt fructueux « la géographie latourisée est plus ouverte aux aspects contingents des vivre-ensemble »   , tantôt infructueux, menant à des impasses et détachements des thèses latouriennes, narrés avec légèreté. En effet, Bruno Latour « est lui-même difficilement " miscible ", ou même tout bonnement impossible à suivre jusqu’au bout »   : c’est en ce sens qu’on y retrouve aussi « le récit d’un débordement »   . L’influence est l’affaire d’un choix de positionnement théorique, souvent à l’issue de dilemmes déroutants, a fortiori du fait de l’écart des disciplines qui peut poser, selon les cas, de nombreuses difficultés d’adaptation :

Me restent trois possibilités face à ces hypothèses élaborées issues du mélange Latour et théorie politique : abandonner ces hypothèses parce qu’elles ne tiennent pas la route, abandonner ces hypothèses parce qu’elles me font sortir de ma discipline, faire quelque chose avec ces hypothèses   .

L’adaptation devient aussi une entreprise de traduction dès lors qu’il s’agit de transposer la sociologie latourienne sur un terrain étranger : « il a fallu faire de multiples détours pour " traduire " certains de ses concepts [de Bruno Latour] et les rendre opérationnels sur mon objet »   , témoigne ainsi un jeune chercheur en STAPS avec un sujet portant sur les espaces de loisirs sportifs de nature.


Le deuxième « effet Latour » regroupe des témoignages autour de la question de l’« impertinence » : certains jeunes chercheurs s’inspirent des écrits de Bruno Latour pour s’en détacher et suivre une voie différente, voire pour se positionner contre lui et le mettre face aux limites de ses méthodes. Ainsi, la cartographie des controverses est jugée réductrice et prétentieuse dans ses ambitions   ; le projet des humanités numériques est, quant à lui, décrié pour l’allure de « quasi-prosélytisme » qu’il peut prendre   . L’intégralité du positionnement latourien passe aussi sous les fourches caudines, par deux chercheurs lui faisant grief de « fonder en raison ce qu’il veut ; donnant ainsi à sa politique un arrière-goût désagréablement ratiocinant »   . La causticité de la critique est palpable, défiant le projet même de l’ouvrage qui semble par moments permettre toute impudence - voire outrecuidance - d’une jeune recherche qui s’exprime sans ambages, mais qui tempère toujours ses propos : « notre éphémère rencontre avec Latour nous a crucialement permis d’avancer […] Latour est "franchement" digne d’attention. »  

Dans l’économie d’un ouvrage qui affirme le rayonnement de la pensée latourienne dans la jeune recherche, les traits d’impudence apportent des touches de dissidence qui confortent la liberté de ces témoignages. Signe de la verve des auteurs de l’ouvrage et d’une pensée critique, cette impertinence aussi étonnante qu’intempestive apporte de la diversité au sein des appréciations subjectives.

Le troisième effet décrit rassemble des témoignages autour de « l’intimité » : contrepoids de l’impertinence, elle vient compenser les dépassements face au « maître » dans une relation oscillant entre frivolité et déférence. La futilité de cette « intimité » se déploie avec fraîcheur, rappelant le rapport de maître à élève : « nous pensons que les jeunes chercheurs tissent avec Bruno Latour une relation affective, au-delà de leur appétit théorique »   . Cette même intimité implique en outre que « l’auteur qui est l’objet de ce livre ne peut laisser indifférent. Par l’ampleur des théories qu’il propose, il stimule les uns et irrite les autres »   . La frontière entre influence et fascination est très subtile et la fascination à l’égard de cette imposante figure intellectuelle traverse l’ouvrage. En ce sens, la formule « il y [a] nécessairement un avant et un après Latour »   pourrait caractériser l’ensemble de l’ouvrage puisque, en dépit de la diversité des voies adoptées, l’impact avec la pensée de Bruno Latour a permis une maturation du projet de thèse des jeunes chercheurs qui en ont fait la rencontre.

Un ouvrage éclairant ou impertinent ?

La postface de l’ouvrage, rédigée par Bruno Latour lui-même est détachée du reste de l’ouvrage ; s’il a le mot final d’un ouvrage qui porte de part en part sur sa pensée, l’auteur ne cautionne ni ne rejette l’initiative des chercheurs. Recadrant les termes de sa relation face aux jeunes chercheurs, Bruno Latour déclare que « de tous les termes de relation, c’est celui de maître à apprenti que je préfère »   . En outre, il ne manque pas de pointer les risques de l’appropriation des méthodes issues d’un champ disciplinaire particulier au sein de recherches transversales : « le professeur qui a de l’influence court le risque de vendre des produits dans le monde entier dont le mode d’emploi n’est en effet pas distribué »   . L’influence d’une pensée n’est effectivement pas anodine, ni sans risque : les termes de cette relation ne sont pas équivalents : d’un côté une pensée constituée, de l’autre une pensée en construction, ne maîtrisant pas toujours les tenants et aboutissants des dépassements des ancrages disciplinaires. En filigrane des témoignages des jeunes chercheurs transparaît la difficulté des transferts d’outils issus des sciences sociales et en particulier l’écueil d’une compréhension approximative des subtilités de la pensée latourienne, dans sa transposition au sein de croisements disciplinaires. Les témoignages réunis dans l’ouvrage forment un échantillon restreint et peut-être pas le plus représentatif de l’influence dont il est question, ne s’agissant pas de doctorants de Bruno Latour, ni de recherches menées exclusivement en sciences sociales.

La recherche n’est certainement pas un terrain vierge de toute influence, loin s’en faut ; L’Effet Latour illustre, à travers quelques récits exemplifiés, la démarche processuelle de toute recherche scientifique, au détour d’adaptations, de choix face à des traditions de pensée et des auteurs contemporains. Si seule une figure intellectuelle se retrouve représentée dans l’ouvrage, celle-ci est en quelque sorte paradigmatique du processus de construction d’une voie individuelle dans la recherche à partir des grandes figures de la pensée : celles que chacun choisit de considérer comme telles, temporairement ou de façon stable à travers son parcours. L’influence exercée sur la jeune recherche n’est-elle pas, d’ailleurs, la mise à l’épreuve de la fertilité d’une pensée ?

Les différentes voix qui se font entendre à travers cet ouvrage, sous forme de témoignages directs et séparés, font entendre une polyphonie intéressante. Le lecteur peut alors choisir de le lire comme des témoignages liés à l’appropriation de la pensée latourienne, ou comme un ouvrage qui sonde les fondements de toute recherche où, en tâtonnant, un jeune chercheur va à la rencontre d’éléments parfois lointains et déroutants, pouvant contribuer à forger son propre cheminement. Car toute recherche non aboutie se cherche elle-même ; en se constituant elle se questionne et se fraye un chemin, au prix d’errances et de pierres d’achoppement, de chemins sinueux ponctués par des rencontres