Françoise Auriol rend un hommage original bien qu'inégal à Albert Camus et son personnage-clé, Meursault.

Le centenaire de la naissance d’Albert Camus a donné lieu à divers hommages littéraires, dont L’Indifférent (Albert Camus unlimited) de Françoise Auriol fait partie. L’intrigue est structurée autour de deux fils narratifs : l’amour qu’un étudiant en Lettres modernes éprouve pour une de ses enseignantes spécialiste de Camus, la rencontre de ce même étudiant avec un vieil homme qui prétend être le Meursault de L’Étranger. L’ensemble est sous l’égide d’une prose rapide et décousue, qui pourra être appréciée pour son côté sautillant et vif comme méprisée pour l’impression de facilité qui s’en dégage.

Le narrateur, Ali Ruben, se présente comme un personnage moralement agaçant tout au long de l’histoire, tantôt espiègle et outrageusement séducteur, tantôt provocateur et pétri de mauvaise foi. Pourtant son engagement est essentiel et majeur, et gravite autour de deux notions : la vérité et l’égalité. Il se fait au fil des pages le chantre écorché de la décolonisation : Ali Ruben est d’origine martiniquaise, et le « cas » Meursault l’intéresse car, dans le meurtre de « l’Arabe », il voit sans doute, en filigrane et au-delà de toutes les bien-pensances critiques, la manifestation sourde du racisme. Mais il ne peut, paradoxalement, s’opposer de façon radicale à Meursault (le personnage camusien autant que l’usurpateur du texte) : en effet, ce dernier est pied-noir comme lui, Ali Ruben, est « négropolitain ». Entre-deux identitaires inconfortables que Meursault résout par le mutisme et Ali Ruben par la volubilité et la contradiction, lorsqu’il dénonce et semble rechercher à la fois le confort d’une certaine norme.

Toutes les conceptions et les théories (littéraire, politique, psychologique) qui se donnent à lire dans L’Indifférent se révèlent aussi miroitantes qu’instables, en somme relatives. Tout peut être retourné comme un gant et bousculer le politiquement correct : Ali Ruben se prend d’amitié pour un Philibert (le faux Meursault) soupçonné de racisme et de franquisme, fréquente une soirée ubuesque où les bourgeois invitent d’étranges étrangers pour se donner bonne conscience et émet l’hypothèse d’un Camus défenseur louche des idéaux de la IIIe République. Françoise Auriol épingle, page après page, les situations du quotidien où le « raciste nouveau » se manifeste (chez la bonne de Philibert comme chez l’universitaire), faisant de tout innocent un présumé coupable, et place son ouvrage dans la lignée des textes engagés.

Mais L’Indifférent (Albert Camus unlimited) n’est pas un texte sans limites et manque parfois sa cible à force, peut-être, de vouloir trop en dire dans un style souvent courant : l’alternance entre tentatives de séduction à l’université et interrogatoires laconiques avec Philibert-Meursault lasse, les scènes de sexe gênent parfois par leur gratuité, les personnages sombrent rapidement dans la caricature psychologique, les détours lointains (bien que cohérents) sur le rap des banlieues ou les Khmers rouges déboussolent, tandis que le happy end final (ils se marièrent, etc.) peine par son aspect convenu dans un texte qui cherche ouvertement à déstabiliser la bonne conscience de son lecteur...

Hormis quelques passages d’une beauté poétique remarquable, notamment lorsqu’Ali Ruben rentre dans ses pénates insulaires, L’Indifférent nous aura laissé quelque peu et malheureusement indifférent