* Cet entretien constitue la seconde partie (sur trois) d’un grand entretien avec Laurent Véray, professeur d’études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paris III, portant sur le cinéma « de » et « sur » la Grande Guerre.
 

 

 

Nonfiction.fr – En termes historiographiques, le thème du cinéma de la Grande Guerre pose spontanément la question du rejeu de l’archive de 14-18 dans le cinéma postérieur à l’événement. Mais ces catégories – l’histoire, l’archive – ne semblent pas suffire, puisqu’un film de fiction comme Les Croix de bois (1932 - voir la première partie de cet entretien) apparaît comme une sorte de « cinéma de témoin », d’abord parce qu’il est l’adaptation cinématographique du témoignage écrit de Dorgelès, mais également parce qu’il est constamment retravaillé par ce témoin fondamental qu’est Dorgelès.

Laurent Véray – Oui, et d’ailleurs avant la guerre, Dorgelès est moins un écrivain qu’un journaliste. Il fréquente la vie de bohème, Montmartre, les peintres, les poètes, et il écrit dans des journaux dont la ligne éditoriale se situe à gauche, voire à l’extrême-gauche – il se définissait lui-même comme anarchiste. Au départ, donc, son écriture est plus journalistique. Etant de santé fragile, il a d’abord été réformé, mais il a décidé de s’engager malgré cela : on voit ici la complexité de la position de ces gens plutôt de gauche, pacifistes, anarchistes, mais qui dans ce contexte d’engouement générale dans l’entrée en guerre devancent l’appel… Pendant douze mois que racontent Les Croix de bois, il combat en Champagne, et comme Apollinaire, il vit une histoire d’amour avec une certain Mado avec qui il entretient depuis le front une relation épistolaire extrêmement forte. C’est lorsqu’elle commence à se détacher de lui, ce qu’il ne supporte pas, qu’il se met à tout faire pour la rejoindre, ce qui le conduit à intégrer l’aviation et à quitter le front ; et c’est à partir de ce moment-là qu’il se met à écrire, c’est-à-dire à mettre en forme des notes prises dans les mois précédents. A la différence d’autres romans sur la guerre, on a donc ici affaire à un livre écrit à chaud, qui sort dès 1919 et qui se fonde sur un vécu directement mis à l’écrit. C’est aussi le cas du Feu d’Henri Barbusse   et de Civilisation de Georges Duhamel   , qui sont publiés très tôt à partir d’une écriture de type « carnets ».

Dès le départ, il y a donc dans le récit une dimension de témoignage, mais elle est encore accentuée dans le film. Or par la suite, le film lui-même devient une sorte de témoignage d’authenticité visuelle et sonore de l’événement, et donne de la matière à d’autres films. C’est notamment le cas dans les films américains des années 30, puisque les Américains se sont beaucoup intéressés à ce film : la compagnie Fox en a racheté les droits pour en proposer une adaptation qui finalement n’a pas vu le jour ; mais comme ces droits avaient été acquis, cette compagnie l’a revendu par morceaux à d’autres studios, et quatre ou cinq réalisateurs (à commencer par John Ford pour Le Monde en marche   ) en ont réutilisé des images et des sons dans leurs propres films sur la guerre, avec cette fonction d’images réalistes qu’on pouvait assimiler à des images d’actualité dans un récit fictionnel. En 1936/1937, Howard Hawks a réalisé un remake du film, intitulé Les Chemins de la gloire, mais dont la dimension romanesque est très éloignée à la fois du film de Raymond Bernard et du roman de Dorgelès.

Plus tardivement, dans les années 60-70 et après, le film devient presque une archive dans lequel les documentaristes puisent plus ou moins consciemment – puisque certains plans ont tellement tourné qu’ils se sont retrouvés dans des cinémathèques sans être vraiment bien identifiés, et qu’ils ont pu être pris pour des témoignages d’époque. Dans la pratique, ces images ont donc changé de statut, mais ce qu’il en reste, c’est leur valeur de témoignage, qui se retrouve depuis l’écriture du livre jusqu’à la réalisation du film, et c’est justement cette volonté de témoigner par la mise en scène et par l’esthétique qui explique ce glissement du statut des images.


Retrouve-t-on un tel souci de véridicité chez d’autres réalisateurs, même contemporains ?

Parfois, oui. Bertrand Tavernier, par exemple, a le souci du réalisme, même si ses films restent très romanesques. C’est un réalisateur « à l’ancienne », dans le sens où les dialogues, très travaillés, y occupent une place très importante, comme c’était le cas dans les films des années 30. Si on isole certains plans, on peut sans doute aussi trouver des choses assez proches d’une vérité historique. Mais justement parce que c’est un cinéma très écrit, ce sont des récits fictionnels qui paraissent parfois trop parfaits, dans le sens où ils sont très éloignés de ce que peut être une archive ou un témoignage.

Avant le film de Bernard, le film de Léon Poirier, Verdun, visions d’histoire qui date de 1927-28 a souvent été présenté comme la première tentative de mise en scène très réaliste de la guerre : il a été réalisé pour les dix ans de la bataille de Verdun, et la démarche de Poirier était de faire LE film sur cette bataille déjà mythique, mais aussi un film documentaire. Il ne voulait pas faire une œuvre romanesque, et effectivement, il n’y a dans ce film aucun personnage auquel on puisse s’identifier. Les personnages correspondent à des profils sociaux – le paysan, l’instituteur, le poilu… – qui se succèdent sans revenir. Poirier avait le souci de travailler à partir des écrits d’historiens déjà publiés. La structure du film est très chronologique, donc didactique, et de nombreux apports ont également cette vocation explicative, comme des cartes, des titres des journaux d’époque, etc. Dans cette volonté de proposer un récit à la fois historique et exhaustif, Poirier va jusqu’à utiliser des plans d’archive – ce que ne fait presque pas Raymond Bernard – représentant des moments de la bataille ou des officiers, et à construire d’autres plans qui raccordent avec ces images d’archives. Il a par exemple retrouvé dans des archives allemandes un plan encore inédit en France où on voit le Kaiser et le Konprinz visiter le quartier général allemand et assister à un défilé de troupes : en plus de réutiliser ces images, Poirier a retrouvé le village dans lequel elles avaient été filmées, et il a tourné de nouveaux plans avec ses acteurs, de manière à constituer un contrechamp. Dans ces archives, on voit par exemple une porte derrière Guillaume II : à partir de ce constat, Poirier imagine ce qui se passe derrière cette porte, ce que font et disent d’autres officiers (fictifs) qui observent la scène (réelle). Poirier a aussi demandé à Pétain de revenir sur les lieux de son ancien quartier général et de tourner des plans pour combler l’absence d’images d’archives de ce lieu : les spectateurs voient bien que Pétain a dix ans de plus qu’à l’époque, mais ils ont sans doute aussi considéré que le fait que Pétain accepte de jouer son propre rôle était une garantie de sérieux et d’authenticité.


Par ailleurs, même si l’image est déjà très présente dans la société de l’entre-deux-guerres, elle l’est bien moins que dans la nôtre, et on peut penser que la physionomie des gouvernants et son évolution a pu être moins visible et en tout cas moins décisive pour les contemporains qu’elle ne l’est de nos jours.

Sans doute. Mais ce qui explique aussi la popularité de Pétain à cette époque, et ce qui a largement contribué à construire sa figure mythique, c’est aussi qu’il est un des rares officiers supérieurs de l’époque à avoir compris comment utiliser les images de la photographie et du cinéma. D’autres comme Foch n’en voient pas l’utilité, Joffre pose mais sans prendre soin de bien se présenter devant la caméra : au contraire, Pétain sait poser devant un appareil photographique, et il organise même des petits scénarios avec ses officiers d’état-major et avec les opérateurs pour mettre son rôle en évidence.
 

Pétain fait donc déjà de la « com’ » : quels sont les moments qu’il privilégie pour mettre en scène son leadership ?

Un exemple que j’ai analysé pour ma thèse est le moment où il prend le commandement des armées à la suite de Nivelle, après le désastre du Chemin des Dames en avril 1917 et au moment des mutineries, très critique pour le commandement et pour le gouvernement. A ce moment-là, Pétain organise le scénario d’une visite de cantonnement comme on en a plein les archives ; mais le fait de montrer une telle visite par un général qui vient de prendre un commandement est déjà une originalité, et surtout, le découpage de la séquence en une dizaine de plans avec des prises de vue différentes montre qu’elle est soigneusement composée : on voit Pétain entrer et sortir d’un bâtiment, on le voit arriver en plan large devant des soldats en cantonnement qui vaquent à leurs occupations, on le voit distribuer du tabac, boire un coup de pinard et de la soupe avec eux, puis repartir vers son poste de commandement. Dans la revue La Cinématographie française, le critique Jean-Louis Croze, qui avait pour fonction de s’occuper des équipes d’opérateurs, expliquera d’ailleurs clairement comment au cours d’une mission, il avait concocté un petit scénario avec les officiers d’état-major de Pétain, peut-être celui-ci. Quoi qu’il en soit, on voit bien dans ce cas comment Pétain profite de l’occasion d’une visite de cantonnement pour signifier, via les actualités, que tout va bien, que le commandement est proche des combattants, que lui-même, qui vient de prendre le commandement, prend soin de ses hommes, qu’il a le souci de leur bien-être. Dans ce moment critique, l’officier général montre que son premier souci, ce sont ses hommes. Ce qui du reste n’est pas très éloigné de ce que les historiens ont pu constater de l’action de Pétain à cette période : il signe certes une cinquantaine d’ordres d’exécutions de mutins, mais il a aussi le souci de rendre plus nombreuses les permissions, d’aménager la vie dans les cantonnements pour la rendre plus « confortable ». Or il a conscience que le cinéma est un loisir populaire, et c’est notamment lui qui ordonne le développement de l’usage du cinéma pour le loisir et le divertissement des soldats, et la projection de films burlesques – de Chaplin et d’autres – dans les gares de triage ou pour les permissionnaires, dans les cantonnements de l’arrière.
 

La guerre renforce donc une situation de « demande » qui a influencé la production cinématographique, y compris du point de vue de la fiction et du divertissement ? 

Dans l’histoire du cinéma, la Grande Guerre est une période charnière à de très nombreux égards. C’est déjà le moment où le cinéma français va perdre son hégémonie sur la scène internationale – Pathé était alors une multinationale qui avait des succursales dans plusieurs pays et était puissante aux Etats-Unis – mais le déclin est déjà amorcé avant la guerre, puisqu’en 1913, la production française est déjà moins importante que la production américaine. Disons que la guerre a accentué ce phénomène de déclin déjà enclenché.

A côté de cette première idée qu’on retient habituellement, 14-18 est aussi le moment d’une production patriotique qui, la plupart du temps, est regardée comme inintéressante d’un point de vue esthétique ; mais ce jugement me semble discutable. On dit que sur le plan artistique, il s’agit d’une période assez pauvre dans laquelle seuls les films américains – de David Wark Griffith, de Cecil B. DeMille – sont dignes d’intérêt, alors que la plupart ne sont pas montrés en France immédiatement. C’est effectivement le cas de Naissance d’une Nation (1915), censuré en tant que film raciste : le gouvernement qui a fait appel aux troupes coloniales pour participer à l’effort collectif pour la défense de la Nation ne veut pas donner à voir des blancs et des noirs qui s’entre-tuent. Idem pour Intolérance (1916), où toute une séquence montre des Français qui s’embrochent pendant la Saint-Barthélémy : la censure considère que cette représentation constitue un risque pour l’Union sacrée et la concorde nationale. D’une manière générale, à cette époque, la censure est très attentive à la préservation de l’ordre public, beaucoup plus qu’à la promotion de films allant dans le sens du discours dominant : l’obsession, ce sont les troubles, les protestations, la contestation susceptibles de naître dans des lieux publics où sont très présents les indicateurs de police.
 

Le public de 14-18 réagissait-il effectivement puissamment au cinéma contemporain ? Est-il possible de connaître ses réactions ?

Les études de réception sont difficiles, ici comme ailleurs, car on dispose de peu de sources. Les notes de censure donnent des indications sur la façon dont les autorités civiles et militaires percevaient le public, et des formes de dangerosité liées à l’usage des images. Mais de là à comprendre comment le public se comportait face à tel ou tel film, ce n’est pas vraiment possible, d’autant plus que le public est une masse de gens qui ont pu réagir différemment. On peut aussi utiliser les critiques qui décrivent les réactions des spectateurs. Dans tous les cas, à cette époque, le cinéma est un spectacle très populaire, mais qui touche toutes les classes sociales : à Paris, on trouve des cinémas dans tous les quartiers. Sur les Grands Boulevards, le Tivoli ou le Parisiana sont des cinémas luxueux qui ressemblent à des théâtres, avec plusieurs niveaux de prix et des loges coûteuses. Place de Clichy, 60 musiciens jouent en permanence au Gaumont Palace, qui peut accueillir jusqu’à 6 000 personnes : aller au cinéma, c’est donc une vraie sortie, et qui touche toutes les couches sociales. Par ailleurs, les séances sont composées de plusieurs projections : elles comptent en général deux bandes d’actualité, dont une spécifiquement consacrée à la guerre ; elles peuvent être suivies ou précédées immédiatement d’une bande comique ; c’est aussi le début du cinéma documentaire – dès 1916, en France comme en Angleterre, des films parfois longs sont consacrés à un même sujet – mais également du serial, l’ancêtre de nos « séries » qui permet de fidéliser le public et qu’on retrouve, retranscrit, dans la presse écrite et illustrée. Les séances durent donc plusieurs heures, pendant lesquelles on commente les films. La salle de cinéma est un lieu beaucoup plus vivant qu’aujourd’hui, aussi parce que les entre-actes peuvent être l’occasion de spectacles vivants – lectures, acrobaties, etc.
 

Si la Section Cinématographique de l’Armée permet à certains membres du commandement de contrôler la propagande par le cinéma, les bandes officielles sont donc noyées dans une programmation particulièrement hétéroclite, qui a pu subir l’influence des images officielles, mais qui à l’inverse a peut-être pu favoriser le regard critique du public : cette coexistence a-t-elle donné lieu à des interactions entre les productions officielles et indépendantes ?

Ce problème est complexe. Les bandes d’actualité sont certes supervisées et étroitement contrôlées par les autorités civiles et militaires, puisque la Section Cinématographique de l’Armée émane de trois ministères : le ministère de la Guerre, qui contrôle le terrain et les opérateurs sous uniformes,  le ministère de l’Instruction Publique, et le secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts, l’ancêtre de notre ministère de la Culture. Mais chacun de ces trois ministères s’intéresse au cinéma pour des raisons différentes.

Le ministère de la Guerre est évidemment principalement intéressé par la propagande et la maîtrise de l’opinion publique. Les sociétés de production – Pathé, Gaumont, Eclair, Eclipse – sont très demandeuses d’images de la guerre, que le public a envie de voir, et c’est donc du monde professionnel que procède d’abord la pression exercée sur le gouvernement, auquel elles demande des autorisations pour que des opérateurs puissent aller sur le front, puis tourner, monter, etc. ; or pour l’armée, délivrer ces autorisations en contrôlant la production doit aussi lui permettre de se donner à voir sous un jour favorable.

Au secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts, en revanche, si on est très intéressé par cette production d’images de la guerre, c’est parce qu’on perçoit d’emblée qu’il s’agit d’un événement exceptionnel dont il faut conserver des archives. Le secrétariat d’Etat aux Beaux-Arts s’intéresse aussi beaucoup aux images tournées sur les lieux des combats où des monuments historiques sont détruits, et dont ils entendent conserver la trace au moyen du cinéma dans la perspective de la reconstruction. Dès le début de l’année 1915, on observe cette volonté de produire de l’archive.

Quant au ministère de l’Instruction Publique, en lien avec cette question de l’archive, il voit aussi dans ces images un intérêt pédagogique et didactique : pendant la guerre, on montre déjà ces archives, mais on réfléchit aussi déjà à la manière dont on pourra les montrer après la guerre. En définitive, donc, la production officielle elle-même est travaillée par toute une chaîne de protagonistes dont les motivations sont très variables ; mais finalement, elle reste aux mains des professionnels, car si les opérateurs sont sous uniforme, ils ne sont pas formés par l’armée, et ils continuent à travailler pour les sociétés de production reconnues par les militaires – Pathé, Gaumont, Eclair et Eclipse. Par ailleurs, les films sont montés à l’arrière, et au début de la guerre, chaque société produit sa propre bande d’actualité hebdomadaire : dans les premiers mois, c’est assez redondant, puisque les quatre sociétés couvrent en général les mêmes sujets, mais au bout de quelque temps, quand le nombre des opérateurs augmente et qu’ils obtiennent la possibilité de circuler plus facilement, elles tendent à se spécialiser sur certains sujets.
 

La production officielle est donc elle-même conditionnée par les intérêts commerciaux des sociétés de production qui en ont la charge : cette superposition des protagonistes et des intérêts a-t-elle eu un impact sur la définition de ce que les images montrent de la guerre ? En s’additionnant, ces filtres se sont-ils plutôt accumulés ou neutralisés ? Et ont-ils déteint sur la production de fiction ?

Prenons l’exemple de Gaumont. Très tôt, Léon Gaumont écrit aux autorités qu’il veut produire des films patriotiques comme il en produisait déjà beaucoup avant-guerre. De fait, il s’était d’emblée spécialisé dans la production de ciné-drames patriotiques. Dans ce cas-là, en termes historiographiques, on peut parler de « série culturelle » dans la mesure où la production culturelle (ici le cinéma) ne peut pas être isolée de son environnement social et culturel, et où ce dispositif complexe se décline dans le temps en adoptant des supports nouveaux, différents. A sa naissance, dans les années 1890, le cinéma prolonge ainsi des « séries culturelles » antérieures, et on observe que les premiers films patriotiques qui datent de 1896-97 – dans les catalogues Lumière, chez Méliès, etc. – prolongent ce qui existait dans la peinture d’histoire du XIXe siècle. On représente par exemple des scènes des guerres napoléoniennes, de la guerre de Crimée ou de 1870 que les gens connaissent parce qu’elles ont déjà été popularisées par la peinture très à la mode d’Alphonse de Neuville ou d’Edouard Detaille, par la gravure ou par les cartes postales. Elles sont présentes dans tous les manuels scolaires de la IIIe République, et tout le monde les connaît. Au départ, donc, le cinéma ne fait que relayer ces représentations en se les appropriant et en les modifiant en fonction de ses spécificités. La guerre de 14 va réveiller l’engouement pour ce type de films qui existe déjà, et cela explique pourquoi les films de 1915 sont à ce point décalés vis-à-vis de la réalité de la guerre : les réalisateurs qui n’ont aucune expérience de la guerre moderne tendent à la percevoir et à la représenter à la manière de la guerre de 1870, et ils relayent l’exaltation cocardière des comportements héroïques qui est commune au début de la guerre. Chez Gaumont, Léonce Perret s’est vraiment spécialisé dans ces films de guerre patriotiques et il en réalise un grand nombre en 14-18 ; mais toutes les firmes en produisent.

Avec les années, cependant, la durée et l’expérience de la guerre font que ces films changent. D’abord, ils deviennent plus longs. Perret lui-même tend toujours plus à héroïser les personnages féminins souvent issus de milieux modestes et qui se transcendent dans la guerre : on voit des jeunes femmes s’approcher voire traverser les lignes de feu pour rejoindre leur fiancé et leur montrer l’enfant qu’elles viennent de mettre au monde, ce genre d’histoires. Une influence importante à prendre en considération est l’arrivée d’autres films, en particulier des films étrangers. Certains sont censurés, mais un grand nombre passent la censure, même si la traduction des intertitres peut être très éloignée de leur sens original et si la plupart sont remontés. Or les films américains sont de deux types : certains sont dits « interventionnistes », favorables à l’entrée en guerre des Etats-Unis, parfois en raison d’intérêts économiques indirects comme c’est le cas de ceux que finance le fabricant d’armes britannique Vickers ; mais d’autres sont « non-interventionnistes » : ils montrent cette guerre européenne comme une catastrophe à laquelle les Américains n’ont aucun intérêt à participer. Mais quand le Président Wilson décide finalement de l’intervention, les films de guerre américains adoptent presque tous son orientation. Or la plupart arrivent en France. Ce sont souvent des films qui représentent bien plus crûment la violence de guerre et dont la mise en scène est bien plus impressionnante que les films français qui restent statiques, théâtraux, dans l’esprit du « tableau ». Les films américains sont plus rythmés, tournés avec plusieurs caméras, avec plus de moyens donc plus de figurants, de décors, etc.
 

Quel écho ont reçu en France les films « non-interventionnistes » porteurs d’un message hostile à la guerre, si du moins ils en ont reçu un ?

A défaut d’être pacifistes, ces films sont effectivement pacifiques. Dans Civilisation, par exemple, Thomas Harper Ince fait le récit d’une guerre parfaitement imaginaire, sans lien direct avec le conflit en Europe, mais on comprend que c’est à ce conflit que l’on renvoie, puisque le film met en scène un empereur aux velléités expansionnistes, donc un avatar de Guillaume II qui utilise tout un arsenal d’armes modernes, dont le sous-marin. Cette nouvelle arme devient un élément particulièrement important dans la représentation américaine de la guerre pour les raisons évidentes que symbolise le torpillage du Lusitania et d’autres navires marchands. Dans ce film, Thomas Ince tient un discours plutôt pacifique qui montre en gros les désastres de la guerre. Mais lorsque ce film est diffusé en France, les intertitres sont complètement revus et avec eux, c’est tout le film qui prend un sens totalement différent, en l’occurrence belliciste : il prend la forme d’une dénonciation de Guillaume II et des exactions commises par les sous-mariniers allemands qui sert les intérêts patriotiques français.

Les critiques français perçoivent par ailleurs la grande modernité de ces films, à la fois du point de vue de la représentation de la guerre et d’un point de vue strictement cinématographique. C’est à partir d’eux que se développe la cinéphilie de Louis Delluc   qui reste très critique à l’encontre des films français et européens. A la même époque, des textes de Colette publiés dans diverses revues de cinéma comme Filma manifeste sa fascination pour la manière dont les Américains spectacularisent la guerre, ce que les Français ne font pas. Car finalement, les ingrédients de ce que sera le film de guerre américain « classique » se mettent en place dès cette époque.
 

On lit effectivement à plusieurs endroits dans vos travaux que les manières de filmer la guerre en 14-18 ont partiellement déterminé les formes prises par le cinéma postérieur à 1918. A cet égard, le cas du « cinéma du réel » (documentaire, d’information, de propagande…) est sans doute très différent du cas du cinéma de fiction. Pour commencer par la fiction, dans quelle mesure peut-on considérer que la Grande Guerre a fonctionné comme la matrice des fictions de guerre ? Et ce rapport généalogique est-il d’abord d’ordre esthétique ou idéologique ?

Pendant la Première Guerre mondiale, on voit effectivement apparaître un certain nombre d’éléments qui caractériseront ensuite ce qu’on identifie comme étant le film de guerre hollywoodien classique. Dans tous les cas, les Américains sont allés beaucoup plus loin que les Européens dans la formation d’un code nouveau pour au moins deux raisons. La première est qu’ils disposent à l’époque de moyens de tournage bien supérieurs : l’armée américaine elle-même met à disposition des troupes, des navires, ce qui est rigoureusement impossible en Europe où toutes les ressources sont mobilisées pour la guerre. La seconde raison est que l’environnement social est très différent aux Etats-Unis, où les gens sont très éloignés de la guerre et ont même une idée très vague de ce qu’est l’Europe. A quelques exceptions près, ils n’ont donc pas ce rapport affectif sensible à l’événement que pouvaient avoir les populations européennes, où chaque famille est d’une manière ou d’une autre concernée par la guerre. Même après l’entrée en guerre des Etats-Unis, la guerre reste quelque-chose d’assez abstrait. Dans ces conditions, sa spectacularisation la rend plus identifiable, plus imaginable. Or cela revient à mettre en place quelque-chose qui n’existait pas avant, quoique certains films de Griffith consacrés à l’Antiquité ou à la guerre de Sécession soient déjà particulièrement violents. D’une certaine manière, cette façon de filmer la guerre est sans doute à mettre en relation avec la violence par laquelle s’est construite la société américaine. Mais ce rapport à la violence s’intensifie dans le contexte de la Première Guerre que les réalisateurs souhaitent rendre plus présente et plus captivante en raison même de son éloignement. On montre alors des scènes de corps à corps et des corps déchiquetés, ce qui est inconcevable dans les films français, même plus tard – dans les Croix de bois par exemple – car on trouve cela indécent, insoutenable.
 

D’une certaine manière, c’est donc la distance qui favorise un certain réalisme.

Oui, mais en Europe, ce n’est pas parce qu’on ne montre pas de corps déchiquetés que les gens ignorent la réalité de la guerre. Par les échanges, les lettres, les permissions, les photographies parfois prises par les soldats, tout le monde en France connaît cette réalité. Mais la pudeur forge un interdit qui bannit toute représentation fictionnelle de la violence extrême. On a souvent tendance à croire, à tort, que cette relative absence de la violence en 14-18 est le résultat de la censure : évidemment que la censure retient certaines images qu’elle considère comme dangereuses pour l’ordre public, mais il existe surtout des formes très puissantes d’autocensure, aussi bien chez les opérateurs que chez les soldats. Le but est sans doute d’épargner les familles, mais le simple fait de décrire le corps disloqué d’un copain est quelque-chose de terrible, aussi parce que cela revient à imaginer ce que pourrait devenir son propre corps. Dans l’entre-deux-guerres, les choses changent : jusqu’alors, on montrait des images de mutilés et de gueules cassées pour montrer que la médecine prenait en charge les blessures nouvelles infligées aux soldats. La France comptait alors environ 300 000 invalides : c’était donc une réalité visible au quotidien, et il s’agissait de montrer que le progrès leur permettait de retourner au travail et à la vie sociale. Mais après la guerre, ces images sont interdites en raison de leur monstruosité. Parallèlement, cependant, un commerce de photos impressionnantes se développe, les associations pacifistes se servent aussi de ces images pour dénoncer la guerre, et des documents interdits ou retenus pour constituer des archives sont finalement publiés dans des revues illustrées pour donner à voir des réalités occultées pendant la guerre. Dans tous les cas, le fait de ne pas voir la guerre a donc fortement joué dans la mise en place du modèle hollywoodien du film de guerre, tandis que les corps décharnés ou les scènes d’atrocités resteront absents du cinéma européen pendant de nombreuses années.
 

Si le cinéma de 14-18 est la matrice du film de guerre hollywoodien, c’est donc d’abord par sa manière de représenter la violence, à la fois spectaculaire et atroce. Quels sont les autres éléments du code du film de guerre qui se mettent alors en place ?

Une des caractéristiques du film de guerre hollywoodien qu’on retrouve jusque dans le cinéma contemporain réside dans le fait de filmer des petits groupes, de petites unités combattantes qu’on suit du début à la fin du film. Généralement, on commence par suivre la formation militaire des quatre ou cinq hommes qui constitueront l’escouade ou, dans le cas américain, la section au centre du récit. Cette structure, qui est par exemple celle de Voyage au bout de l’enfer en 1978 ou de Full Metal Jacket en 1987, est déjà celle de La Grande Parade tourné par King Vidor en 1925. Le personnage principal s’engage, il rencontre des copains qui constituent un noyau de 3-4 personnes. Par la suite, ce groupe est confronté à la violence de la guerre, un ou deux d’entre eux sont tués, puis finalement, les survivants rentrent chez eux mais rencontrent un certain nombre de difficultés à se réadapter à la vie civile. Cette structure est aussi celle que choisit Raymond Bernard dans Les Croix de bois : c’est ce qui explique que ce film soit parfois décrit, à l’époque, comme « au raz du sol » ; mais en France, ce schéma reste plus rare

 

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"Les Croix de Bois : un film d'histoire", première partie de notre grand entretien avec Laurent Véray

"Retrouver 14-18 : cent ans de cinéma", troisième partie de notre grand entretien avec Laurent Véray

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