L’histoire du cinéma ne manque pas d’exemples de récompenses distribuées à tort ou à contretemps : par exemple, Elizabeth Taylor, recevant en 1961 pour La Vénus au vison   l’Oscar que méritait sa prestation dans Soudain l’été dernier   l’année précédente. Dans le sens inverse, on peut citer un autre exemple, plus récent : la Palme d’or du Festival de Cannes accordée en 2006 au convenu et manichéen Le Vent se lève, de Ken Loach – alors que son dernier film, Jimmy’s Hall (2014, sortie DVD le 5 novembre) méritait bien plus qu’une simple nomination au même festival.

La critique n’a pas manqué de tracer, à juste titre, le parallèle entre les deux films, qui prennent tous deux pour cadre l’Irlande déchirée de l’indépendance. Mais au-delà de cette évidente ressemblance historique, au-delà de la permanence de l’engagement politique de Ken Loach, la comparaison entre les deux films fait bien plus ressortir leur opposition que leur parenté. Dans Le Vent se lève, une intrigue classique redoublait l’opposition politique par un conflit fraternel, et les scènes de torture destinées à dénoncer la brutalité de la domination anglaise manifestaient surtout le peu d’invention d’un cinéaste exposant une violence désormais banale sur nos écrans de cinéma comme de télévision. Jimmy’s Hall en revanche se distingue tant par l’originalité de son sujet que par son refus de toute grandiloquence.

Nous ne nous attarderons pas sur le premier point, qui a déjà été commenté maintes fois. Mêmes les critiques les plus dédaigneux (comme cette recension expéditive et désinvolte sur le site du Nouvel Observateur) reconnaissent au film le mérite de sortir de l’oubli la figure du leader communiste James Gralton, expulsé d’Irlande sans jugement en 1933. Jimmy’s Hall cependant ne s’attache pas directement à l’engagement politique de Gralton mais à son initiative d’ouvrir une salle de danse, le « hall » du titre, qui tout en faisant découvrir aux habitants du comté de Leitrim les rythmes nouveaux du jazz, constitue également un lieu de culture et d’enseignement ouvert à tous.

L’engagement politique de Gralton n’est pas pour autant passé sous silence, et deux courtes scènes symétriques, au début et à la fin du film, montrent la vivacité des tensions sociales, non sans un certain manichéisme dans l’opposition entre grands propriétaires terriens et petits métayers exploités. Ainsi l’épisode de la famille expulsée à laquelle Gralton accepte de donner son appui à la fin du film (ce qui provoque par la suite son arrestation et sa déportation) nous montre l’affrontement entre le parti de l’ordre, incarné par l’intendant du grand propriétaire, et le groupe mené par Gralton, qui rassemble plusieurs forces populaires. En acceptant de parler publiquement au nom du groupe qui procède à la réinstallation de la famille expulsée, Gralton marque une victoire, mais donne aussi à la classe dirigeante l’occasion de prendre sa revanche sur un autre épisode similaire, montré au début du film en flash-back : la restitution forcée à un autre propriétaire du bétail qu’il avait placé sur le territoire d’une famille injustement expulsée.

Ces deux courtes scènes ne sont pas là uniquement pour situer l’histoire dans le contexte tendu de l’Irlande des années 30. Elles montrent que le réel propos du film est d’ordre politique. S’écartant de la question de l’indépendance (acquise en 1930, à la différence des années 1920 évoquées dans Le Vent se lève) et en se centrant sur un problème apparemment marginal (l’existence de la salle de danse), Jimmy’s Hall n’en retrouve pas moins un problème politique central : comment se fonde et se soude une société ?

Tout au long du film, deux camps s’affrontent : le clergé et ceux qu’il appelle « communistes » (on remarquera que jamais le personnage Gralton ne se dit ouvertement communiste ; cette étiquette lui est donnée par ses adversaires, le curé Sheridan et le riche O’Keefe) ; les riches puissants et les pauvres démunis ; mais surtout ceux qui prétendent imposer un ordre établi et ceux qui cherchent à fonder une communauté sur des valeurs librement discutées et adoptées. A cet égard, le passage le plus représentatif du film constitue le parallèle entre le prêche de Sheridan et la première soirée organisée pour la réouverture du dancing de Gralton, après un exil de dix ans aux Etats-Unis. Le montage alterné inflige aux propos virulents et moralisateurs du prêtre un vivant démenti, en donnant à voir la liberté et le bonheur de la danse. Certes, le procédé, opposant terme à terme les couleurs froides d’une église bleue et grise aux couleurs chaudes de la salle de danse, la domination d’un seul orateur sur une foule à la communauté qui se forme par la danse, n’est pas des plus subtils. D’autres scènes permettent à Loach de se montrer beaucoup plus nuancé.

C’est là peut-être le côté le plus intéressant du film : dans Jimmy’s Hall, le dialogue constitue le véritable lieu d’action. Outre les discussions entre les différents animateurs du dancing, outre celle, remarquable, entre la mère de Gralton et les policiers venus pour l’arrêter, le film s’articule autour des deux confrontations de Gralton et de Sheridan, la première chez le prêtre et la seconde au confessionnal. Dans une scène étonnante, une des plus frappantes, Gralton, feignant de se soumettre au rituel de la confession qui permet au clergé de maintenir son emprise sur la population, renvoie à son adversaire son autoritarisme et son intolérance.

S’il accorde une place majeure à la parole, le film ne masque pas pour autant la violence à l’œuvre dans la société qu’il décrit. Mais la représentation de la violence s’avère ici à la fois plus sobre et plus efficace que dans Le Vent se lève. La seule scène qui nous montre une situation violente consommée (Marie fouettée jusqu’au sang par son père parce qu’elle est allée danser chez Jimmy) suffit pour nous faire sentir l’arbitraire d’un ordre qui se présentait jusque-là sous le visage digne de Sheridan. Cet ordre est amené à montrer son visage obscur : c’est finalement une force sans visage, aussi insinueuse que brutale, qui aura raison du hall de Jimmy, d’abord en tirant des coups de feu dans la salle puis en l’incendiant. Mais la simple force ne peut détruire la communauté réelle créée autour de cette initiative, comme le suggère l’ultime image du film : les jeunes gens accompagnant à bicyclette la voiture qui emmène Jimmy hors d’Irlande.

Jimmy’s Hall se présente alors comme l’écho de l’œuvre d’un autre Irlandais fameux dans l’histoire du cinéma. Le film rend en effet autant hommage à John Ford qu’à James Gralton, reprenant notamment, des Raisins de la colère   le personnage de la mère de Gralton qui évoque irrésistiblement la mère jouée par Jane Darwell dans le film de Ford, et de L’Homme tranquille   la figure de l’Irlandais retrouvant son pays après une période américaine ainsi qu’une peinture amoureuse de la campagne irlandaise et de ses habitants. Mais, chez Ford comme chez Loach, l’attachement aux racines dépasse le simple folklore, comme le montrent les belles scènes de danse du film qui associent rythmes de jazz et chorégraphies traditionnelles. La communauté mise en scène dans le film est unie, elle n’est pas fermée, et si Loach a tenu à engager des acteurs irlandais, il ne nous donne pas pour autant un film de propagande nationaliste. Certains de ces acteurs, tels Mossy, l’ami de Gralton joué par Francis Magee, et surtout Eileen Henry qui incarne la mère de Jimmy, donnent à leur personnage une présence irréductible à toute idéologie. A travers le groupe mis en scène autour du dancing de Gralton, c’est, comme chez Ford, la question de la représentation du peuple qui est posée : comment dans le cinéma de fiction, média par excellence des grandes vedettes et des personnages héroïques, parvenir à mettre en scène le peuple sans tomber dans la caricature ?

Sur ce plan, Ken Loach n’est certainement ni à la hauteur d’Eisenstein ni à celle de Ford, et Jimmy’s Hall comme ses autres films n’échappe pas parfois à un certain schématisme. Cette histoire simple, dans sa retenue même, n’en pose pas moins plusieurs questions essentielles pour notre temps : la valeur libératrice de la culture ; la formation d’une communauté ; la signification de la prise de parole ; la représentation du peuple. Peut-être est-ce parce que nous refusons de nous poser sérieusement ces questions que la critique a voulu y voir un film mineur, au pire ennuyeux, au mieux gentiment agréable. Il demande peut-être un peu d’attention à nos yeux et nos cerveaux habitués à un cinéma d’auteur plus ostentatoire. Sans afficher de hautes prétentions intellectuelles, Jimmy’s Hall met en scène des questions cruciales. S’agirait-il d’un véritable film populaire au sens noble du terme ?