Une étude particulièrement approfondie des imbrications entre le littéraire et le pécuniaire.

N’en déplaise aux proustiennes réflexions du Contre Sainte-Beuve, dissociant le « moi profond » du « moi social », la démarche de cet ouvrage entreprend d’interroger dans quelle mesure le rapport à l’argent peut présider à des choix esthétiques. De fait, l’ouvrage est singulièrement opportun : force est de constater la pléthore d’analyses universitaires consacrées, dans une perspective intradiégètique, à l’importance de l’argent dans la littérature, par opposition à l’extrême discrétion   d’études portées sur l’influence des conditions matérielles desquelles jouit – ou pas – l’écrivain sur sa création. Désireux de dissiper le mythe du poète crotté, ou du génie financièrement maudit, les dix-huit articles qui constituent cet ouvrage s’attachent à mettre en exergue les inextricables interférences – par ailleurs diversement vécues – entre l’auteur et ses ressources, interrogeant dans quelles mesures ces dernières influent sur ses créations.

Cet essai s’ouvre ainsi sur la provocante affirmation de Somerset Maugham, selon qui « l’argent est comme un sixième sens – sans lui, on ne peut se servir des cinq autres ». D’emblée se trouve posée la question des rapports qu’entretiennent le littéraire et le pécuniaire. Certes, la relative rareté d’études consacrées au sujet, on l’a vu, s’explique par la « mort de l’auteur », pour reprendre la formule de Barthes, dans le domaine universitaire depuis les années 1960 et 1970, qui désincarna toute approche textuelle, reléguant l’exégèse critique dans une tour d’ivoire coupée de toute dimension matérialiste. Autrement dit, du renoncement biographique s’ensuivit la renonciation d’interroger les conditions concrètes des conditions d’existence des écrivains.

Dans un article de 1839, Sainte-Beuve stigmatisait la « littérature industrielle », qui correspondrait à l’apogée de la marchandisation textuelle : désormais, l’argent dicterait ses exigences stylistiques. Ainsi, les nombreux dialogues chez Alexandre Dumas s’expliqueraient par le fait qu’il était payé à la ligne. Les romans fleuves de Dickens se justifieraient par leur publication en feuilletons. « Maudit argent ! Maudits romans ! » fustige, quant à lui, Balzac dans une lettre à Mme Hanska, noircissant moult pages pour tenter d’échapper à ses créanciers. Et Dostoïevski d’exemplifier, dans Le Joueur, cet empressement scriptural pour combler les dettes de jeu accumulées dans les villes casinos. Conrad, de son côté, remodela ses textes en fonction des modes de publication, fussent-ils en série ou bien édités en volume. Peut-on finalement s’enrichir grâce à sa plume ? La prolixité de Barbara Cartland, accouchant de sept cents romans vendus à un milliard d’exemplaires dans le monde, interroge la pertinence des liens entre le potentiel commercial et la qualité artistique : tout se passe comme si la vénalité plumitive induisait la médiocrité esthétique. Combien de romans vendus par Marc Lévy… Pour autant, si les clichés du tâcheron des pages Marc Lévy se vendent beaucoup, Les Misérables de Victor Hugo, premier auteur à mettre en place une parution quasi simultanée entre avril et juin 1862 dans dix pays, déjoue toute ergoterie simpliste associant cacographie et vénalité.


Bataille de chiffonniers : des chiffes et des chiffres

Si désormais l’écriture est par excellence l’art du pauvre, ne nécessitant qu’un simple crayon – Nicolas-Jacques Conté l’inventa à mine artificielle dès 1795 – et quelques feuilles – démocratisées à partir de 1798 avec la première machine à produire du papier en continu à base de pâte à bois –, pendant bien longtemps elle fut bien au contraire l’apanage des plus aisés. C’est d’ailleurs en raison de la cherté du papier fabriqué à base de textile que l’on se battait comme des chiffonniers : confectionné à partir de vieux chiffons, revendu à prix d’or, le support scriptural s’est, jusqu’au XIXe siècle, toujours apparenté à une activité luxueuse réservée aux élites. C’est, de la même manière, l’abaissement du coût de l’encre qui autorisera l’essor de la presse. La démocratisation de l’écriture passa également par l’abandon du calame au profit de la plume d’oiseau – d’oie si possible – dans un premier temps, puis par la mise au point par Lewis Edson Waterman, après 1884, du premier stylo-plume avec réservoir : la pratique épistolaire pouvait progresser parallèlement aux conditions matérielles devenues plus opportunes. De la même manière, on pourrait plaisamment avancer que la froideur climatique canadienne freina l’épanouissement épistolaire dans la mesure où l’alcool devait s’additionner à l’encre pour éviter qu’elle ne gelât. Nouvel exemple des conséquences esthétiques induites par des considérations purement matérialistes : l’inflation excessive du papier pendant la Seconde Guerre mondiale en Angleterre justifierait l’abandon des longueurs romanesques au profit de la brièveté nouvelliste.


« La plus belle muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme » (Alfred de Vigny)

Force est de constater la vivacité du mythe de l’auteur crotté, faisant de l’écrivain misérable une véritable image d’Épinal : en 1856, le journaliste Charles Colnet publie en ce sens une Biographie des auteurs morts de faim. De fait, le premier écrivain connu – l’Éternel – proscrivait tout attachement aux biens matériels : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » peut-on lire dans l’Evangile selon Matthieu (6, 24). En s’édifiant sur l’Écrivain originel, les littératures occidentales continuent d’entretenir une relation particulièrement suspicieuse à l’égard de l’argent. « L’argent est très estimable si on le méprise », écrivait Montesquieu. Quoique différents dans leurs motivations respectives, des générations d’auteurs déconsidèrent la vulgarité matérielle. Par éthique aristocratique, Mme de Lafayette ne signe pas La Princesse de Clèves. Les romantiques valorisent le mythe du poète maudit : Chateaubriand se vante d’être un « prolétaire des lettres ». Le bohémianisme préfère les enivrements alcooliques aux enrichissements financiers. Les écrivains communistes – Aragon, Sartre – crièrent haro sur les mesquineries bourgeoises. L’auteur peut se payer de billevesées : contrairement à toute autre activité gratifiée par un salaire, l’écriture constitue en soi une forme d’accomplissement ; la publication s’apparentant alors à une forme de consécration dont la rémunération se révélerait superfétatoire. Voltaire, qui jouissait d’une imposante fortune, au point d’en prêter aux princes de Prusse, a beau jeu d’affirmer que « les lettres nourrissent l’âme ».

La marge de liberté créatrice doit également être nuancée. Alors qu’il n’y a pas en France un écrivain sur dix qui puisse vivre de sa plume, ce dernier, s’il veut vendre et être lu, doit tenir compte des desiderata éditoriaux et des modes lectorales. Dans cette optique, la plupart des auteurs se voient contraints à d’alimentaires métiers, ce qui influe largement sur les modalités de l’écriture. Le cas de Maupassant est à ce titre exemplaire : alors qu’il approche la trentaine, il confie à Flaubert l’urgence qu’il ressent de se consacrer à son roman Une Vie, enthousiasme contrarié par le labeur administratif du ministère de la Marine : « Je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m’accablent l’esprit […]. Je ne trouve pas ma ligne et j’ai envie de pleurer sur mon papier » (lettre à Flaubert du 21 août 1878). De cette tension aporique entre l’alimentaire professionnel et la pulsion créatrice s’ensuit un pragmatique infléchissement générique : Maupassant fait le choix de la nouvelle en écrivant Boule de suif. Contrairement à son rentier de mentor, Maupassant ne peut consacrer quatre ans et demi de son temps à peaufiner le manuscrit de Madame Bovary.

Cette étude s’interroge finalement sur les tendances contemporaines, où la marchandisation culturelle, corrélée par le recul des pratiques de lecture traditionnelles – les lecteurs qui déclarent lire au moins vingt livres par an étaient moitié moins nombreux à la fin de la décennie 2000 qu’au début des années 1970 – consacrent les écrivains du minuscule, entérinant l’atomisation de la lecture au long court : s’appauvrissent tout à la fois l’ampleur romanesque et l’aisance du romancier. Ces analyses particulièrement poussées appréhendent donc avec autant de clarté que de diversité – d’aucuns monnayant leur langage, d’autres auteurs bradant leur style – l’intrication des liens entre les écritures littéraire et fiduciaire.