La revue de bande dessinée Papier fête ses un an d’existence en lançant son quatrième numéro. Retour sur une expérience éditoriale revigorante.

Papier, une revue de bande dessinée au service de la création

La revue de bande dessinée Papier fête ses un an d’existence en lançant son quatrième numéro. Retour sur une expérience éditoriale revigorante.

Voilà tout juste un an, envers et contre tous les vents de l’air du numérique, Lewis Trondheim   et Yannick Lejeune lançaient l’aventure Papier, un trimestriel de bande dessinée. Publiée par les éditions Delcourt dans le cadre de la collection "Shampoing", cette revue est destinée à accueillir des auteurs de tous horizons, aguerris ou débutants, à travers des narrations à caractère autobiographique et des fictions brèves ayant une thématique commune.


 
Le choix du mook

Objet éditorial à mi-chemin entre le magazine et le livre, le mook bénéficie d’une amélioration récente de sa visibilité en librairie, notamment grâce à la parution et à la reconnaissance de revues d’actualité comme XXI et La Revue dessinée. Papier s’éloigne cependant quelque peu de ses aînées, non seulement en matière de ligne éditoriale, mais aussi du fait de son petit format et de sa couverture souple protégée par une jaquette en couleurs.

Papier est en définitive très proche des séries de mangas grand public dans sa prise en main, tout comme son intérieur, imprimé en noir et blanc sur un papier rugueux au toucher. Le choix de ce format alternatif (plutôt réduit pour de la bande dessinée) a la qualité non-négligeable, en se parant des attributs du livre et non de l’album, de rappeler au lecteur qu’il a affaire à une œuvre durable, un objet dont la qualité de propos est exprimée par sa mise en forme et que l’on a envie de garder dans sa bibliothèque. Le mook ressemble à un livre, doux et coloré, et il est bien connu que les livres sont le noble véhicule de la non moins noble littérature, contrairement à l’album et donc à la bande dessinée, encore mal considérés par la majorité des lecteurs.

Ce choix démontre sans doute un besoin de légitimation, qui véhicule en creux l’idée que si la bande dessinée doit imiter la littérature, c’est qu’elle lui est inférieure. Qu’elle ne serait, au mieux, qu’un sous-genre de la littérature, et non pas un art à part entière   . Cependant, il ne faut pas non plus perdre de vue que ce format permet surtout une portabilité optimale   malgré une large pagination, et qu’il est aussi très cohérent avec les autres titres de la collection « Shampoing » quant à eux proches du format roman.
 

Le mélange des genres

Si la diversité des styles et des tons est inhérente à ce genre de publications (puisqu’elles accueillent des collectifs d’auteurs), la véritable singularité de cette revue repose sur sa capacité à mélanger du récit, le plus souvent à caractère autobiographique, et de la fiction. Attention, il ne s’agit pas là d’une accumulation d’œuvres « autofictives », mais bien de séquences présentant chacune son degré propre de réel, du récit de vie le plus authentique et réaliste à l’autonarration   , en passant par l’autofabulation, ou même la pure fiction. Et chacune de ces séquences n’est soumise qu’à deux contraintes fondatrices : la longueur d’abord (pas plus de trente pages) ; et une thématique définie en amont.
 

Les visages de l’ogre moderne

Le premier volume est construit autour du thème « un animal est mort ». Le récit d’ouverture, L’Enfant de Bastien Vivès   , plonge le lecteur dans un monde d’anticipation où l’humanité semble s’être dissoute dans la nature, et où le rapport de force entre l’Animal et l’Homme s’est inversé.
Le rythme parfois contemplatif de ses cases muettes et la délicatesse de son trait contrastent avec l’ambiance de « dévoration » qui se dégage de l’histoire. Le règne animal est devenu l’ogre de l’humanité, et le lecteur ne sait plus vraiment à la fin, comme dans le roman de Richard Matheson   , si l’enfant au centre de la narration est le dernier ou le premier de son espèce, et si cet animal dont il est question ne serait pas l’être humain.

Autres perles de ce recueil, Sale Clebs de Florence Dupré La Tour et Le Général Lapin : l’attaque du passage Champignon de Jennifer L. Meyer. Sale Clebs relève de cette esthétique du « petit rien » chère à Lewis Trondheim   , tandis que la bande dessinée de Jennifer L. Meyer appartient clairement à l’heroic-fantasy, mais toutes deux ont en commun la sauvagerie, soit intime et ordinaire, soit déchaînée par le groupe. La joliesse du trait de Jennifer L. Meyer par exemple tranche avec la cruauté de son propos : une bataille épique qui prend place entre une armée de souris et un serpent monstrueux. Ici encore, il est question de dévoration, et ici encore, la séquentialité portée par une narration entièrement muette est parfaitement maîtrisée. Au final, ce qui constitue toute la cohérence de ces histoires dessinées, c’est la figure de l’ogre sous toutes ses déclinaisons (qu’il soit prédateur, chasseur, pédophile, assassin, monstre, Temps qui passe ou serial-killer), ainsi qu’un certain sentiment d’« inquiétante étrangeté » (dans Pet Killer de Gregory Panaccione notamment).
 

Explorations du récit de soi

Le deuxième volume s’intéresse quant à lui à des problématiques plus traditionnelles de la narration autobiographique, grâce au thème de "la famille". C’est Pénélope Bagieu qui ouvre ce numéro, avec Trois jours, le récit d’une fugue intime où elle s’invente un frère comme d’autres s’invente une vie l’espace d’une rêverie, mettant en scène notre tentation à la fictionnalisation de soi au cœur du quotidien. Ce faisant, elle annonce les grands motifs qui traversent l’ensemble de ce volume : le deuil, l’hérédité et le questionnement identitaire. Le Cil vert y ajoute l’immobilisme mortifère de l’Homme dans L’Abattoir, où la réunion de famille est le prétexte de la prise de conscience de cette dysfonctionnalité du microcosme que semble inévitablement produire la cellule familiale, même heureuse. Motif que l’on retrouve plus loin dans Nos armoires de Jimmy Beaulieu et Manque de Fortu, témoignage mélancolique qui part de la réalité d’un foyer recomposé et en passe par la désillusion d’une rupture, pour aboutir à la dislocation du sujet prenant la pleine conscience de son incomplétude sous le regard du lecteur.

Questionner son rapport au réel

Le troisième volume (dont on peut découvrir un extrait sur le blog de Boulet) est construit autour du thème « l’objet magique est cassé ». Il prend de ce fait l’objet/l’acte magique comme métaphore de nos désirs et de nos craintes, et le démiurge comme figure de questionnement. De ce point de vue, Maudit Royaume de Boulet est tout à fait emblématique de l’ensemble de ce numéro, qui joue en permanence sur la perception que nous pouvons avoir de ce qui est réel et de ce qui est fictif, de ce qui existe et de ce qui n’est qu’apparence. À chaque fois, ce qui est en jeu, c’est la fin de la manipulation : celle des individus par leurs proches dans Il est à moi ! d’Elosterv ; celle, littéralisée, de l’individu par lui-même et la société dans Monsieur Gonflable de Dup et Les Influences de Victor Hussenot ; et celle du réel lui-même manipulé par la perception du sujet et sa tentation du bonheur, même factice, ou procuré par une machine dans Le Plus Beau Métier du monde de Zviane et Maudit Royaume de Boulet. Et c’est le processus de désillusion qui permet de s’extraire de ces mondes trompeurs (Maudit Royaume ; Une histoire de clé, Jérôme Anfré ; Nest, Lorena Alvarez), au sens figuré de ces vies utopiques que l’on s’invente, comme au sens propre pour le personnage (par exemple la princesse archétypale qui choisit d’abandonner le monde qu’elle pense factice).

Au fil de la découverte de ces mondes imaginaires ou perçus comme tels, la conscience de la relativité de notre perception et le doute s’insinuent dans l’esprit du lecteur qui finit par se demander si le "réel" ne serait pas qu’une variante, qu’une possibilité de l’utopie. D’ailleurs, Boulet avait déjà très intelligemment résumé l’ensemble de ces problématiques dans son illustration de la première page du deuxième tome de Papier : on peut y voir un androïde assis qui lit une nouvelle d’Isaac Asimov. Mention spéciale également à Geoffroy Monde pour Le Mot des parents, dans lequel il met en abyme un monde post-apocalyptique jusqu’au-boutiste où seuls les mots des parents, parfois contradictoires, ont valeur de loi.

Papier se pose aujourd’hui comme un espace d’expression remarquable de la bande dessinée contemporaine, grâce à une ligne éditoriale qui propose une vraie politique de mise en valeur de la création, mais aussi de soutien pour les jeunes auteurs. Plus grand public qu’une revue comme Lapin   , chaque volume divertit le lecteur autant qu’il peut l’interpeller ou le surprendre. Même s’il arrive que certains récits soient un peu en dessous des autres pour ce qui est de l’"écriture", ceux-ci sont vraiment minoritaires. On ne peut donc que vous conseiller d’aller au moins jeter un œil au volume tout à fait prometteur qui est paru ce mois-ci, et qui a choisi « les œuvres d’art » comme ligne directrice