Dans un ouvrage brillant, clair et riche, Etienne Pinat se montre un fin connaisseur de l’œuvre de Blanchot qu’il parvient à faire discuter, pour l’expliquer, avec la tradition philosophique et en particulier avec la phénoménologie.

La pensée de Blanchot a eu une importance considérable pour l’histoire intellectuelle de la deuxième moitié du XXème siècle. Cette pensée, fragmentée, parfois obscure, dialogue avec des poètes et les philosophes. Etienne Pinat met en lumière les dialogues muets ou explicites noués entre Blanchot et certains de ses interlocuteurs. Il montre en particulier avec une grande précision et une grande clarté l’élaboration de la pensée blanchotienne de l’autre mort, en confrontation avec divers penseurs, en particulier avec Heidegger et Levinas. On accède ainsi à une compréhension d’un grand pan de l’œuvre immense de Blanchot.

Après la préface de Jérôme de Gramont prononçant des éloges mérités sur le travail d’Etienne Pinat, l’avant-propos et l’introduction rappellent la forte présence de la mort dans l’œuvre de Blanchot, aussi bien dans la lecture de ses œuvres littéraires que dans ses œuvres philosophiques, ce qui se justifie par la nécessité de ces deux moyens pour penser convenablement la mort.

Dans le premier chapitre, « le langage et la mort possible », E. Pinat analyse l’article « la littérature et le droit à la mort » et en le mettant en rapport avec Hegel, et sa lecture par Kojève et Mallarmé. Le langage y apparaît comme un instrument de maîtrise du monde. En nommant, par exemple une fleur, on fait s’absenter la fleur concrète. Comme commente Blanchot : « le mot me donne ce qu’il signifie, mais d’abord il le supprime. » Et c’est à ce titre que le langage est une puissance de mort. « Le mot efface la chose singulière concrète et existante au profit de l’idée générale abstraite, au profit su sens qui, lui, n’existe pas, ce que Blanchot appelle encore « essence » », comme l’écrit E. Pinat   . Le langage sépare donc la chose de son existence, c’est-à-dire de sa présence concrète et matérielle. Et c’est cette séparation que Blanchot appelle la mort. Mais c’est une mort qui ne tue personne. Il s’agit donc pour le langage d’une mort en idée et non d’une mort effective. Mais cette mort en idée consiste à rendre la mort possible c’est-à-dire, comme le fait précisément remarquer l’auteur, non pas créer la possibilité de cette mort, mais la manifester comme possibilité. « Le langage est par là une allusion constante à la mort, une manifestation constante de sa possibilité, car cette séparation idéale de la chose dont nous parlons d’avec son existence concrète ne serait pas possible si cette chose dont il est parlé ne pouvait réellement mourir. »   Sans la mort à l’œuvre dans le langage, tout serait absurde, l’homme n’aurait aucune ouverture sur le sens des choses, il ne ferait face qu’à une matière informe, une infinité de « ceci » privés de sens, indéterminés car non nommés. Du coup, la mort à la fois nous sépare des choses puisqu’elle les abolit, mais elle nous empêche d’en être séparés en nous permettant de les désigner, ce que formule clairement E. Pinat : « le langage comme mort est la séparation d’une unité antérieure à la distinction sujet/objet, séparation par laquelle un moi, un sujet se pose face à lui, non pas une présence brute immédiate, hors de sens et hors monde, mais un objet relatif à une conscience qui se le représente, qui le constitue en tant qu’objet en lui donnant sens, ce sens général abstrait auquel échappe toujours la singularité concrète, en l’identifiant comme ceci ou comme cela. »  

La mort possible, qui est une première mise en évidence de la mort chez Blanchot, c’est la mort comme pouvoir du négatif. Prolongeant l’analyse, E. Pinat montre qu’une conséquence est que se nommer, c’est comme se tuer. Le langage opère comme une instance de séparation d’avec soi. Me nommant moi-même, je ne suis plus ma conscience, comme présence immédiate à moi-même, comme « je » intuitivement donné, mais je suis présent à moi-même de manière médiatisée : le langage me fait basculer, en quelque sorte, dans une présence impersonnelle et anonyme qui est celle de l’être de l’existence sans essence. Le langage arrache à l’anonymat premier, anonymat impersonnel de l’être, pour poser un « je » individué   . Dès lors, la mort est la chance de l’homme pour Blanchot, elle est ce qui rend possible quelque chose comme l’homme. Elle n’est donc pas une impuissance auquel l’homme serait voué par malheur, mais sa puissance, son pouvoir, un pouvoir par lequel l’homme devient conscience de soi, fait qu’il y a un monde et acquiert une maîtrise sur toute chose.

Dans le Chapitre deux, « l’autre mort ou la mort impossible », l’auteur montre que la mort est irréductible à la dimension examinée précédemment, et qu’elle s’oppose à la mort impossible, impersonnelle, neutre, liée à l’autre nuit et à la solitude essentielle. L’idée d’une mort impossible à vivre est pensée à partir d’un extrait de l’âge d’homme de M. Leiris établissant qu’on ne peut pas faire vraiment l’expérience de sa mort. On ne peut pas vivre sa mort en première personne   . Mais pour Blanchot, il ne s’agit pas seulement de l’impossibilité de vivre sa mort, mais bien de son impossibilité comme telle. En effet, comme le montre avec une grande justesse et une grande précision E. Pinat, la mort est la possibilité de l’homme. Mais, mourant, l’homme cesse d’être homme, et donc cette possibilité de mourir cesse avec lui. La mort devient alors impossibilité. Ce qui rend la mort impossible, c’est que celle-ci cesse d’être possible dès qu’elle passe à l’effectivité, dès qu’elle se réalise. Effective, elle met fin à toute possibilité, et donc aussi à la sienne : elle ne peut plus être effective. De même que le possible de la mort n’est pas seulement un possible logique, mais un pouvoir et une puissance, l’impossibilité de la mort est une impuissance. Mettant en rapport la pensée de Blanchot et celle d’Heidegger, E. Pinat fait valoir que le premier reproche au second de ne considérer dans Être et temps que la mort comme pouvoir-mourir et de ne pas rendre compte du mourir comme l’expérience d’être livré à l’impossibilité pour la mort d’arriver   . En effet, pour Heidegger, la mort est décrite comme « possibilité de l’impossibilité ». Or comme la mort ne peut pas être effective pour moi, pour Heidegger comme pour Blanchot, ce dernier reprend à Levinas le retournement de la formule en « impossibilité de toute possibilité ». Etienne Pinat relève que pour Blanchot, la mort est duplicité, elle est, à la fois, ces deux faces. Reprenant les concepts et les analyses de l’herméneutique événemential de Claude Romano (cf.ma recension Une élucidation philosophique du temps), l’auteur montre la proximité entre l’analyse de Blanchot et celle de Romano sur la mort, pensée comme événemential et non comme événementiel.

Un autre trait caractéristique de cette autre mort est son impersonnalité : parce que je ne peux pas vivre ma mort, avec la mort le « je » disparaît   . L’autre mort de Blanchot n’étant pas une possibilité, donc pas ma possibilité, elle est l’impossibilité de tout « je » dans la mort : dans la mort, celui qui meurt est toujours un autre, anonyme et impersonnel   . La mort ne peut pas m’arriver à moi pour Blanchot et contrairement à Heidegger, d’où l’impersonnalité de cette mort, impersonnalité différente cependant du « on meurt » envisagé par Heidegger. Allant plus loin dans l’analyse, E. Pinat montre que la solitude du mourir de Blanchot est plus essentielle encore que celle de Heidegger, car elle est une absence de rapport à soi, une absence du « je » lui-même. Blanchot écrit ainsi par exemple : « quand je suis seul, je ne suis pas là ». Ce qui apparaît alors et que souligne l’approche de l’auteur, c’est que la mort à l’œuvre dans le langage, la mort comme mort possible, dissimule l’impossibilité que constitue l’autre mort. Pour approcher la mort, Blanchot utilise la métaphore de la nuit. « Si le monde est la lumière du sens, on peut décrire comme une nuit l’en-deçà du monde hors sens, la profondeur de la dissimulation à laquelle ouvre le mourir. On pourrait opposer la mort possible qui rend possible la lumière du jour en ouvrant un monde, et la mort impossible qui est la nuit d’avant ce jour », analyse Pinat   . Mais comme la mort a deux facettes, il faut distinguer deux nuits. La première nuit est celle dans laquelle nous dormons, la nuit du sommeil, où le « je » demeure « souverain et décide de s’absenter lui-même », comme l’écrit Pinat (ibid.), qui est la mort possible ; l’autre nuit est celle de la veille, de l’insomnie, « où on n’arrive plus à quitter la nuit, nuit interminable et incessante, en laquelle le jour ne peut plus se lever, comme dans le mourir, on n’en finit pas de mourir sans que jamais l’évènement de la mort puisse arriver au présent pour y mettre fin »     . E Pinat montre alors que l’autre mort relève d’une conversion du regard, le regard devenant fasciné par l’image, conversion du regard magnifiquement analysée et explicitée par E. Pinat : « contrairement au voir habituel du jour qui est le regard d’un sujet qui met la chose à distance, qui nous sépare d’elle, devenue un ob-jet, un vis-à-vis, regard relevant du possible, du pouvoir, de la puissance de saisie d’un objet par la compréhension, conformément à la mort possible en tant que décision séparatrice d’être sans être, la fascination est ce regard où l’on se perd dans ce que l’on regarde, où l’on est absorbé, saisi par ce qui s’impose à nous, nous hante sans relâche et où l’on est entraîné vers la chose fascinante dans une extase, dans une abolition de la séparation, et qui est donc un regard d’impossible, d’impuissance et de passivité. »   Et ce qui absorbe notre regard, sans être un objet, est une image.

A partir de là, E. Pinat dégage une structure essentielle de l’existence humaine d’après Blanchot : du côté de la mort possible, il y a la solitude dans le monde, la première nuit, le sommeil, l’image, le langage courant, le temps. Du côté de l’autre mort, il y a la solitude essentielle, l’autre nuit, la veille, l’autre image, et à cet autre langage que constitue la littérature, doit correspondre aussi un autre temps. Pour finir ce chapitre et ajouter à sa clarté, l’auteur reformule, en des termes repris à d’autres phénoménologues, les principales distinctions et particularités de la pensée blanchotienne qu’il a mises en lumière, avec une dextérité remarquable.

Dans le troisième chapitre,  « le temps du mourir, l’autre temps », E. Pinat montre que, contre le temps du monde que Blanchot analyse comme Heidegger, celui-là pense que l’autre mort, de par son impossibilité ouvre un autre temps, qu’il appelle parfois le « temps de l’absence de temps ». Mourant, « je » suis déjà mort, mais parce que la mort ne peut pas m’arriver, ce mourir ne peut pas prendre fin, il ne peut cesser ni se terminer. Il est infini, interminable. « Ce présent de la mort est destitué de tout avenir, car cet avenir n’arrive pas, et par là même destitué de tout passé, car cette mort ne peut pas être arrivée. », écrit E. Pinat   . Le présent de la mort, l’instant de ma mort est toujours à venir. Mais si ce temps a un autre passé et un autre futur, ceux-ci doivent être compris sans rapport au présent, donc plus en tant que « plus maintenant » et « pas encore maintenant », mais comme ce qui n’a jamais été maintenant et ce qui ne se ra jamais maintenant. De plus, la mort étant anonyme et impersonnelle, le passé ne pourra pas être mien, le futur ne sera pas non plus constitué par ces possibilités qui sont miennes. Comme la mort est impossible, il faut dire que celui qui meurt échoue à mourir, ne trouve pas son terme, recommence à mourir, son mourir revient et ressuscite sans cesse, et en cela réside son mouvement d’errance. « Au futur vide de la mort correspond l’attente. Le caractère infini et interminable du mourir est celui d’une attente infinie et interminable de ce qui vient sans jamais pouvoir s’accomplir dans un présent, sans jamais pouvoir mettre fin à l’attente. », écrit E. Pinat qui montre alors que Blanchot fait de l’attente   la temporalisation authentique de l’avenir, contre le geste heideggérien. Dressant le bilant de cette temporalité spécifique, E. Pinat montre comment la pensée de la temporalité du mourir comme expérience de l’impossibilité de la mort se constitue dans un débat implicite avec les interprétations du temps dans les premiers textes de Levinas.

Dans le chapitre suivant, « la duplicité de la mort », l’auteur met en rapport les deux morts qu’il a identifiées dans l’œuvre blanchotienne : la mort possible est la tentative vaine de répondre à l’impossibilité de la mort : elle est la dissimulation de l’autre mort. Il apparaît ainsi que la tradition philosophique n’arrive pas à s’intéresser réellement et à thématiser l’autre mort, qu’elle cherche pourtant à maîtriser. L’analyse et la critique de Blanchot visent tout particulièrement Heidegger   , critique dont E. Pinat montre brillamment les limites de la justesse à l’aide d’une lecture minutieuse de la pensée d’Heidegger, qu’il connaît remarquablement bien et qu’il expose tout à fait clairement   ). Puis l’auteur met en rapport les conceptions sartrienne et lévinassienne de la mort avec celle de Blanchot et montre que seule cette dernière va jusqu’au bout et renverse vraiment l’idée d’une possibilité de la mort en impossibilité. Il montre ensuite également la perspective commune à Nietzsche et Blanchot en insistant cependant sur ce qui les sépare irréductiblement : (refus partagé de la religion et de la philosophie, que Nietzsche appelle « la mort de Dieu » et Blanchot le « désastre » masquant le non à la vie et au devenir chez l’un, et le non à la mort comme autre mort chez l’autre). E. Pinat remarque encore que dans la mesure où, pour Nietzsche et Blanchot, la langue stabilise le devenir   , tous deux exigent une sorte de conversion pour désapprendre la langue et en trouver une nouvelle qui permette de dé-stabiliser le langage. Ils s’efforcent de remplacer le concept qui unifie et homogénéise par la métaphore qui démultiplie, et de forger une œuvre pulvérisée, faite de fragments et de discontinuités, de miner la façon classique d’argumenter en utilisant, comme Nietzsche l’ironie et le sarcasme, ou comme Blanchot la description.

Dans le cinquième chapitre, « écrire mourir », E. Pinat réfléchit sur le rapport entre mort et littérature chez Blanchot. Ce dernier expose dans l’Espace littéraire une philosophie de la littérature, interrogeant les textes d’écrivains, dans lesquels ils expriment leur expérience de l’écriture. Blanchot étudie en particulier le journal de Kafka dans lequel ce dernier écrit qu’il mourra content et que sa capacité d’écrire réside en cette capacité de réjouissance dans la mort ainsi que sur Rilke. L’écriture serait alors, comme la philosophie un soin de la mort et liée à l’exigence de rendre la mort possible. En même temps, il faudrait être déjà mort pour écrire au sens où il faudrait avoir abandonné le monde pour écrire et il faudrait sortir de soi par un mouvement d’extase. Sur ce modèle, l’écrivain est mort en tant que « je » de sorte que l’écrivain peut mourir content car la mort cesse d’être pour lui un évènement effrayant. Comme le formule habilement E. Pinat : « le « je », mort à lui-même dans cette extase, étant entré dans la passivité, dans l’impossibilité de toute possibilité, les choses ne sont plus comprises à partir de l’horizon de ses possibilités, de l’arrangement en lequel elles renvoient chacune les unes aux autres, ce contexte de sens qu’est le monde (…) mais elles sont laissées à elles-mêmes, à leur propre intimité, intimité de l’extérieur »   . Et l’espace de la mort est l’espace dans lequel plus rien n’a de place, où on ne peut plus avoir accès aux choses. Blanchot l’appelle l’effrayant : « l’espace non frayé de l’effroi ». La mort provoque l’extase de l’intériorité qui sort de soi pour devenir la chose même dans le regard fasciné. Ainsi pour Blanchot comme montre l’auteur, l’écriture est approche de l’autre mort, entrée dans l’espace de la mort, dans le mourir comme impossibilité de mourir. Les écrits fictionnels de Blanchot peuvent être soumis à la même idée directrice : ils décrivent des endroits où le narrateur n’est jamais chez lui, mais toujours de passage. Et ce qui vaut pour l’écriture vaut pour l’art en général. Le regard de l’artiste sur les choses, comme le remarque l’auteur, n’est pas la visée théorique de la conscience, mais le regard fasciné de la mort portant sur la chose, s’abîmant dans l’image, de sorte que l’expérience de l’artiste mourant pour « voir comme il faut » est une « expérience de la mort », celle du renversement radical de la possibilité en impossibilité   . Puis, E. Pinat montre l’effort de Blanchot, s’appuyant sur Mallarmé pour rendre compte de la possibilité d’un autre langage pour accéder à l’autre mort. L’écrivain  n’abandonne pas une langue vulgaire pour une langue plus noble, mais il renverse le langage courant en son autre versant, le langage comme autre. Le langage littéraire a perdu son utilité, sa fonction de maîtrise des choses. Il demeure comme ce qui ne dit plus rien, mais simplement est. L’écrivain meurt pour écrire, en se coupant moins du monde que de lui-même. Il disparaît dans l’écriture, il entre dans la solitude essentielle, il atteint l’anonymat, l’impersonnalité, il passe du « je » au « il ». L’écrivain est celui qui a perdu le pouvoir de dire « je ». L’écriture n’est alors pas un pouvoir, l’écrivain n’en a pas l’initiative, mais il se laisse emporté par son mouvement. L’écrivain est hanté par une parole qui le prend pour médiateur : l’inspiration. Cette dépossession de l’écrivain de son individualité propre est le véritable sujet agissant de l’écriture littéraire, ce que formule avec précision E. Pinat qui écrit que le langage littéraire « ne dit pas ce dont l’homme se saisit en le comprenant, mais il accueille, il célèbre, il invoque ce qui s’est saisi de lui »   . Ainsi, mourant, l’écrivain est livré à l’impossibilité de toute possibilité, et donc aussi à l’impossibilité de l’œuvre. Ce dernier est hanté par la parole impersonnelle et privé de son initiative ; mais pour qu’il y ait œuvre, il faut que l’écrivain retrouve le pouvoir de commencer. Il faut que l’écrivain qui a déjà renversé la possibilité en impossibilité en mourant se renverse de nouveau et transforme l’impuissance en pouvoir. Il échappe ainsi, dans une certaine mesure, à l’impersonnel et retrouve la possibilité, le pouvoir de dire (je). Mais l’œuvre ne doit pas être l’expression de sa subjectivité, puisqu’il faut qu’elle demeure l’expression de la mort impersonnelle, de sorte que l’écrivain doit aussi être effacé et exclu par l’œuvre. Il y a un instant décisif, dans lequel l’écrivain retrouve son propre « je », qui brise l’indécision du désœuvrement et qui est la mort possible par laquelle se constitue le moi. Du coup mort et écriture ont en commun une même duplicité.

Dans le sixième chapitre, « mort et affection » E. Pinat montre comment la passivité et l’affection sont autant d’approches de l’autre mort chez Blanchot, toujours en discussion tacite avec Heidegger. Pour Blanchot, parce que la mort est l’impossible, l’impuissance radicale, des épreuves affectives de l’impuissance, telle que la souffrance, le malheur, le désespoir constituent autant d’approches de l’autre mort. Le terme même de désastre doit être pensé comme passivité et impuissance. Les personnages, comme le rappelle l’auteur, dans les fictions de Blanchot sont toujours passifs, voire moribonds, en proie à la fatigue et à la souffrance – de véritables illustrations ou incarnations de son approche de l’autre mort.
Replaçant d’abord la perspective de Blanchot dans son contexte philosophique, E. Pinat montre comment cette perspective s’inspire de l’horreur   et de l’il y a, décrits par Levinas contre la conception heideggérienne de l’angoisse que propose ce dernier et qu’il rectifie.

L’angoisse heideggérienne, par laquelle je me saisis comme proprement mien, ne peut donc qu’occulter l’impersonnalité de l’autre mort et ne peut ouvrir qu’une solitude dans le monde, celle d’un Je singulier coupé des autres, et jamais une solitude essentielle impersonnelle. Aussi Blanchot se positionne-t-il en réponse à la conception de Heidegger. Puis E. Pinat montre comment l’affection de la mort est donnée sous la forme de la souffrance et du malheur. En effet, à la souffrance endurée et assumée qui espère la mort, s’oppose l’autre souffrance, insupportable qui ouvre le souffrant au temps de la mort, à l’interminable. C’est la souffrance des cris et des larmes, autrement dit de ce qui ne relève pas de nos possibilités, ce qui nous échappe, quand on a perdu tout espoir que la mort vienne mettre fin à nos souffrances. Blanchot montre effectivement que cette souffrance, par l’excès qu’elle constitue, provoque le déchirement d’un moi qui non seulement n’est plus capable de ressaisir la souffrance, mais surtout qui n’est plus capable de se saisir lui-même, de sorte qu’elle destitue tout « je » souffrant au profit de l’impersonnalité. Cette souffrance de l’autre mort et due à l’impossibilité de mourir explique la satisfaction de la mort possible   . Se livrant à l’examen de L’instant de ma mort, E. Pinat relève le sentiment de légèreté que ressent le narrateur/auteur au moment où on s’apprêtait à le fusiller, sentiment qu’il rattache à l’idée d’une libération de la vie et de la mort, au sens de l’autre mort. Replaçant ce geste blanchotien dans un dialogue avec Levinas et Heidegger, E. Pinat écrit : « si le geste lévinassien consiste à déplacer le souci heideggérien du Dasein au-delà de lui-même vers un souci éthique de l’autre où autrui compte plus que moi-même, le geste de Blanchot consiste plutôt, par l’impersonnalité du mourir à revenir en deçà du souci du Dasein, vers l’insouciance première puisqu’antérieure à la position du « je » dans l’hypostase. Mais parce que cette dernière n’est pas celle d’un moi insouciant en première personne, donc en un sens égoïste, cette insouciance n’est pas une exclusion d’autrui, elle est la « légèreté insouciante de l’amitié. » mais cette légèreté n’est ni bonheur, ni malheur ».   .

Parce que la mort est d’abord ma mort, mais que la mort impersonnelle n’est pas proprement mienne, elle peut aussi bien être celle d’autrui. C’est au lien entre la pensée de l’autre mort et celle de la mort de l’autre chez Blanchot que l’auteur consacre son septième chapitre. Comme l’autre mort est impersonnelle, l’expérience de la mort de l’autre ne peut plus être disqualifiée au titre que la mort est toujours mienne, comme le fait Heidegger. Puisque la mort est toujours une mort quelconque, autrui et moi mourrons de la même mort, celle du on. L’expérience de la mort d’autrui m’en apprend autant sur la mort d’autrui que sur la mienne, ou plus précisément, elle est l’expérience que la mort dont meurt autrui et dont je meurs n’est ni la mienne, ni la sienne, mais la nôtre, la mort de tout un chacun. La mort n’est pas chaque fois mienne, mais chaque fois autre et jamais mienne. D’où l’écriture à la troisième personne  du texte dans lequel Blanchot décrit l’instant où il crut mourir. Analysant la mort de l’autre, Blanchot se livre à une phénoménologie du cadavre dont rend minutieusement compte E. Pinat. Tout d’abord, le cadavre est neutre, ni le même que celui que nous avons connu, puisqu’il n’est plus ce vivant singulier, ni un autre, car nous le reconnaissons. Il n’est ni absence, puisqu’il est une présence qui nous obsède, ni présence puisqu’en lui quelqu’un s’est absenté. De plus, comme l’image, le cadavre est insaisissable : nous ne pouvons plus rien pour lui ni sur lui. A cela s’ajoute l’impersonnalité ou l’anonymat du cadavre : avec la mort, le prochain unique que nous avons aimé s’efface au profit du on, du n’importe qui. Enfin Blanchot attire l’attention sur l’obsession du cadavre : son image nous hante. La vision du cadavre nous obsède, nous ne pouvons pas détourner notre regard de lui, nous sommes saisis par l’insaisissable. Par cette expérience, nous entrons nous-mêmes dans l’expérience du retournement radical de la mort possible en l’autre mort.

Complétant son analyse de la mort de l’autre chez Blanchot, l’auteur montre qu’un autre accès à la mort d’autrui peut être la proximité avec le mourant. On peut partager la mort d’autrui, pas le remplacer pour elle, mais la partager, parce qu’elle est impersonnelle   . En effet, puisque dans la solitude essentielle, ce n’est pas moi qui suis seul, mais qu’on est seul, et qu’on n’est pas seul à être seul, nous sommes tous égalisés par la solitude impersonnelle. Ainsi, d’une certaine façon, on peut ne pas mourir seul. La solitude partagée a lieu quand le « je » et le « tu » abandonnent leur rapport à soi pour entrer dans la solitude essentielle qui est alors solitude commune, impersonnelle, qui est celle d’un nous. La grande majorité des récits de Blanchot constituent de véritables phénoménologies de ce partage et de ce nous (par exemple, Thomas l’obscur, L’arrêt de mort, Le dernier homme). La mort sépare chacun de lui-même, éloigne chacun de soi, sépare le « je » du « je » et le « tu » du « tu ». « je » et « tu » se rejoignent pourtant en leur identique absence, comme le fait précisément remarquer E. Pinat, ils sont mis en rapport dans l’impersonnalité de ce On qui meurt qu’ils sont identiquement, ce qui fait apparaître une forme de fraternité dans la mort. « Parce que nous mourons tous de la même mort anonyme, nous ne pouvons plus en elle nous singulariser ou nous distinguer, de sorte que nous fraternisons dans cette mort commune avec tous nos semblables, avec l’humanité pour autant qu’elle meurt depuis toujours, de manière immémoriale. »   Et amitié est le nom de cette fraternisation.
E. Pinat montre alors ce que cette pensée doit à Bataille, en quoi elle permet de dépasser une aporie heideggérienne et le lien avec la pensée de Levinas du « rapport sans rapport » pour décrire une forme du rapport à autrui, qui évite l’unité réconciliée, ou immédiatement fusionnelle du moi et d’autrui. Cependant, E. Pinat propose une mise au point sur les différences entre les approches de Levinas et Blanchot reposant en particulier sur l’idée qu’autrui ne peut pas être neutre pour Levinas comme il l’est chez Blanchot, que le visage est personnel chez Levinas et impersonnel chez Blanchot, et que chez Levinas, le visage est porteur d’une signifiance éthique, il est enseignement, commandement parce qu’il est une visitation, il vient d’une extériorité qui est au-delà, alors que pour Blanchot, il n’y a pas d’au-delà de sorte que la rencontre avec autrui ne peut qu’être la rencontre avec l’en-deçà du monde.

Analysant ensuite la lecture de L’espèce humaine d’Antelme par Blanchot, Pinat étudie ce que Blanchot appelle l’ « l’indestructible », « cet état de dénuement extrême, de malheur où l’homme s’affirme inexorablement et se maintient debout envers et contre tout et tous quand il a perdu tout pouvoir, tout rapport personnel, le monde et le sens. » (p241) Autrui est ainsi l’indestructible en ce sens qu’il est ce qui s’affirme encore inexorablement par-delà la violence destructrice, dans le dénuement extrême impersonnel où il n’y a même plus de « je », où l’homme est comme déjà mort à lui-même, où l’homme est livré à l’absence de sens et à l’impossibilité radicale de pouvoir, et où c’est le mourir lui-même qui s’affirme comme l’interminable, l’incessant. Le prisonnier meurt, mais n’en finit pas de mourir, de sorte qu’il est à la fois livré sans défense au pouvoir de celui qui le tue, et pourtant résiste malgré lui. Blanchot montre que chez Antelme, le cadavre est la figure extrême de résistance que le prisonnier oppose au SS. Puis, après avoir rappelé la réflexion lévinassienne sur la responsabilité, E. Pinat établit que chez Blanchot, la responsabilité incombe à tout un chacun   . Blanchot ne récuse pas cette responsabilité, mais il en fait une responsabilité impersonnelle, de sorte que quand autrui m’appelle à cette responsabilité, il ne me singularise plus, il défait le moi pour l’ouvrir à l’impersonnel. Pour Blanchot, je suis otage car mon élection n’a pas été choisie, mais mon élection n’est pas unique, tout un chacun est l’otage impersonnel. Autrement dit, si autrui fait appel en moi à la responsabilité impersonnelle, sa rencontre défait le moi pour le reconduire à l’impersonnalité du mourir, de sorte que la rencontre d’autrui et la rencontre de la mort sont en affinité, ne peuvent même plus être distinguées comme le faisait encore Levinas. L’amitié apparaît ainsi comme la réponse à l’appel d’autrui mourant.

Dans la conclusion, E. Pinat étudie dans quelle mesure Blanchot peut être dit et considéré comme phénoménologue. Posant que la phénoménologie décrit non pas des choses mais des phénomènes, des manières de se manifester, il établit que Blanchot décrit la disparition. Décrire la disparition ne serait pas en contradiction avec la démarche phénoménologique, car chez Heidegger, on est déjà en présence d’une phénoménologie de l’inapparent. Et l’auteur invite à lire le passage de la mort propre à l’autre mort comme une réduction phénoménologique, évoquant une « réduction thanatologique », en s’inspirant de la formule de « réduction érotique » de J.-L. Marion. Il propose un tableau probant de la comparaison des trois réductions (chez Husserl, Heidegger et Blanchot) et montre comment la réduction de Blanchot se veut une surenchère des réductions de Husserl et Heidegger. Blanchot en parle en effet dans L’entretien infini comme d’un « surenchérissement ironique de l’épochè » ou d’une « réduction de la réduction ». Pour terminer, E. Pinat montre qu’avec Blanchot, on comprend que le rapport entre phénoménologie et littérature est essentiel, que la littérature est phénoménologique dans son essence. Et il écrit ainsi : « mourir pour pouvoir écrire, cela signifie que l’écrivain n’écrit que sous réduction thanatologique, qui lui ouvre son domaine comme la réduction transcendantale ouvre son domaine à la science eidétique de la région conscience. »