Un essai qui donne des clés essentielles pour comprendre l’héritage des principaux représentants de la nouvelle littérature russe engagée.

Alors même que la crise ukrainienne semble s’éterniser et que nous assistons, médusés, à une alternance de pics de tension et de faux espoirs en vue d’une résolution rapide du conflit, l’ouvrage de Monique Slodzian invite la littérature dans le débat actuel en France sur la Russie et les peurs qu’elle suscite. Ses « enragés de la jeune littérature russe » forment une communauté de génération et de convictions, qui se réclame de l’héritage à la fois littéraire et politique d’un certain Édouard Limonov, redécouvert par le public français à la faveur d’un récent livre d’Emmanuel Carrère. Publiés dans les mêmes maisons d’édition, regroupés dans des anthologies, fédérés par des sites Internet de presse engagée, ces auteurs s’appellent Sergueï Chargounov, Guerman Sadoulaev, Andreï Roubanov et, enfin, Zakhar Prilepine. Proposant à son lecteur un « voyage dans les eaux mêlées de la politique et de la littérature », Monique Slodzian ouvre son propos sur la provocante Lettre à Staline de ce même Prilepine. Elle entre ainsi dans le vif de son sujet, à savoir l’héritage politique de ces écrivains.

Quelle tradition pour une génération d’écrivains ?

Si l’essayiste se donne cette tâche, c’est avant tout parce que, de prime abord, les slogans proclamés par Prilepine et ses amis ont tout pour choquer un public français peu averti du contexte russe. Tous plus ou moins passés par le sulfureux parti national-bolchévique de Limonov, depuis lors interdit, il est en apparence assez aisé de les affilier au mouvement rouge-brun et d’en faire les homologues russes de figures françaises nauséabondes, tel Alain Soral, par exemple, qui revendiquent des idées économiques de gauche et des valeurs de droite. Or, pour Monique Slodzian, si l’on veut vraiment comprendre cette singulière alliance d’un nationalisme patriote et d’un attachement au modèle économique socialiste, il faut d’abord prendre acte du désastre qu’a engendré pour des millions de Russes la pérestroïka dans la mesure où elle a abouti à la privatisation du pays en 1991. Marqués par l’histoire récente de leur pays, ces jeunes écrivains apparaissent alors principalement comme des antilibéraux : ils opposent à la doxa officielle de la fin du totalitarisme, imposée par l’Occident et les libéraux russes, une autre voix. Cette voix est celle d’un peuple violenté par le passage de la Russie au capitalisme oligarchique et finalement privé de sa fierté à l’égard de son passé révolutionnaire. « Plus rouges que bruns assurément », nous affirme finalement Monique Slodzian.

Il s’agit donc pour cette dernière d’inscrire ces « enragés » dans une autre filiation, qualifiée d’anarcho-communiste, qui puise dans la tradition culturelle russe la plus ancienne son romantisme révolutionnaire mâtiné de références à la grandeur slave. Et c’est avec raison que Monique Slodzian rappelle combien la réception de la littérature russe en France repose en général sur des malentendus. Reste notamment déterminante l’opposition du républicanisme français, rationaliste et universaliste, et des théories nationalistes à caractère vitaliste, elles-mêmes sorties du romantisme allemand, qui fondent la fameuse « idée russe », évoquée notamment par le philosophe Alexandre Berdiaev. On comprend ainsi que nos écrivains sont avant tout les héritiers d’un courant de pensée slavophile, réapparu au cœur des années 1970. Il importe de les lire, nous dit l’essayiste, pour la force profondément éthique de leur indignation et non pour la cohérence de leurs références idéologiques qui demeureront pour un Français à jamais antithétiques, voire illisibles.

Quant à leur héritage esthétique, par-delà les idiosyncrasies stylistiques de chacun des auteurs, il s’apparente à la tradition réaliste, peut-être même sots-réaliste, de la prose russe, que d’aucuns pourraient juger conservatrice. Néanmoins, un tel avis se trouverait aussitôt discrédité car considéré comme émanant de la tendance rivale, dite « postmoderniste », de la littérature russe postsoviétique, abhorrée de toutes leurs forces par ces jeunes enragés et sans doute par l’essayiste elle-même.

Dénis et faux procès

On perçoit bien dans ce qui précède ce que l’ouvrage peut avoir d’apologétique. Si la dimension nettement politisée de l’essai de Monique Slodzian ne remet pas en cause la pertinence d’un grand nombre de ses analyses, il convient de prêter attention aux dénis plus problématiques qui parsèment son texte. À commencer par la translittération en natsbols, pour désigner les militants du parti national-bolchévique de Limonov, que l’essayiste préfère à nazbols. Il est vrai que la transcription en z, moins neutre, évoque aussitôt au lecteur français le nazisme. Or c’est le cas également pour un russophone, le ts n’y changeant rien et un natsis restant toujours un natsis, c’est-à-dire un nazi.

De même, nier avec force conviction les accusations d’antisémitisme encourues par la provocante Lettre à Staline de Prilepine peut sembler étonnant quand on donne au lecteur le texte traduit de cette lettre. En effet, celui-ci constatera assez vite à sa lecture que l’écrivain y fait parler le « nous » des libéraux et autres oligarques enrichis par le passage au capitalisme de 1991 et qui qui font dès lors montre de leur ingratitude à l’égard d’un Staline, vainqueur de Hitler, sans lequel tous auraient péri dans les fours crématoires dressés par les Allemands pour l’anéantissement de leur race. On se souviendra alors que le premier roman de ce même Prilepine, San’kya (2006), suivait l’itinéraire d’un jeune militant natsbol en s’ouvrant sur une chasse aux immigrés dans les rues de Moscou et qu’il était assez difficile de déterminer la position éthique de l’auteur vis-à-vis des errements de son personnage éponyme. L’essai qui nous occupe accompagne la parution d’un recueil de ses articles politiques (Je viens de Russie, La Différence) que devrait suivre un ensemble de traductions des auteurs du même cercle.

C’est enfin sur le traitement de la figure de Limonov et sur le jugement par Monique Slodzian du livre d’Emmanuel Carrère que nous arrêterons notre parcours. Convaincue, certainement à juste titre, de l’importance pour l’histoire politique contemporaine de l’itinéraire de cet enfant terrible des lettres franco-russes, Monique Slodzian reproche à Carrère le « dédain » exprimé dans sa récente biographie (P.O.L., 2011) à l’égard de son héros, dédain qu’elle juge emblématique d’une condescendance typiquement occidentale. C’est plus précisément le balancement du romancier français « entre une indulgence de bon aloi vis-à-vis de ses personnages et une réprobation hautaine de leurs idées et de leurs actes » qui pose problème à l’essayiste. Une grande part de la valeur littéraire du roman de Carrère résidait cependant dans cette épochè du biographe, au fondement de son positionnement éthique face à l’irréductible complexité des situations en contexte. Monique Slodzian n’est pas exempte de cette indulgence qu’elle réprouve chez son compatriote. Évoquant les diatribes pour la peine de mort qu’écrit Limonov dans sa revue, elle relève qu’« il en fait trop, mais il parle sans détour, avec cette sincérité qu’aimait tant le vieux Kropotkine », caution anachronique et quelque peu rapide.

À la différence d’Emmanuel Carrère, Monique Slodzian semble donc estimer que comprendre implique d’adhérer. Le danger semble alors être de minimiser la complexité et l’altérité de ces écrivains, pire encore, de participer à la confusion des droites et des gauches si dramatiques dans l’essor actuel du populisme d’extrême droite en France, comme en Europe. C’est surtout priver le lecteur de sa responsabilité de sujet éthique face à des œuvres littéraires produites par des individus qui ont ou qui ont eu des positions politiques et morales problématiques : lire et désapprouver, lire et trouver aussi ce qui fait sens moralement pour moi-même et pour ma communauté par-delà les désaccords politiques, lire et aimer un écrivain malgré ses convictions