Le mouvement ukrainien Femen exhibe sa nudité pour signifier que les femmes sont pauvres, vulnérables et propriétaires seulement de leur corps ; Kiev n’en est pas moins appauvrie économiquement, vulnérable énergétiquement mais souveraine sur une grande partie de son territoire.

Comme souvent ces derniers mois, l’Ukraine a encore focalisé l’attention internationale ces derniers jours avec la signature de l’accord d’association. Paradoxalement, il a fallu pourtant que rien ne change pour que tout change : en signant le même accord qu’en novembre dernier, cet Etat apparaît plus libre qu’il y a quelques mois, mais ses faiblesses ont incontestablement été mises à nu. Le mouvement ukrainien Femen exhibe sa nudité pour signifier que les femmes sont pauvres, vulnérables et propriétaires seulement de leur corps ; Kiev n’en est pas moins appauvrie économiquement, vulnérable énergétiquement mais souveraine sur une grande partie de son territoire.

 

Retour aux sources ou comment « effacer » les crises ukrainiennes

 

Le 27 juin 2014, en signant avec l’UE le deuxième volet – économique et douanier – de l’accord d’association, l’Ukraine a bel et bien franchi une « étape historique ». Certes, l’expression est galvaudée. Bien sûr, son usage est tactique, alors que le cessez-le-feu est si précaire dans le bassin du Don. Evidemment, son utilisation est stratégique alors que se profile une crise gazière et que subsistent des interrogations sur le statut de l’Ukraine. Mais, en l’espèce, elle est justifiée, aussi bien pour Kiev que pour Bruxelles et Moscou, puisque c’est de la non-ratification du même accord que l’Ukraine doit sa crise institutionnelle, politique et économique actuelle.

Par cet acte, qui complète la signature par le Premier ministre par interim, Iatseniouk, le 21 mars 2014, l’Ukraine et l’Union adressent en tout cas un message conjoint à la Russie : les crises ukrainiennes sont closes ; l’ordre constitutionnel est rétabli ; l’ordre civil doit d être rétabli. L’UE et son partenaire ukrainien ont voulu comme effacer les mois de crise en reprenant le fil de leurs coopérations interrompus par l’irruption tonitruante de la Russie.

 

Pour Kiev : la main tendue à l’Ouest et le dos tourné à l’Est

 

Pour l’Ukraine, le pas franchi est considérable. En matière économique, ses effets bénéfiques ne se constateront que dans le moyen et le long terme. Les exportations vers l’UE – essentiellement des métaux et des produits agricoles – constituent 30% du total des exportations, soit près de 10% du PIB avant la crise. La perspective d’intégrer l’espace de libre échange de l’Union constituera à coup sûr un puissant aiguillon pour la relance de l’appareil productif ukrainien. Toutefois, l’accord ne peut modifier la donne économique à très court terme : après 6 mois de crise, le système productif ukrainien, déjà en sous-investissement chronique, est désorganisé en particulier à l’est ou l’ordre civil n’est pas garanti ; de plus, la mise à niveau des standards de qualité, que l’accord prévoit et organise, nécessite un travail patient donc lent ; enfin, la perspective d’une nouvelle crise gazière au plus fort de l’hiver pourrait bien boucher l’horizon à quelques mois. L’accord favorisera à terme la modernisation de l’économie ukrainienne, en termes de transparence, de concurrence libre et non faussée et de qualité. Mais il ne redressera pas l’économie à court terme.

En dépit de son objet explicite, l’accord vaut surtout dans le domaine politique : par son engagement international, l’Ukraine de Petro Porochenko tente tant bien que mal de tenir les promesses de Maidan et de réaliser les engagements du nouveau président lors de son discours inaugural : tendre la main à l’Europe et s’intégrer progressivement à elle. Même si la perspective de l’adhésion est soigneusement évitée – par réalisme à Bruxelles et par prudence à Kiev – cet accord est un revers et un défi pour Moscou, qui n’a pas tardé à réagir par l’évocation de « graves conséquences » sans doute sous la forme de sanctions douanières, d’agitation paramilitaires et de rétorsions énergétiques.

En somme, par cet accord, l’Ukraine signifie qu’elle conçoit son avenir dans le partenariat oriental et non dans la zone douanière eurasiatique. Elle a passé son Rubicon et doit être prête à en affronter, épaulée par l’Union, les conséquences. L’une d’entre elles sera sans doute de permettre le fonctionnement non biaisé du marché, y compris en matière de prix de l’énergie. L’autre sera de passer d’une économie oligarchique à une économie de marché, ce qui aura de profonds effets sur les élites kiéviennes. Tronquée territorialement, menacée politiquement et affaiblie économiquement, l’Ukraine a aujourd’hui placé son destin entre les mains de l’UE. Comme les Femen, dont le mouvement défend d’ailleurs l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, elle est nue mais libre. Nue car elle a renoncé aux protections habituelles que lui conférait sa proximité avec la Russie. Mais libre car elle s’est associée aux destinées de l’Union.

Pour Moscou : un revers après une série de succès

 

Pour la Russie, comme en attestent les réactions plus ou moins officielles du Kremlin, il s’agit d’un revers certain. L’hiver et le printemps avaient vu la Fédération voler de succès en succès : refus de signer l’accord en novembre, recours à la force armée en décembre, annexion de la Crimée en mars, inefficacité (apparentes) des sanctions, déstabilisation du gouvernement provisoire puis de la nouvelle présidence par les mouvements paramilitaires dans le bassin du Don, etc. La réaction russe devant l’urgence issue de la signature de l’accord d’association avait atteint ses objectifs principaux : empêcher l’adhésion de l’Ukraine, à terme, à l’Union européenne ; écarter la perspective de l’entrée dans l’OTAN ; assurer la mainmise sur la Crimée ; affaiblir les institutions nationales pour discréditer le nouveau pouvoir.

Toutefois, l’accord du 27 juin marque l’échec du Kremlin à intégrer l’Ukraine dans son union douanière et donc sa zone d’influence. Celle-ci perd de son importance dans la mesure où seuls des Etats aux PIB réduits l’intègrent : Arménie, Biélorussie, etc. Ce camouflet se double d’un « retour » des Européens dans le conflit sous la forme des conditions posées par la Chancelière Merkel et le Président Hollande pour une désescalade dans le Donbass. Ce revers est d’autant plus cinglant pour la Fédération de Russie que le Moldavie et la Géorgie, deux anciennes Républiques de l’URSS se sont jointes à l’accord. La sphère d’influence russe (ou son « étranger proche ») s’en trouve considérablement rognée.

Cependant, la Fédération de Russie n’a pas dit son dernier mot. Les « graves conséquences » promises par plusieurs officiels ne sont pas de simples rodomontades. Elles prendront la forme de sanctions douanières qui seront sensibles dans la vie économique ukrainienne : les exportations vers la Russie constituent, elles aussi, un tiers des exportations totale du pays. Le complexe militaro-industriel russe a commencé à substituer des approvisionnements domestiques aux fournisseurs ukrainiens, privant le pays d’un de ses secteurs particulièrement dynamiques : l’aéronautique et l’armement. Les répercussions seront graves en matière énergétiques : certes, l’Ukraine peut affronter les mois qui viennent forte de ses réserves et de l’envoi de gaz russe par l’intermédiaire de l’Allemagne grâce à une inversion des gazoducs. Mais la fin de 2014 et le début de 2015 la verront placée dans une situation bien plus défavorable qu’en 2006 et en 2009.En effet, l’alliance objective entre l’Union et l’Ukraine en matière gazière est bien moins étroite car le gaz ne transite plus que pour 20% à 25% vers l’Union, notamment grâce à la montée en puissance de Nord Stream. De surcroît, l’Ukraine s’est placée dans un mauvais cas il y a peu en rompant les négociations alors que la Russie proposait un prix de marché. Les mesures de rétorsions seront également d’ordre politique et militaire. La situation dans le bassin du Donbass ne sera pas clarifiée et pacifiée rapidement car l’agitation violente peut être ranimée à chaque instant par des encouragements, des incitations ou des soutiens matériels venus de Russie. Or ce dossier est crucial pour la présidence Porochenko, moins parce que la Russie chercherait à annexer cette partie du territoire que parce que la crédibilité du nouveau pouvoir dépend de sa capacité à assurer sa souveraineté, y compris par les armes, dans ces zones : l’Etat ukrainien n’aura été rétabli que quand il aura récupéré le « monopole de la violence légitime » dans ces territoires.

Face à cette Ukraine « femenisée », les dirigeants russes ne peuvent qu’encaisser un revers, Poutine ayant été notoirement contesté dans ses déplacements par ce mouvement, qui a également manifesté en faveur des Pussy Riots. Mais ils n’hésiteront pas à utiliser tous les leviers à sa disposition (paramilitaires, énergétiques, douaniers, etc.) pour l’amener à résipiscence.

 

L’Union européenne : un succès sous forme de « poison pill »

 

Pour l’UE, il s’agit d’un succès à l’image de ses valeurs : discrètement juridique et à effet différé. En signant cet accord, l’Union n’a pas remporté une victoire sur le terrain, par exemple en pacifiant le Donbass ou en livrant des armes. Elle n’a pas non plus réussi une médiation d’éclat, ni acculé la Russie. Si Moscou voit l’accord du 27 juin comme une réduction de sa sphère d’influence, l’Union, quant à elle, n’a pas cette lecture, ne serait-ce que parce qu’elle ne veut pas ou ne sait pas construire sa zone d’influence à l’est.

Le succès véritable de l’Union tient au fait qu’elle a instillé, au cœur de l’Ukraine une « poison pill » (dans le jargon financier anglo-saxon, une clause destinée à se protéger d’une prise de pouvoir d’un groupe inamical) qui fera ses effets sur le long terme. L’accord politique diffusera lentement les règles de l’Etat de droit, de la gouvernance démocratique et de la transparence dans un Etat faible car arbitraire, livré aux clans oligarchiques et opacifié par la corruption. C’est tout l’establishement kiévien qui sera progressivement miné, si l’accord produit ses effets.

L’accord douanier – et ses répercussions du côté russe – vont exiger un ajustement des régulations, des niveaux de qualité et du fonctionnement de l’appareil productif ukrainien : c’en sera fini, à terme, d’un développement basé sur une gestion pour le moins irrationnelle des ressources énergétiques (prix subventionnés par la Russie, détournements de flux en cas de crise, etc.). C’en sera également terminé d’une économie de la non-qualité issue des modes de production soviétique. Quant aux finances publiques, sous la double houlette de l’Union et du FMI, elles ne sortiront de leur chaos qu’au prix d’une modernisation profonde. C’est toute l’économie ukrainienne qui risque de passer une période de transition difficile.

On pourrait, en somme, avoir raillé trop vite l’Union lorsqu’en mars, elle s’était avérée incapable d’empêcher l’annexion de la Crimée. Les véritables sanctions européennes contre la Russie viennent de se mettre en place : c’est le dessein de patronner l’Ukraine femenisée