À l’occasion du 70e anniversaire du départ du convoi pour Dachau appelé le « train de la mort », entrevue avec Arnaud Rykner, auteur de la fiction Le Wagon (2010) retraçant l’enfer de ce « voyage ».

À l’occasion du 70e anniversaire du départ du convoi pour Dachau appelé le « train de la mort », entrevue avec Arnaud Rykner, auteur de la fiction Le Wagon (2010) retraçant l’enfer de ce « voyage ».

Le 2 juillet 1944, un convoi de plus de deux mille hommes à destination du camp de Dachau part de Compiègne   . Dans la fiction Le Wagon publiée en 2010   , Arnaud Rykner redonne voix humaine aux chiffres, incarnant celle d’un jeune homme de presque vingt-deux ans, déporté dans ce train appelé communément le « train de la mort », tristement célèbre pour l’hécatombe qu’il a pu causer pendant son périple.

« Et tout le reste est littérature   ».

En quelques mots, pouvez-vous nous présenter Le Wagon ?

Le Wagon reprend l’histoire du convoi parti le 2 juillet 1944 de Compiègne pour Dachau, le convoi le plus meurtrier de toute la déportation   . Il adopte le point de vue d’un jeune homme de vingt-deux ans, déporté dans un de ces wagons, et fortement inspiré de l’histoire d’un membre de ma famille, qui est revenu vivant de Dachau mais qui n’a quasiment jamais parlé de ce qu’il avait vécu (quatre pages de témoignages seulement   , sinon un long silence de presque toute une vie). J’ai voulu donner la parole, en continu, à ce jeune homme qui n’avait pas parlé, pour tenter d’approcher, même maladroitement, même injustement, ce qu’il avait pu vivre pendant ces trois jours de « voyage ».

Le Wagon n’est pas votre premier roman, en quoi se distingue-t-il des précédents   ?

C’est le seul qui repose entièrement sur une réalité historique et des personnages ayant existé, même si mon narrateur, lui, reste largement fictionnel, parce que je n’ai évidemment moi-même jamais été dans un tel wagon et que dire « je » est, selon moi, en soi une obscénité dans un tel cas. Ce roman m’a forcé à aller jusqu’au bout d’une démarche qui avait été la mienne dès le départ, sans que j’en prenne conscience sur le coup, consistant à tenter, fût-ce de très loin, de prendre la place de figures soit oniriques, soit réalistes, mais dont je voulais m’efforcer de comprendre les émotions, les angoisses, les troubles. Peut-être par incapacité d’atteindre vraiment autrui dans la « vie réelle », l’écriture me paraît le moyen d’en faire l’expérience, de façon intime…

Pour quelles raisons avez-vous traité ce sujet historique ? Était-ce avant tout une démarche personnelle ? Ou une volonté citoyenne de « passeur » de mémoire ?

Les raisons ne sont jamais complètement claires, ni toujours simples, mais il y a tout cela à l’origine de ce livre. Disons qu’au départ, de façon d’abord très obscure, il y a eu, après la découverte de ce qu’avait pu être la déportation et plus particulièrement la Shoah, puis après avoir découvert que cette réalité avait touché ma propre famille et des gens que j’avais bien connus et aimés, la volonté de tenter d’en rendre compte. Je ne savais pas comment cela se ferait, mais je savais qu’il me faudrait le faire, à la fois pour moi-même, mais aussi au nom de certains qui n’avaient pu y parvenir en leur propre nom. Très concrètement, deux réalités se sont mêlées : celle de deux enfants de ma famille, vraiment très proches, qui ont été déportées et exterminées à Auschwitz en février 1944 ; et celle du frère de mon grand-père, dont j’avais su assez tôt qu’il avait lui-même été déporté comme résistant, sous une fausse identité qui lui avait permis de cacher sa judéité. Le poids du silence était tel qu’il était en réalité impossible d’en parler dans ma famille. Quand j’ai vraiment réalisé ce qui était arrivé à ces deux enfants, je me suis dit plus ou moins clairement que je devrais un jour écrire sur elles. Mais comme en même temps je ne m’en sentais pas la possibilité à cause d’une sorte d’interdit familial, quand j’ai appris qu’un livre avait été écrit par l'historien-journaliste Christian Bernadac sur le train dans lequel mon grand-oncle avait été déporté   , je crois que cela m’a libéré partiellement. En tout cas, cela m’a confusément donné le sentiment que je pourrais au moins, moi aussi, écrire sur ce train-là. Aux deux tiers de l’écriture du Wagon, j’ai mesuré à quel point un train pouvait en cacher un autre, et combien raconter l’histoire de ce train-là, de juillet 1944, était une façon de ne pas parler de l’autre train, celui de février 1944 ; tenter de faire parler mon grand-oncle, c’était aussi porter le souvenir des deux enfants exterminées à onze et seize ans.

Opter pour le prisme fictionnel est un pari, puisque nous sommes aujourd’hui témoins d’une « querelle »   opposant les anciens, « pro-témoignages » de la Shoah, et les héritiers contemporains défendant les fictions de la Shoah, pourquoi était-ce pour vous un choix légitime ?

J’ai écrit mon livre en toute inconscience. Je voulais juste faire parler cette personne qui n’avait pas parlé, je voulais tenter de faire en moi-même cette expérience qui dans tous les cas ne pouvait qu’être mensongère. N’ayant que très peu d’éléments sur ce que fut la vie réelle de mon grand-oncle, ne voulant surtout pas risquer de lui prêter des sentiments, des émotions ou des gestes qu’il n’avait pas eus, et n’ayant pour trace de ces derniers que les quatre pages de témoignage qu’il avait adressées à Bernadac, j’ai inévitablement été conduit à inventer un personnage qui ne pouvait pas être lui, mais qui serait comme un souvenir de lui et de tous ses camarades qui avaient comme lui témoigné dans le livre de Bernadac. Je lui ai seulement restitué des frères (dont mon grand-père, un peu plus âgé et père d’un enfant, qui se cacha pour éviter les rafles) et je lui ai prêté un passé d’« intellectuel », avec cette idée qui m’effraie toujours que la culture et l’art n’ont rien pu faire pour empêcher l’horreur des camps, et que, à quelques exceptions près, Primo Levi   en parle une fois, elles n’ont guère aidé à y survivre. De ce fait, la fiction s’est imposée : je ne pouvais pas prétendre écrire un livre de témoignage, puisque je n’y étais pas ; je ne pouvais pas prétendre mener une enquête historique, puisque je ne suis pas historien. Et je ne pouvais pas non plus me taire parce qu’une sorte d’impératif m’obligeait à trouver comment parler. La fiction, finalement, ce n’est que cela : une forme de bricolage pour tenter de dire la vérité quand on en est incapable. Quand j’ai commencé à devoir présenter Le Wagon en librairie ou en bibliothèque m’est revenue comme une évidence la formulation d’Aragon évoquant le « mentir-vrai ». Finalement, ce livre m’a « permis de » ou « m’a obligé à » faire l’expérience directe du mentir vrai   .

Vous avez fait le choix de traiter « seulement » la déportation, prévoyez-vous d’écrire un autre roman sur le sujet ? Une suite de Wagon ?

Très clairement, et malgré l’exemple de Vassili Grossman, je sais que je n’entrerai jamais dans le camp avec un stylo. Ce ne serait donc surtout pas une “suite” du Wagon. Avec ce livre, j’ai été aussi loin du trajet que j’ai cru pouvoir le faire. En revanche, il y a pour moi là un tel manque que la question reste entière, même si plus encore que pour Le Wagon je ne me sens pas le droit d’écrire sur le sujet…