Un ouvrage portant sur l'histoire des représentations de la migraine aussi remarquable par son érudition que par la force suggestive des propositions philosophiques qui y sont avancées.

Chacun connaît le dialogue savoureux entre Knock et le Tambour dans la pièce éponyme de Jules Romain : "LE TAMBOUR : Quand j’ai dîné, il y a des fois que je sens une espèce de démangeaison ici. (Il montre le haut de son épigastre.) Ça me chatouille, ou plutôt ça me gratouille. KNOCK : (d’un air de profonde concentration) : Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ? LE TAMBOUR : Ça me gratouille. (Il médite.) Mais ça me chatouille bien un peu aussi"   . Echange justement fameux où l’on se plaît à voir le malade et son médecin ergoter savamment sur le sens d’une distinction purement verbale, que l’on aurait tort toutefois de ne pas prendre au sérieux et, pour ainsi dire, au pied de la lettre, car, en dépit des apparences, cette querelle de mots est proprement décisive. Toute l’astuce de Knock va consister à convaincre son patient que ce qui gratouille peut fort bien ne pas chatouiller, et que ce qui chatouille peut fort bien ne pas gratouiller, et que cette différence apparemment insignifiante doit constituer pour lui une raison de plus de s’inquiéter de son état de santé.

C’est qu’en effet il y a des maladies, comme le dit Esther Lardreau dans l’ouvrage dont il va être question ci-dessous, "dont l’action se passe dans des infiniment petits, au-delà de la perception"   – de la perception naturelle du médecin comme de celle du patient –, qui paraissent même de prime abord ne pas avoir de cause assignable, et qui n’en sont pas moins des maladies à part entière. Un malade peut fort bien être malade sans le savoir, en ce sens où la maladie n’a pas d’existence dans sa conscience sous la forme d’une souffrance, d’un mal-être ou d’un diminution de sa puissance d’agir, et n’exister que dans la science du médecin, en se développant silencieusement dans l’organisme sans que les lésions ou les perturbations fonctionnelles se fassent sentir pendant des années. Mais, inversement, il se peut aussi que le médecin ait affaire à un patient qui se plaigne d’être malade sans qu’il parvienne à faire correspondre à cette maladie une quelconque altération anatomique ou trouble physiologique. Ce qui gratouille ne chatouille pas nécessairement, et réciproquement.

La migraine, entre psychologie et physiologie

Tel est le cas par excellence de la migraine qui constitue l’objet privilégié de réflexion de l’ouvrage d’Esther Lardreau issu d’un doctorat de philosophie soutenu en 2007 que la Société française d’histoire de la médecine a couronné du prix de la meilleure thèse, et qui paraît ces jours-ci accompagné d’une préface de Françoise Radat (psychiatre, praticien hospitalier au CHU de Bordeaux) et d’une postface de Christian Lucas (neurologue, vice-président de la Société française d’études des migraines et céphalées, CHRU de Lille). La migraine est de ces maladies qui laissent perplexes le médecin, parce qu’"elle n’est ni strictement une maladie, ni un symptôme"   et qu’"elle paraît écartelée entre physiologie et psychologie"   . Sans jamais avoir été tenue stricto sensu pour une maladie mentale, la migraine, avec son cortège de symptômes caractéristiques (nausées, vomissements, mal de tête, pâleur de la face, mal de mer, vertige, troubles visuels, cécité totale ou partielle, apparitions spectrales plus ou moins marquées, paralysie ou engourdissement des doigts, des lèvres, de la langue, troubles cognitifs ou émotionnels) n’en a pas moins été considérée comme le "mal des beaux esprits" – entendez : la maladie de ceux qui "travaillent du chapeau", qui se creusent  les méninges soit avec trop d’assiduité, soit pas assez, comme l’avait fort bien vu Hegel au détour d’une page stupéfiante de l’Encyclopédie des sciences philosophiques : "L’absence d’habitude et une longue application de la pensée donnent la migraine"   .

Même lorsque l’on est disposé à admettre que le patient est malade, au sens où il se sent mal, la question est de savoir quelle maladie il a –distinction qu’il est malcommode d’exprimer en français parce que nous ne disposons que d’un seul mot pour exprimer cette nuance entre "être malade" et "avoir une maladie", là où la langue anglaise, par contraste, distingue utilement entre illness, disease et sickness. Le migraineux est malade, mais a-t-il une maladie ? On notera d’ailleurs que ce n’est pas la même chose que de dire que l’on a "la" migraine et que l’on a "une" migraine. Comme le souligne Esther Lardreau à la suite de Jean-Claude Milner, les médecins préfèrent dire "avoir un…" quand il s’agit d’un nom de maladie, tandis que l’article défini renvoie plutôt à des symptômes. Avoir "la" migraine signifie couramment "avoir mal à la tête", tandis qu’avoir "une" migraine a une valeur diagnostique   . Et l’on a tôt fait de penser que celui (ou plutôt : celle) qui prétend avoir "la" migraine cherche surtout à se faire porter pâle. Lorsque "Madame a sa migraine", pour reprendre le titre d’un vaudeville du milieu du XIXe siècle, a-t-elle la migraine, c’est-à-dire est-elle réellement malade ou bien, comme le suggère Balzac en des pages bien connues de la Physiologie du mariage, dresse-t-elle avec malignité cette indisposition comme rempart contre le devoir conjugal   ? Sans rapport direct avec la physiologie médicale, la physiologie sociale tient que cette maladie n’offre pas de symptômes : "pâleur, crispation du visage sont une mise en scène. Toute migraine est une comédie : la ‘reine des maladies’ n’est pas même une maladie"   .

De là le rapprochement ancien de cette affection typiquement féminine, selon Balzac, avec ces autres maladies dont l’on s’est longtemps demandé si elles n’étaient pas purement et simplement simulées : notamment l’épilepsie (on sait que certains termes appartenant au vocabulaire de la migraine sont issus du domaine de l’épilepsie : "état de mal", "aura". Mieux encore : la migraine a pu être vue comme une forme d’épilepsie, voire comme une "épilepsie larvée") et l’hystérie (selon Pierre Briquet, médecin honoraire des hôpitaux de Paris du XIXe siècle, 84,3% des hystériques ont des maux de tête : ce que l’on a appelé le "clou hystérique" – ou l’"œuf hystérique" – est décrit comme une douleur vive, circonscrite, occupant une surface de 1 à 5 centimètres au-dessus de la tête). La migraine est une maladie des nerfs, et les maladies nerveuses sont littéralement des névroses, selon le néologisme inventé par William Cullen en 1769. Les migraineuses sont des névrosées – et tout est dit.  

Du désintérêt pour la migraine au XIXe siècle

Maladie étrange entre toutes, qui laissent perplexes les médecins, mais qui, paradoxalement, indiffèrent aussi ceux-là mêmes qui en souffrent. "Un étrange constat anime le début du XIXe siècle chez les étudiants en médecine", écrit Esther Lardreau : "la migraine est une maladie sans intérêt, et ni les médecins ni les patients ne s’y intéressent"   , et ce fondamentalement pour deux raisons.

Pour des raisons théoriques, d’abord. "L’anatomie rencontre une butée. Aucune donnée nouvelle ne rend compte de l’étiologie de la migraine, ni de sa pathogenèse. On ressasse les Anciens. Les concepts de névrose ou de névralgie font écran, liés qu’ils sont à une entreprise nosologique qui repose sur des cadres rigides, sans rapport parfois avec la clinique. On y rassemble parfois de manière forcée des maladies, en sorte que des affections éloignées se retrouvent en une même classe. inversement, on omet des pathologies qui n’entrent pas dans le cadre adopté"   .

Pour des raisons pratiques, ensuite. "Les traitements restent, aux yeux des patients et des médecins, relativement inefficaces. Il y a bien des médications contre tel ou tel type de maux de tête. Il n’y a pas de traitement contre la migraine. Bien qu’elle soit culturellement déterminée, son expérience est si singulière qu’elle paraît échapper à la forme du traité et à l’enseignement universitaire. (…) Ce n’est qu’un objet de salon. Quant au malade, (…) il est indifférent : habitué à la douleur, il ne se soucie pas de guérison. (…) La pharmacie parle à un patient qui ne l’écoute pas. La médecine n’écoute pas un patient qui ne veut pas parler"   .

Maladie déroutante, dont on finit par se demander, au fond, si elle bien une maladie, car "qu’est-ce, en effet, qu’une maladie qui n’a pas pour horizon la mort ? Maladie à bien des égards banale, dans laquelle le statut de la douleur est problématique, la migraine présente ce paradoxe de n’offrir aucune gravité et de mettre en échec la médecine"  

Une maladie écartelée entre une histoire et un réel

Maladie inclassable entre toutes qui, si elle ne relève assurément pas de la santé, n’est pas toujours considérée, dans les représentations populaires, comme définissant une maladie. Il est remarquable d'ailleurs que le migraineux lui-même hésitera à s’avouer malade, au sens où le sont les cancéreux ou ceux qui souffrent d’artériosclérose, comme si une hiérarchie des maladies s’imposait à tous de façon intuitive, rendant certaines maladies plus intéressantes, plus réelles, plus graves que d’autres. "Qu’on soit patient ou médecin, chacun formule spontanément une échelle de gravité. Telle maladie est jugée comme étant ‘davantage’ maladie que telle autre : le furoncle, le mal de tête,  sont moins graves que le sida. En fonction de quel critère ? Pourquoi élire telle maladie plutôt que telle autre ? (…) Nous distinguons entre ‘maladies majeures’ et ‘maladies mineures’, mais à partir de quand y a-t-il maladie ? Faut-il qu’un cancer soit généralisé ? S’il est guérissable, est-il moins maladie ? Une migraine invalidante est-elle davantage maladie qu’une légère migraine ? (…) Qu’est-ce qui tranche, bref : la mort, le handicap, la douleur, l’efficacité du traitement ? Rien de cela ne saurait faire absolument critère, chaque sujet étant renvoyé à sa propre pathie, à la manière dont il pense pouvoir supporter une maladie, à la peur de la mort"  

L’intérêt de la migraine, de ce point de vue, est qu’elle contraint à s’interroger sur la représentation de la maladie que se donne une culture, qui est telle que celle-ci exclut certaines entraves pathologiques comme ne relevant pas vraiment de l’ordre de la maladie. La migraine met directement en cause le système de représentations culturelles, politiques et  sociales au sein duquel les maladies demandent à être inscrites pour être rendues intelligibles en tant que telles. "Il n’y a aucun sens", écrit fortement Esther Lardreau, "à considérer une maladie isolément, selon une échelle de valeur donnée, indépendamment des séries de représentations en lesquelles elle s’inscrit"   .

C’est précisément ce système de représentations qu’entend mettre au jour et élucider Esther Lardreau en resserrant son attention sur cet "objet médical" qu’est la migraine, dont elle montre qu’il est "écartelé entre une histoire et un réel", et qu’il ne se laisse pas "circonscrire aux questions minutieuses des sciences exactes, de l’anatomie et de la physiologie, ni aux descriptions claires d’une seule discipline médicale – il erre aux marges, convoque d’autres disciplines (auxquelles il ne se réduit pas davantage) et s’évanouit au moment où on le croit tout près"   . Si la science du médecin est assurément requise pour définir le contenu de cet "objet médical", elle est loin de suffire, et le témoignage du patient – sa souffrance et les mots qu’il utilise pour en parler – ainsi que l’ensemble des représentations qui ont cours à son sujet, sans oublier les autres discours et les pratiques qui fonctionnent en faisceau, se révèlent tout aussi déterminantes.

Sans doute fera-t-on remarquer que les souffrances échappent essentiellement à la langue – "les peurs, les angoisses lui résistent" –, mais il n’en est pas moins vrai que certaines maladies demeurent visibles, en attestant de cette manière de leur incontestable réalité. Or tel n’est pas le cas de la migraine et de ces autres "maladies invisibles" qui semblent se résumer à leur propre énonciation, qui sont essentiellement des faits de langue. C’est parce qu’elles paraissent se réduire "à des lambeaux de langue, d’images"   que ces maladies ont donné lieu à un esthétique en littérature et en peinture, dont la médecine s’est nourrie et qu’elle a alimenté en retour de ses concepts et de ses descriptions cliniques, en instituant ainsi une circularité inédite entre les discours médicaux et les expressions littéraires et iconographiques de la douleur dont il est donc méthodologiquement impossible de faire abstraction si l’on veut réussir à en cerner la spécificité et à en écrire l’histoire. Tel est le pari que relève brillamment Esther Lardreau dans cet ouvrage exceptionnel et remarquable à  tous égards.  

Les enjeux de l'enquête sur la migraine

Remarquable, l’ouvrage l’est pour de multiples raisons. L’ampleur et la précision des connaissances médicales mobilisées (du Corpus hippocratique au Leçons du maître de la Salpêtrière, en passant Arétée de Cappadoce, les travaux d’Airy et de Piorry), l’érudition gourmande du chercheur qui ne dédaigne aucune archive et compulse les thèses de médecine poussiéreuses que plus personne ne lit, le talent pédagogique de présentation et d’élucidation de textes parfois obscurs à la terminologie archaïque, la finesse de la culture littéraire et artistique de l’auteure qui lui permet de citer, dans un passionnant chapitre intitulé "Images et mots"   , le témoignage de quelques-uns des grands migraineux de l’histoire de la littérature française du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle (Balzac, Flaubert, les frères Goncourt, George Sand, Maupassant, Mallarmé, Gide) et quelques-unes des lithographes les plus marquants (Woodward, Cruikshank, Daumier, Grandville) – dont certaines œuvres sont reproduites dans le volume – forcent tout bonnement l’admiration. Il suffira, de ce point de vue, de jeter un œil à la bibliographie finale, laquelle couvre pas moins de 51 pages   listant près d’un millier de titres (principalement en français, en anglais et en allemand), pour se faire une idée de l’importance du travail accompli.

Mais remarquable, l’ouvrage l’est encore – et, peut-être, surtout – pour une toute autre raison. Car, après tout, si le travail d’Esther Lardreau "se contentait", si l’on ose dire, de livrer une histoire parfaitement informée des représentations de la migraine depuis l’antiquité classique jusqu’à l’époque moderne, des procédures de la pratique médicale et de la lente "scientifisation" de cette maladie à travers la succession des paradigmes qui ont servi à en élucider la pathogenèse et à en déterminer la symptomatologie, nous devrions certes lui être redevable de cette contribution précieuse, mais qui ne serait pas alors tout à fait inédite puisque nous disposions déjà sur ce sujet de certains ouvrages, à commencer par le beau livre de Mervyn Eadie, Headache : Through the Centuries publié en 2012   . Or les deux ouvrages ne font en fait nullement double emploi, même s’ils se recoupent bien évidemment, pour la bonne raison que celui de Mervyn Eadie vise principalement à proposer une histoire générale de la migraine et ne comporte pas de perspective philosophique, par opposition au travail d’Esther Lardreau qui propose, non pas une histoire de la migraine, mais, et c’est très différent, une histoire des représentations de la migraine – une biographie de la migraine, comme le dit malicieusement le sous-titre. Mais si l’ouvrage n’est pas, à proprement parler, un ouvrage d’histoire, alors qu’est-il exactement ?

Une maladie qui fait monde

Pour le comprendre, il faut lire attentivement les pages d’introduction et de conclusion du livre d’Esther Lardreau, ainsi que les diverses mises au point méthodologiques qui parsèment l’ouvrage. La question que pose l’auteure est de savoir comment la migraine est devenue un objet médical, engageant une théorie et une pratique – autrement dit, la question porte sur la constitution de ce qu’elle appelle un "objet médical". "Comment remonte-t-on", demande-t-elle, " de la souffrance au nom, du nom à l’énoncé, de l’énoncé au savoir ?"   . Si l’on veut bien admettre que les maladies en général, et en particulier les maladies nerveuses, sans du tout nier par là leur dimension biologique, relèvent d’une histoire, que tout symptôme est "une réponse à une question adressée par la culture"   , que la douleur s’historicise (comme avait su si bien le montrer la regretétée Roselyne Rey dans sa magistrale Histoire de la douleur), et qu’il n’y a aucun sens à étudier une maladie sub specie aeternitatis, "comme si l’histoire ne l’avait pas modifiée, et comme si  les symptômes avaient de tout temps été les mêmes"   , alors faire l’histoire de la migraine ne peut pas et ne doit pas consister à "repérer année après année, auteur après auteur, en un souci d’exhaustivité irréalisable, les traces d’un objet aux contours bien dessinés – la migraine –, objet dont les propriétés jadis obscures, confuses, seraient peu à peu éclairées par la médecine, ainsi que par les sciences et les pratiques qui lui sont connexes"   .

Autrement dit, le projet d’une histoire des représentations de la migraine ne doit pas se régler naïvement sur le modèle d’une interprétation de l’évolution de la médecine promise à une loi d’accumulation des connaissances orientée par la flèche du progrès, au terme de quoi il apparaîtrait que la théorie trigéminovasculaire actuelle est "plus vraie" que les théories vasomotrices qui ont pu être élaborées par le passé, et que les antimigraineux d’aujourd’hui sont "plus efficaces" que l’ergot de seigle, la galvanisation, la faradisation, les analgésiques non opiacés et le bromure de potassium d’hier et d’avant-hier. Même s’il ne s’agit pas du tout de dédaigner une telle histoire de la succession des paradigmes thérapeutiques et nosologiques (et, corollairement, la dimension biologique de la maladie – ce que l’auteure appelle le "reel" de la maladie), il faut bien voir que, s’agissant de la migraine, ce n’est pas tant les modèles de la maladie qui présentent un intérêt (en entendant par là : les diverses modélisations scientifiques de cette maladie et la détermination des remèdes préconisés) que la maladie comme modèle, dont il faut justement montrer que, à la différence de nombreuses autres, elle a historiquement fait modèle. "Il y a des maladies représentatives d’une époque et d’un lieu. On parle, par exemple, de goutteux, de cancéreux, de migraineux. Il n’y a pas de rhumeux, ni d’appendicteux. Certaines maladies constituent des groupes, instituent un milieu. Certaines maladies produisent une vision du monde, d’autres non. Le cancer fait vision du monde, le rhume non. Telle maladie apparaît comme un mode de vie, quand telle autre, au contraire, est impuissante à constituer un bios. La puissance à faire société et à faire monde ne coïncide d’ailleurs pas avec la ‘gravité’ : la pancréatite aigüe met en jeu la vie du patient sans produire un monde"   .

La migraine a eu historiquement cet étrange privilège, notamment au XIXe siècle, de faire monde et de faire emblème pour toute une société, et c’est cela qu’il faut pouvoir expliquer. La migraine n’est pas seulement ni même d’abord la maladie particulière d’un individu, elle est une maladie historique, au sens plein de cette expression, elle est "source de représentations, et susceptible, à son tour, d’être modifiée par les représentations d’une époque"   . Telle est explicitement l’interprétation que proposent certains médecins de la migraine au XIXe siècle : selon Christophe Cacault, par exemple, cette névrose, la plus répandue chez les gens du monde distingués par l’éducation, la fortune ou la mode, fait partie de ces maux issus des contradictions que la nature, que la ville a produits. La migraine, dit-il, est une espèce d’ivresse, une affection du principe sensitif, une douleur qui est due à la civilisation. "Excès de mémoire", conclut superbement Esther Lardreau, "la migraine est une pathologie historique : transformation du monde naturel en un mode de l’esprit, tout est histoire, tout est écrit ; le corps, sur son livre de comptes, note chaque événement par une douleur : à l’intolérable nouveauté, il préfère l’ordre. La définition de la névrose par l’irritation s’exprime en une sociologie : ces pathologies de la civilisation française, qui ne touchent que certaines catégories sociales et relèvent les contradictions entre les villes et les campagnes, choisissent l’ordre du monde contre la Révolution". Raison pour laquelle elles n’intéressent pas grand monde à cette époque : "Elles ne sont plus surprenantes ni extraordinaires, elles n’offrent rien d’intéressant ; elles sont ‘dans l’ordre’"   .

Les maux de tête : les mots pour le dire

L'intérêt du concept d'objet médical, mobilisé de bout en bout, apparaît ainsi clairement en ce qu'il invite à substituer au concept trop général (trop décontextualisé, trop dés-historicisé) de maladie celui de représentation de maladie, en contraignant à explorer les diverses strates de représentations appartenant à des couches hétérogènes qui le constituent. "On n'a pas affaire à un réel nu", écrit Esther Lardreau dans les pages conclusives du livre, "mais à des représentations. Non à une représentation, mais à des représentations qui n'existent que des relations qu'elles entretiennent entre elles. Ce qui pense et travaille un objet  médical, ce n'est pas la médecine, en tant que savoir isolé, mais un ensemble de discours et de pratiques qui fonctionnent en faisceau, s'adressant les uns aux autres des séries de questionnement"   . C'est à ce titre que la migraine pouvait constituer un objet privilégié de réflexion en ce que cette maladie, plus que toute autre peut-être, est éminemment le lieu d'un échanges et de conflits permanents, tout au long de l'histoire de l'examen auquel elle a pu donner lieu, entre les diverses représentations qui travaillent à lui donner une consistance, ce dont témoigne remarquablement l'évolution lexicale qui a conduit cette maladie à produire tant de noms différents pour se raconter (de là l'insistance de l'auteure sur l'histoire des mots).

Cette position n'emporte toutefois nulle décision nominaliste, prévient à plusieurs reprises Esther Lardreau, consistant à soutenir que la maladie n'a aucune réalité naturelle et n'est finalement rien de plus qu'un nom, qu'un mot. A terme, il semble donc que l'auteure s'efforce de défendre une thèse "tempérée", comme elle le dit   , navigant entre le Charybde du naturalisme (pour lequel la définition ou la conception de la maladie repose prioritairement sur des faits de nature qualifiés par la biologie) et le Scylla du relativisme (pour lequel la maladie n'est telle que relativement à un contexte culturel, social et politique, pensé en relation au vécu de la maladie par le patient, et aux critères de démarcation entre le normal et le pathologique) - entre nature et culture.

Et c'est sans doute sur ce point que l'on aurait aimé qu'Esther Lardreau donne plus de développement aux réflexions suggestives par lesquelles s'achève son beau travail, notamment en se livrant à une confrontation serrée des propositions qu'elle avance avec celles qui sont défendues, non seulement par Georges Canguilhem (qui est bien entendu cité), mais aussi avec celles des théoriciens anglo-saxons qui, depuis les années 1970, se sont  attachés à définir les concepts de santé et de maladie et à analyser leur statut. L'on regrette ainsi que les noms de Christopher Boorse, de Jerome Wakefield, de Randolph Nesse, de Lennart Nordenfelt, de Germund Hesslow, de David Magnus, de Kazem Zadegh-Zadeh et, last but not least, de Hugh Tristam Engelhardt n'apparaissent nulle part, ni dans l'index nominum, ni même dans la bibliographie finale (pourtant très complète), privant ainsi le lecteur d'une mise en perspective qui aurait été à la fois utile et éclairante