Un ouvrage accessible, didactique, et méthodique, qui apporte un éclairage pertinent sur la notion de cas moral, en la distinguant d’autres notions connexes et en la replaçant dans l’histoire de la casuistique.

La casuistique a en général mauvaise réputation en philosophie morale. On lui reproche son manque de rigueur, sa tendance à faire proliférer les sujets de discorde, son absence de généralité. Ainsi, Pascal, dans les Provinciales effectuait une critique féroce des méthodes casuistiques employées par les Jésuites, coupables à ses yeux de saper les préceptes fondamentaux de l’Ecriture. A l’approche par les cas, la philosophie morale préfère bien plutôt, une appréhension des situations morales fondées sur des principes généraux, jugés plus aptes à trancher les différends moraux.

Force est de constater, toutefois, qu’en dépit de cette réputation négative, la casuistique a connu un regain d’intérêt majeur au cours des dernières années, avec l’émergence de ce que l’on nomme la « néo-casuistique ». Ce courant a été relancé tout particulièrement par l’ouvrage de Stephen Toulmin et Mark Jonsen intitulé The Abuse of Casuistry, ouvrage dans lequel les auteurs retracent l’historique de cette discipline, et sa pertinence pour traiter les questions souvent très complexes qu’aborde l’éthique médicale. L’ouvrage de Serge Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, se situe dans la droite lignée des travaux de Toulmin et Jonsen, tout particulièrement du second, abondamment cité tout au long de l’ouvrage. Remarquons à cet égard que Serge Boarini n’en est pas à son premier travail sur la question, puisqu’il avait déjà dirigé les ouvrages collectifs La casuistique classique : genèse, forme, devenir   , ainsi que l’ouvrage Introduction à la casuistique : casuistique et bioéthique   .

Court (environ 120 pages), mais très dense, le livre apporte sans conteste un éclairage pertinent et utile sur une question encore peu abordée par la philosophie morale. Après une introduction consacrée à la définition du cas moral, (« Ambiguité du cas moral ») le texte se divise en trois parties : « Antinomie du cas. Définitions et caractéristiques », « Méthodologies. », « Propositions ».

De la définition du cas moral proposée par Boarini en introduction, une caractéristique essentielle doit être retenue : l’indétermination. Ce qui caractérise le cas moral, c’est le fait que face à ce dernier, la conscience morale ne sait pas immédiatement quelle décision est la plus appropriée. Comme l’écrit Boarini : « Un cas moral est un ensemble de faits dans lesquels ou devant lesquels l’action humaine est d’une part requise, d’autre part indécise. »   Le cas moral se caractérise donc d’abord par son équivocité : le cas est obscur, et c’est pour cela qu’il pose problème et fait l’objet de désaccords.

La partie intitulée « Antinomie du cas » est consacrée pour l’essentiel à une distinction entre le cas moral et d’autres notions voisines et avec lesquelles on a tendance à la confondre : problème, différend, dilemme, etc. Serge Boarini effectue ainsi toute une série de précisions et de nuances qui permettent de cerner avec précision le statut spécifique du cas moral. Ainsi, l’auteur montre-t-il que le cas moral est moins général que le problème moral : si la guerre juste est un problème moral, la guerre en Bosnie est un cas moral, restreint à un ensemble de conditions socio-historiques déterminées. Dans cette partie, l’auteur insiste également sur un aspect fondamental du cas moral : celui-ci est construit. Autrement dit, tout comme le péché n’existe pas avant d’avoir été confessé, le cas moral ne possède pas d’identité intrinsèque, mais constitue bien plutôt la résultante d’une construction argumentative et narrative, au terme de laquelle il apparaît pleinement comme ancré dans un certain nombre de pratiques et de représentations socio-culturelles. Ce point important, que Boarini confirme en le rattachant aux travaux de l’ethnométhodologie (en particulier ceux de Garfinkel) est essentiel, selon l’auteur, pour le traitement pratique des cas moraux : si le cas est construit, sa résolution peut aussi être construite.

Dans la partie Méthodologies, l’auteur propose un historique des principales théories qui se sont intéressées à l’étude des cas moraux. Cela lui permet de distinguer la casuistique antique (Cicéron), la casuistique classique, et la néo-casuistique. Il s’agit ici pour l’auteur de retracer les différents débats qui ont toujours accompagnée la casuistique tout au long de son histoire. L’intérêt de l’ouvrage, dans cette partie, est d’exposer la principale théorie philosophique portant sur les cas moraux en dehors de la casuistique : le « principisme » (principism) dans la lignée des travaux de Beauchamp et Chlidress. Peu connus du public français, la théorie principiste a exercé une influence majeure sur la bioéthique nord-américaine. Le principisme affirme que les cas moraux peuvent être abordés par le biais de quatre principes fondamentaux : autonomie, justice, bienfaisance non malfaisance. Selon leur approche, c’est la spécification et la pondération des principes qui permet d’appréhender les cas examinés par l’éthique médicale.

La théorie principiste a dressé les contours d’une opposition entre une « approche par les cas » et une « approche par les principes ». Bien qu’il ne faille pas caricaturer cette opposition (les principistes n’affirment pas que l’appel aux principes peut régler toutes les controverses morales, et les « casuistes » n’affirment pas que l’étude de cas doit se passer de tout recours aux principes), la distinction entre ces deux courants représente un clivage majeur au sein de la bioéthique, reflétant par ailleurs l’opposition plus classique en philosophie morale entre déontologisme et conséquentialisme.

Enfin, dans la partie Proposition, l’auteur passe du descriptif au normatif afin d’apporter quelques éléments pour le traitement pratique des cas moraux. Il souligne le fait que la résolution des cas s’opère en vertu de trois opérations fondamentales : Inscrire, décrire, prescrire. Inscrire un cas moral, c’est le formuler par le biais du langage en utilisant trois éléments principaux : les déictiques (l’ensemble des circonstances qui définissent spécifiquement le cas) les fonctions, c’est-à-dire l’ensemble des relations qui se nouent entre les personnes constituant le cas, et enfin les syntagmes argumentatifs, c’est-à-dire ce qui met en rapport les fonctions et les circonstances par le biais de séquences narratives.

Les syntagmes argumentatifs mettent ainsi en avant un certain nombre de couples d’opposition logiques que l’on retrouve dans l’énoncé de tout cas (par exemple possibilité/impossibilité, empêchement/ retardement). Ils permettent de présenter des normes ou de principes. Après l’inscription, la description d’un cas moral constitue « le processus par lequel sont retenus comme signifiants certains des traits structurels de l’énoncé du cas. » (p.67). Il s’agit ici de procéder à un travail de sélection permettant de mettre en lumière, pour un cas moral donné, les éléments pertinents d’un point de vue moral, c’est-à-dire ceux qui sont importants pour traiter le cas à un niveau pratique. Comme l’écrit Boarini « Seront tenus pour des circonstances et pour des fonction pertinentes tout ensemble de faits et toute liaison entre les faits dont la description donnera, une fois entrée dans l’énoncé, une forme stable, cohérente et communicable répondant à une situation extérieure. » (p. 70).

Il aurait été judicieux, ici, d’appliquer le raisonnement à des cas précis, par ailleurs évoqués de manière brève par l’auteur. Comment appliquer la méthode précédemment énumérée, par exemple, à la question des O.G.M, la gestation pour autrui, l’euthanasie) ? Ici, l’ouvrage laisse le lecteur quelque peu sur sa faim, et on pourrait faire grief à l’auteur de ne pas mettre en application une méthode que de toute évidence il préconise. Il faut rappeler toutefois, à la décharge de l’auteur, que les ouvrages de la collection « Chemins philosophiques » suivent un certain nombre de contraintes éditoriales en termes de format (il s’agit, rappelons-le, de textes courts, ayant une visée didactique), qui empêchaient sans doute de tels développements.

Enfin, l’ouvrage se termine par deux textes, longuement commentés par l’auteur, qui relèvent respectivement de la « casuistique classique » et de la « néo-casuistique. » Le premier texte, intitulé « Notes d’un vieux moraliste », est extrait du journal « L’ami du clergé », paru le 1er novembre 1878. L’auteur, un archiprêtre demeuré anonyme, dresse une liste de différents types de cas, et des manières de les appréhender pratiquement. Le deuxième texte, intitulé « La casuistique face aux principes », a été rédigée par Mark Jonsen. Il s’agit pour l’auteur de confronter la méthode casuistique à l’approche principielle, et surtout de mettre en avant (en prenant d’ailleurs quelque peu ses distances vis-à-vis de ses travaux initiaux conduits avec Toulmin) de montrer comment les cas se structurent à partir de lieux communs et de maximes. Jonsen accorde tout particulièrement une place importante au raisonnement par analogie dans le traitement pratique des cas. En effet, comme le souligne Jonsen, aucun cas n’est absolument nouveau, et présente des similitudes plus ou moins significatives avec des cas qui l’ont précédé. Le raisonnement par analogie permet de détecter de telles similitudes : « Selon notre conception, le raisonnement moral est avant tout un raisonnement par analogie ; il cherche à identifier les cas semblables au cas examiné, il cherche à discerner si les circonstances ont changé, et si le jugement justifie un jugement différent pour le cas nouveau par rapport au cas ancien. »  

En bref, l’ouvrage de Serge Boarini a pour immense intérêt de contribuer à redonner ses lettres de noblesse à la casuistique et à mettre en lumière la pertinence de cette démarche dans l’appréhension pratique des questions morales. La lecture de cet ouvrage est donc fortement recommandée à tous les lecteurs qui souhaiteraient délaisser les idéalisations normatives pour s’intéresser aux pratiques morales ordinaires.