Présenté à la sélection « Un Certain Regard » du Festival de Cannes, La Chambre Bleue de Mathieu Amalric est une adaptation du roman de Georges Simenon. Á l’instar de ce dernier, le film se caractérise par un récit déchronologisé. Julien retrouve une amie d’enfance, Esther, avec laquelle il entame une relation passionnelle. Les morts suspectes et violentes de leurs conjoints respectifs entraînent une procédure judiciaire et la mise en examen de cette passion.

Alors que Julien entrevoit le mari d’Esther depuis la fenêtre de leur chambre d’hôtel, il décide qu’ils ne se verraient plus, de peur d’avoir éveillé des soupçons. Malgré la séparation, la passion du personnage persiste. Mais les doutes s’installent aussi à l’annonce de la mort du mari de sa maîtresse et à la réception de lettres anonymes incriminant cette dernière. Simultanément et un peu comme en montage parallèle, l’enquête judiciaire, dont il fait l’objet, conduit le personnage « mis en examen » à se souvenir, à revoir et à décrire cette relation. Le film articule ainsi deux temporalités, l’une dans la continuité de cette rupture, durant laquelle les crimes ont lieu, et l’autre après l’arrestation de Julien, pendant laquelle il revient sur son passé récent. Aussi ces deux temporalités s’entrecroisent et correspondent davantage à une temporalité double, progrédiente et régrédiente, où passé, présent et avenir s’entremêlent et parfois se confondent. Loin de la mécanique traditionnelle du flashback et en revers de l’enquête judiciaire, le film s’appuie sur les émotions du personnage et les indices pervers de cette passion.

La scène originelle

La première séquence du film est en quelque sorte la dernière de l’histoire. A la fois étrange et surprenante, elle est celle par où tout commence et tout finit. C’est une scène de passion amoureuse et la dernière rencontre du couple adultérin. Elle donne l’impulsion au récit ; mais on y revient toujours.

L’érotisme de cette scène se caractérise par une vision partielle des corps et une écoute partielle des voix. L’image « décadrée » nous montre deux corps qui s’étreignent, une fenêtre entrouverte, une cage d’escalier. La bande sonore comprend les bruits de l’amour et le dialogue des amants. En réduisant la largeur de l’écran de cinéma (cadre en 4/3), Amalric joue simultanément sur le hors-champ (les bords noirs de l’écran auquel notre champ de vision est habitué) et sur la prégnance des sons. Nous ne voyons pas tout, mais nous pouvons entendre. On nous montre les plissures des draps et des membres entremêlés. Une lèvre mordue saigne. Un sexe se montre (à la manière de Courbet), puis se cache dans le repli d’une jambe. Ainsi, ce qui, « en principe », ne doit pas être vu, comme indice du désir masculin et lieu de la scène originaire, est montré, puis caché dans l’image même, de telle manière que cette image du sexe féminin dévoile, dans son repli, comme une part « sacrée » ou un aspect incommensurable de ce qui anime les amants. La passion des personnages demeure ainsi figurée en dehors et au cœur même de l’image. Elle est forclose, mais se pressent dans l’intimité et la tension de l’espace, des corps et des voix. Le plan, montrant la porte close de la chambre depuis la cage d’escalier – à l’image d’un tombeau, correspond au râle de l’orgasme. L’acmé de la passion est cachée au spectateur, comme le fin mot du dossier judiciaire le sera aux enquêteurs.

Du point de vue du dialogue, cette scène – correspondant aux premières pages du roman – se situe dans un temps de l’après-coup du rapport physique. Pourtant des sons et des images de l’étreinte qui l’a précédé se poursuivent, de sorte que le spectateur est déjà projeté dans une temporalité trouble. Passé, présent et avenir proches sont entremêlés et confondus. De même, les mots se comprennent doublement, au sens physique et psychologique : « Je ne t’ai pas fait mal ». Le littéral (elle lui a mordu la lèvre) actualise le métaphorique (le vampire « prévoit » la souffrance à venir). Aussi, la scène se joue dans sa propre réflexivité, entre décadrage (hors-champ) et plan frontal d’un sexe, passé et avenir, littéral et métaphorique. Mais toute cette scène n’est-elle pas aussi un souvenir, par bribes, du personnage principal ? Le temps de l’enquête n’interroge-t-il pas déjà celui de la passion ? Dès la première séquence, le personnage et le spectateur semblent donc en retard ou à l’écart, à côté de ce qui se passe ou de ce qu’il ressent, un peu comme le personnage du précédent film d’Amalric, le manager de Tournée.

Le maniérisme de cette scène (on pense aux films mis en scène et/ou écrits par Marguerite Duras, notamment à la première séquence d’Hiroshima mon amour), l’érotisme clinique du découpage-montage (image et sons) et la froideur cyan de l’image (et de la chambre) imposent une certaine distance esthétique. La couleur de l’image contraste avec ce qui se joue ; elle figure déjà la distance qu’implique une analyse de soi ou un examen judiciaire. Paradoxalement, le personnage semble presque anesthésié (à l’instar de l’architecture moderne de sa maison et de ses rapports matrimoniaux), comme vampirisé par cette passion.

Cette scène originaire sera  rejouée et relue, plus tard, par la voix atone d’un policier, de telle manière qu’elle sera rendue grotesque. De même, nous en revoyons des images, mais des images qui nous sont montrées autrement. La plus significative est celle du sexe de l’amante, caché au début, puis, plus tard, montré dans l’écart de la jambe. Le passé ressurgit, à ce moment-là, comme un désir du personnage, mais pas seulement. En effet, ce dévoilement du sexe raccorde, de manière « impertinente », avec le réveil de la petite fille par son père, qui s’apprête à rejoindre en vain sa maîtresse. En raccordant le film aux émotions du personnage, nous revivons ainsi ses doutes et tentons de comprendre les motifs de l’enquête et l’élan de cette passion, que le personnage ne comprend pas lui-même. Peut-on être coupable ou innocent d’une passion amoureuse ? Peut-on l’expliquer ou la raconter ? Peut-on même y survivre ou en venir à bout ? N’était-ce pas le sujet tragique de La femme d’à côté de Truffaut et du Procès de Jeanne d’Arc de Bresson, dont on perçoit l’écho dans la scène d’interrogatoire ? « Il ne s’agit pas de juger un dossier mais de juger un homme », prévient enfin l’avocat. Le film apparait ainsi comme la projection des paradoxes qu’une telle passion provoque, entre amour et destruction, raison et déraison.

Camera obscura

Enfin, le choix du cadre en 4/3 convoque fantasmatiquement l’image de la camera obscura, de l’appareil et de son mécanisme. Le titre du film et le décor ombreux (bleu) de la première scène, justement « éclairée » par l’entrouverture des volets, participent également à cette figure, qui s’élabore en sous-texte. Le viseur de la caméra et l’effet de décadrage miment simultanément le mouvement d’un regard et comprend le nôtre. Il représente aussi un souvenir ou une projection du personnage, comme si le point aveugle du film était cette même passion, qui le rend possible et l’organise, mais dont le doute (l’examen de soi) se révèle finalement le moteur de pensée. La chambre obscure est le lieu de réalisation de l’image encore non révélée, comme la passion amoureuse de ces deux personnages, à la manière d’un tombeau, met à l’épreuve deux modes de pensées, l’émotion et la raison judiciaire. Cette « chambre bleue » demeurée obscure se situe aux deux extrêmes du film, dans la chambre bleue de l’hôtel et dans la chambre bleue de la cour de justice. Amalric délivre finalement une image « en négatif » de cette passion, à travers les doutes, l’angoisse et la crainte qu’elle suscite.

Ces caractéristiques ne sont-elles pas aussi celles de tous les personnages interprétés par l’acteur-Amalric, comme si le corps de l’acteur était également l’artisan et l’objet d’une telle image ? De même, nous remarquerons que le corps des personnages est aussi le corps des acteurs, Mathieu Amalric et Stéphanie Cléau, tout deux,metteurs en scènes, auteurs du scénario et amants à la ville. D’une certaine manière, la déconstruction de la scène primitive les projette dans l’espace de la fiction et nous ouvre à l’histoire, à l’enquête de cette passion, comme un jeu, mais un jeu sérieux. Nous allons vous raconter une (notre) histoire (fantasmée) !

La Chambre Bleue de Mathieu Amalric se distingue par le jeu tout en retenu des acteurs, par la maitrise de son récit et de son montage, par la facture moderne de sa mise en scène et la manière malicieuse dont il joue avec des références illustres (Courbet, Bresson, Duras) ou le langage de la passion qu’elles ont initié.