L’originalité de cet ouvrage est qu’il s’aventure moins à commenter encore les textes de Michel Foucault, qu’à explorer l’accueil et l'appropriation qui en a été fait dans les sciences sociales.

Les directeurs de cette édition ont raison de souligner d’emblée qu’il s’agit moins du nième livre sur le philosophe Michel Foucault, dont le nom serait encore utilisé pour vendre confortablement une publication, que d’un type d’étude qui a été peu conduit autour des travaux de cet auteur, lequel se penche sur le rapport que les sciences sociales entretiennent avec sa pensée. Question de vecteur, donc, et de mode d'appropriation. Sur ce plan, la difficulté est grande à plusieurs titres : en marge des frottements induits par cette pensée même, la difficulté concerne les variations d’approche de ses concepts (en fonction des époques, donc aussi des contextes), les préjugés auxquels certains demeurent accrochés, les modes intellectuelles, l’histoire de sa réception dans ce secteur de pensée, les lectures dont les textes ont fait l’objet, ou encore, comme le précise un auteur (Pascal Laborier) la fortune de tel ou tel concept.

Si la difficulté est grande, en effet, cela résulte d’abord des propos mêmes de Foucault : il n’a eu de cesse de rappeler à ces sciences d’où elles venaient, quels étaient les mécanismes qui les animaient, et quelles étaient leurs limites. En 1975, encore, il désignait la condition centrale de leur émergence : le pouvoir disciplinaire. Mais si cette difficulté paraît insurmontable, dès lors que les propos sont reçus comme des accusations, c’est que les sciences en question ont eu du mal à se défaire des paradigmes qui les dominaient. Néanmoins, nombre de noms de chercheurs peuvent être cités qui se sont mués en « passeurs » de cette pensée, et nombre de chercheurs ont dialogué avec elle. D’un côté, les Arlette Farge, Michelle Perrot, Roger Chartier, Robert Castel, Jean-François Bayart, Danilo Martucelli, et d’autres ; de l’autre, les Cultural Studies, les Postcolonial Studies, l’ethnométhodologie, la microhistoire, le pragmatisme, ... pour ne citer que quelques amers.

Et les directeurs du volume de montrer que la pensée de Foucault, que l'on fait discuter plus souvent avec Immanuel Kant, Karl Marx, Ludwig Wittgenstein ou Martin Heidegger, qu'avec Norbert Elias, Max Weber ou Pierre Bourdieu, note Jean-François Bert dans un article de ce volume, est actualisée dans les sciences humaines et sociales depuis quelques temps. Signalons d'ailleurs que la bibliographie sélective en fin de volume en dit long sur cette actualité. De surcroît, le découpage et le choix des thématiques, dans les différentes sciences sociales, sont désormais très nettement orientés par les propositions de Foucault. De là l’idée de dresser une cartographie de ces impacts. Nulle ambition évidemment de donner pour autant un mode d’emploi de la pensée de Foucault. D’autant moins que cette pensée est morcelée dans les sciences sociales, et qu’il est plus intéressant de dessiner les lignes de force de son "usage" que d’en reconstituer une visée unique et unifiante, pour elle-même. Ces lignes de force sont justifiées dans l’introduction de l’ouvrage : le corps (somatique foucaldienne et exploration des expériences morbides), la folie, la gouvernementalité, la biopolitique. Ce qui n'est pas tout à fait étonnant.

Ces mêmes directeurs nous gratifient d’ailleurs d’une introduction tentant de brasser les éléments essentiels d’un débat complexe, autour d’une œuvre dont il convient justement de souligner qu’elle n’est pas uniforme et ne se présente pas comme un corpus clos et achevé. Dès lors, la diversité des approches est possible : objets construits à partir de Foucault, modes de lecture de ses ouvrages, problématiques resociologisées, résistances, réticences, ou au contraire accueils divers, utilisations inutiles ou abusives. On ne reprendra pas ici chacune de ces dimensions, mais elles structurent les dialogues ou non-dialogues avec les ouvrages du philosophe. Il est vrai que parfois les différences de plan des réflexions de l’un ou des autres (historiens, sociologues, ...) sont très marquées et marquantes. Encore faut-il insister sur le fait que l’approche de Foucault est d’autant plus distanciée que le socle de la science de référence est ancien (histoire, sociologie, notamment), tandis qu’elle est plus rapide dans les sciences en cours de constitution et qui ont parfois besoin de recours extérieurs pour faire valoir leur prétention à se substituer à d’anciens savoirs (Cultural Studies, par exemple).

Le parcours à opérer passe par un peu moins d’une trentaine d’auteurs. Chacun parlant à partir de sa spécialité. Mais cela n’empêche pas les regroupements : une première partie porte sur « Influences et héritages », puis viennent « Méthode(s), « Concepts », « Usages », « Confrontations », et trois entretiens (avec Judith Butler, Roger Chartier, et Simon Schaffer). Dans la première partie, il est exactement question du lien de Foucault avec les psychologies, et les formes d’histoire dominantes dans les années 1950 ; dans la deuxième partie, cinq axes sont envisagés : l’archéologie, l’archive, l’épistémè, l’épistémologie historique et la problématisation. La troisième partie se penche sur les concepts qui ont essaimé dans plusieurs disciplines : pouvoir, discipline, biopolitique, gouvernementalité,... La quatrième mobilise les programmes épistémologiques des disciplines des sciences sociales afin d'observer comment elles ont absorbé, métabolisé, rejeté ou radicalement transformé les propositions de Foucault. Enfin, la cinquième partie envisage les confrontations entre l’œuvre éclatée de Foucault et plusieurs grands courants actuels des sciences sociales (Postcolonial Studies,...).

Restaurant les conditions d’émergence de la philosophie de Foucault, le premier article (Philippe Sabot) dresse le panorama conceptuel des années 1950, tel que Foucault le parcourt (la phénoménologie, l’opposition de Cavaillès et de Canguilhem à celle-ci,...), en insistant sur les notions de rupture, discontinuité, seuil, limite,... et en rejetant les mirages de la continuité et de l’expérience d’un sujet. Nombre d’autres articles, par ailleurs, reprennent ce type de fil conducteur qui, à chaque fois, recentre les débats à partir desquels Foucault lance des alertes. Ainsi en va-t-il, par exemple, des articles portant sur la question de la santé (Vincent Barras), ou sur celle de l’infamie (Anne Simonin). C’est tout de même parfois pour reconnaître que certains concepts de Foucault connaissent, en sciences sociales, une fortune paradoxale, inversement proportionnelle à la place qu’ils occupent chez leur auteur (ce que fait émerger l’article de Laurent Jeanpierre à propos des concepts de « biopolitique » et « biopouvoir »).

Chose intéressante à cet égard, des notions peuvent disparaître finalement chez Foucault, alors qu’elles connaissent un succès important dans les sciences sociales. Un auteur a calculé que le nombre d’ouvrages et d’articles portant sur un concept disparu du lexique foucaldien n’a cessé de croître depuis l’année 2000. La réception d’un concept est sans doute longue à s’accomplir. Il n’en reste  pas moins vrai que la critique de ce concept par son auteur passe souvent moins bien lorsque le concept en question est installé dans un autre discours. Le cas du concept d’espace, ainsi que de l’orientation spatialisante de la pensée de Foucault (localisations, territoires, dispersions, hétérotopies,...) est tout aussi symptomatique d’une série de questions adressées aux sciences sociales (Jérôme Lamy) qui, selon les cas, peuvent réagir par réflexe ou par nécessité.
Un article (Martin Saar) fait un tour de la question de la philosophie politique, pas tout à fait intimement liée aux sciences sociales. Il n'empêche que l'auteur a raison de rappeler que la théorie marxiste s'est certes heurtée à la critique radicale de Foucault, à l'encontre notamment de la notion d'idéologie, ou de la précellence des seules déterminations économiques (dont on discute tout de même dans le marxisme) ou des structures sociales. Il n'en reste pas moins vrai que le marxisme a aussi su intégrer de nombreuses propositions du philosophe. Dans le domaine de la théorie politique, prolonge l'auteur, Foucault est devenu une référence majeure pour conceptualiser la réalité du pouvoir moderne au-delà de l'Etat ainsi que les nouveaux régimes de subjectivité moderne.

Certains articles s’attachent encore à montrer comment s’opère, dans certaines recherches, une saisie embarrassée des concepts de Foucault. Par exemple des concepts géographiques (territoire, domaine, champ, espace,...). L’embarras à l’endroit de ces concepts spatiaux est évident dans les recherches sur les prisons ou les asiles (Jérôme Lamy). La connexion des structures de pouvoir et de la configuration des savoirs occupe une place centrale chez le philosophe. Mais elle n’est pas réfléchie de la même manière dans un savoir particulier. Il est cependant d’autres formules de l’embarras qui consistent en un déplacement des enjeux et des interrogations. Cependant, le résultat, en termes de recherches, n’est pas identique, puisque, cette fois, cela peut produire un renouvellement des fondements mêmes des conceptualisations (Jean-François Bert).

Démographes, sociologues, psychologues, historiens, et beaucoup d'autres, ont eu à faire avec Foucault, par volonté ou par pression (sa notoriété). Cela fut d'ailleurs facilité par les mots de Gilles Deleuze, traduisant son travail en termes de "boîte à outils" (expression mise en circulation en 1972). Bien sûr l'expression est problématique, frôlant l'utilitarisme (Alain Brossat). Mais on sait que Foucault lui-même a pris soin de recadrer le point en insistant sur l'idée selon laquelle cette boîte à outil, pourquoi pas ?, ne pouvait pas servir à n'importe quelle fin. Brossat y insiste, dans son article, c'est un usage expressément critique de ses outils qui est uniquement (ou explicitement) autorisé et encouragé. Et l'auteur de prolonger son propos en examinant la dissémination de la plupart de ces concepts dans le champ bigarré des sciences sociales. Tout en rappelant qu'au-delà de ces sciences, la dissémination concerne aussi les pratiques artistiques, l'architecture, les études stratégiques et la théologie (à propos de laquelle Philippe Chevalier fait quelques remarques pertinentes, dans un article de la section "usages")). En ce qui concerne donc l'impact de la philosophie de Foucault, Brossat a une belle expression : son outillage conceptuel agit comme un formidable intensificateur de pensée. Paradoxe bien connu : alors que l'institution universitaire laissait Foucault devant la porte de l'université, sa pensée se diffusait (ou infusait) dans la société. Est-il pour autant désormais récupéré de toute part ? Luce Giard, dans un autre article, montre que Michel de Certeau a fort bien suivi le parcours de Foucault, et demeure attentif à des points particuliers qui ne sont pas tout à fait les points les plus typiques pour la presse, au point de construire sa propre aventure en s'intéressant à des pratiques marginalisées par le philosophe (les procédures tactiles plutôt que les procédures optiques,...).

Un beau travail est conduit par Ahmed Boubeker sur les rapports entre la pensée de Foucault et les Postcolonial Studies. Les recherches portant sur l'histoire des oubliés de l'histoire permettent en effet de s'émanciper d'une historiographie élitiste. Et l'auteur d'expliquer que les différents "Foucault" ont des répercussions différentes sur ces travaux, valorisant au passage le dernier Foucault, celui du sujet et du rapport éthique à soi, parce qu'il permet d'esquisser un modèle alternatif de la subalternité qui, de ce fait, ne serait plus prise pour une identité substantielle. Il doit effectivement être question plutôt de relation construite dans la résistance au discours dominant. Occasion nous est donnée par ce biais de dire deux mots sur la question de l'engagement (politique) de Foucault, moins en commentant la réalité de cet engagement, ce n'est pas le parti pris de l'ouvrage, qu'en en analysant la répercussion sur les sciences sociales. Jérôme Lamy y revient dans un article consacré à Foucault, Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu, et plus précisément, à leur engagement, ou au vecteur recherches-action politique. L'auteur part de photographies de ces trois chercheurs (au sein de manifestations et à l'occasion d'une prise de parole publique) et commente l'approche et l’usage du mégaphone par chacun.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas, dans cet ouvrage, on l’aura compris, de distinguer de bons et de mauvais usages de Foucault. Les auteurs n’en sont ni les juges, ni les détracteurs, ni les sauveurs. Il est plutôt question d’inspiration, de détournement, de distance ou d’enthousiasme, souvent d’embarras, parfois encore d’utilisation partielle sinon partiale d’éléments théoriques, et quelques fois d’usage ornementaux. Tel un miroir brisé, l’œuvre de Michel Foucault se réfléchit en tous sens dans les sciences sociales depuis les années 1960