Mapplethorpe, vint-cinq ans après : tel qu'en lui-même enfin.  

Il est difficile de donner une idée, un quart de siècle plus tard, du choc causé par la grande rétrospective que le Whitney Museum of American Art consacrait à Robert Mapplethorpe à l'automne 1988. Ces images noir et blanc, d'une perfection glacée, propulsaient pour la première fois dans un cadre muséal officiel le désir homosexuel sous ses formes les plus transgressives — sado-masochisme, fétichisme, pratiques hard, transexualité — devenu objet de contemplation esthétique au même titre que les gros plans de fleurs ou de sculptures et les portraits de grandes dames et autres célébrités de la société new-yorkaise avec lesquels elles voisinaient. Que cette exposition ait été présentée en pleine crise du sida, dont on savait le photographe gravement malade et dont il devait décéder le 9 mars suivant, semblait ajouter encore au défi. Et la réaction n'allait pas tarder, puisque, quelques mois plus tard, la directrice du Corcoran Museum de Washington annulait, sous la pression du Congrès, une exposition rivale, intitulée The Perfect Moment, déjà censurée à Philadelphie où elle avait été présentée en premier. À Cincinnati, le scandale était plus grand encore, et il ne faudrait pas moins qu'un procès pour que l'exposition se déroule comme prévu. Le plus déprimant dans l'histoire est que l'une des images les plus controversées était la photographie d'un petit garçon, nu certes, mais à laquelle il faudrait être un psychopathe fieffé pour trouver le moindre caractère érotique ou pornographique.

Vingt-cinq ans après, Mapplethorpe, quelque tardive que soit la consécration qu'il reçoit actuellement à Paris, avec deux expositions parallèles — une rétrospective au Grand Palais, une confrontation Mapplethorpe-Rodin au musée Rodin —, est devenu un classique. Est-ce pour ressusciter un semblant de controverse que le Grand Palais a rassemblé une anthologie des images S/M, dont certaines des plus célèbres, dans une espèce de back-room interdite aux moins de 18 ans ? C'est l'aspect le moins heureux d'un accrochage somme toute assez réussi. À partir du moment où on décidait de les inclure, mieux valait les mettre sur le même plan que les autres, comme au Whitney en 1988.

Mapplethorpe est né en 1946 dans une famille catholique de Floral Park, quartier de Queens, que Judith Benhamou-Huet, tant dans ses deux livres que dans les notices biographiques des expositions, appelle, bizarrement, “le Queens” (peut-être par confusion avec le Bronx) et qu'elle s'imagine être en dehors de New York, identifié abusivement par les Français avec Manhattan, d'où un développement absurde sur le scandale qu'il n'y soit pas enterré (comme s'il y avait des cimetières en activité à Manhattan !). À l'insistance de son père, lui-même photographe amateur, le jeune Mapplethorpe a étudié au Pratt Institute, à Brooklyn, de 1963 à 1969. C'est là qu'il rencontre, en 1967, Patti Smith, avec laquelle il cohabite pendant cinq ans. La chanteuse de punk rock a raconté leur liaison et leur amitié dans une autobiographie à la fois subtile et prenante, Just Kids, qui reste le portrait le plus complet et le plus fascinant qu'on ait donné de l'artiste   . On y apprend que Mapplethorpe, dont les premiers travaux étaient des collages ou assemblages multimédia dans la tradition de Joseph Cornell, n'a commencé à s'intéresser à la photographie qu'au moment d'assumer son homosexualité.

Sa vocation artistique et son coming out sont donc indissolublement liés, comme le montrent les clichés Polaroïd qu'il réalise à partir de 1970. C'est son premier amant officiel, David Croland — l'un des témoins capitaux interviewés par Judith Benhamou-Huet — qui, étant mannequin et ami de Loulou de La Falaise, le célèbre modèle d'Yves Saint-Laurent, lui fait connaître John McKendry, conservateur de la photographie et des estampes au Metropolitan Museum of Art et marié à Maxime de La Falaise, mère de Loulou. McKendry s'éprend de Mapplethorpe (sans réciprocité) et devient son mentor : il lui offre un appareil Polaroïd, lui donne la possibilité de se fournir gratuitement en pellicules, et l'initie à l'histoire de la photographie en lui présentant les collections du musée. Grâce à lui Mapplethorpe se fait connaître dans le monde et dans l'avant-garde artistique, rencontrant notamment Andy Warhol, avec lequel il entretient une relation complexe où l'admiration se mêle à un intense sentiment de rivalité (comme le dit Patti Smith, il le passionnait en même temps qu'il le paralysait). En 1972, Mapplethorpe fait une nouvelle rencontre capitale, celle de Sam Wagstaff, héritier d'une vieille famille new-yorkaise et grand collectionneur. Ancien conservateur au Wadsworth Atheneum à Hartford puis au musée de Detroit, il a 25 ans de plus que Mapplethorpe, mais c'est ce dernier — les témoignages recueillis par Judith Benhamou-Huet le confirment — qui pousse et aide son riche amant à constituer une impressionnante collection photographique, acquise en 1984 — à l'exception des Mapplethorpe, dont Wagstaff ne voulait pas se séparer — par le Getty Museum à Los Angeles. (Comme le rappellent plusieurs des témoins interviewés, la photographie avait à peine commencé son fulgurant essor chez les collectionneurs : ce n'est que dans les années soixante-dix que des ventes aux enchères lui sont consacrées par Sotheby's.) Continuant de protéger et de soutenir Mapplethorpe après la fin de leur vie commune, Sam Wagstaff, atteint du sida, l'a précédé dans la mort en 1987.

En 1973, Mapplethorpe présente sa première exposition solo dans Madison Avenue. Deux ans plus tard, lorsque Wagstaff lui fait don d'un appareil Hasselblad 500, Mapplethorpe abandonne le Polaroïd pour la photographie de studio et ses portraits commencent à lui valoir la célébrité. Parallèlement, il participe activement à la vie gay de Manhattan, fréquentant les bars et lieux de drague tels le fameux Mineshaft. Comme l'a souligné Edmund White, qui l'a bien connu alors et l'évoque avec affection dans City Boy, autre autobiographie passionnante   , et dans un essai inédit du catalogue du Grand Palais, Mapplethorpe est le premier artiste visuel américain qui non seulement n'a pas dissimulé plus ou moins son homosexualité, comme tant de grands noms de la peinture américaine de ces années-là, mais l'a mise au cœur de son œuvre, au point de prendre ses sujets parmi ses partenaires sexuels.

Encore ne faut-il pas interpréter ceci de travers : loin de pornographier la photographie, comme l'ont prétendu avec mauvaise foi ses adversaires pour des raisons politiques, l'objectif de Mapplethorpe fait exactement le contraire, il esthétise pour la première fois des choses qui ne l'avaient jamais été. Richard Meyer, l'un de ses exégètes les plus perspicaces   n'hésite pas à mettre en vis-à-vis Brian Reedley et Lyle Heeter, tout en cuir et en chaînes dans leur salon (comme on peut les voir dans la back-room du Grand Palais), et la reine Elizabeth et le prince Philip photographiés dans leurs regalia par Cecil Beaton le jour du couronnement. Ainsi qu'il aimait à le proclamer lui-même, les fleurs de Mapplethorpe, ses portraits, ses nus et ses images fortes (comme cet autoportrait de 1978 en leatherman, avec un fouet fiché dans l'anus, tel la queue du diable) procèdent d'une même démarche. Mais pour le comprendre il a fallu attendre l'exposition de l'Institute of Contemporary Art de Londres en 1983 — non sans que six photographies soient saisies à la douane — puis celle du Whitney. Avant cela les deux univers étaient présentés séparément, comme en 1977 quand Mapplethorpe exposait au même moment ses portraits dans une galerie chic de West Broadway et ses sujets érotiques dans un espace alternatif de SoHo (The Kitchen).

À la fin des années soixante-dix, Mapplethorpe fait tomber une nouvelle barrière. Fréquentant des bars comme le Keller's où noirs et blancs se mêlent, il expose des photographies de nus afro-américains, ce que peu avaient fait avant lui (celles réalisées par George Platt Lynes dans les années cinquante étaient restées clandestines). Présentées d'abord à Amsterdam en 1980, avec un texte d'Edmund White dans le catalogue, elles sont vues l'année suivante chez Robert Miller à New York, puis en 1982 à Rome et à San Francisco. L'une des interviews les plus fascinantes recueillies par Judith Benhamou-Huet dans Mapplethorpe vivant, et reprise dans le catalogue du musée Rodin, est celle de Ken Moody, bodybuilder new-yorkais atteint d'alopécie que Mapplethorpe a photographié une trentaine de fois sur une période de trois ans. Elle fera réfléchir ceux qui seraient tentés de parler d'exploitation, voire de racisme. Cela ne veut d'ailleurs pas dire que les rapports de Mapplethorpe avec ses modèles et amants noirs n'aient pas été sans problèmes, telle sa relation avec Milton Moore, le sujet de Man in a Polyester Suit et certainement l'un des grands amours de sa vie, qui après l'avoir quitté a été emprisonné pour meurtre en Alabama. Néanmoins le dernier compagnon de Mapplethorpe, Jack Walls, dans l'interview qui conclut Mapplethorpe vivant, et quels qu'aient pu être les hauts et les bas de leur liaison, témoigne avec émotion d'une affection réciproque et forte.

Judith Benhamou-Huet est une journaliste qui a publié précédemment sur Warhol et le marché de l'art. Son livre paru chez Grasset n'est pas une biographie (celle, recommandable à quelques réserves près, de Patricia Morrisroe   mériterait d'être traduite) mais plutôt une sorte d'essai reportage, qui a les défauts de ses qualités : vivant, vibrant même parfois, mais un peu rapide, abusant des phrases nominales et d'effets de manche faciles (“Au commencement était la famille...”) et truffée d'anglicismes, au point qu'on se demande par instants si l'on n'est pas en train de lire un pastiche d'Astérix chez les Bretons. Il faut la remercier en tout cas d'avoir publié séparément, dans Mapplethorpe vivant, les 19 interviews qui lui ont servi de matière, et qui sont si intéressantes et si révélatrices qu'il faut espérer voir paraître celles réalisées en anglais en version originale. Il faut malheureusement reconnaître qu'elles sont plutôt mal traduites, et dans un français dont la grammaire et l'orthographe laissent fort à désirer, sans parler de quelques petits problèmes de transcription (ainsi la sœur de Marisa Berenson — passagère du premier avion qui s'est écrasé dans le World Trade Center le 11 septembre 2001 — ne s'appelait pas Mary mais Berry). Outre les témoignages mentionnés plus haut, on lira avec profit ceux de Pierre Bergé (qui avoue avoir trouvé Mapplethorpe physiquement “plutôt moche”) ; de la chorégraphe Lucinda Childs ; du collaborateur et ami de Mapplethorpe Marcus Leatherdale, avec qui il s'est brouillé ensuite ; de son jeune frère Edward, qui devint son assistant ; de Richard Marshall, commissaire de l'inoubliable exposition du Whitney ; de la photographe Bettina Rheims, qui évoque les contacts parisiens de Mapplethorpe ; de Robert Sherman, autre modèle alopécique (qui pose avec Ken Moody dans le fameux profil double exposé au Grand Palais) ; et de Michael Stout, avocat du photographe et président de la fondation qui gère sa succession. On en retient l'image d'une personnalité complexe et attachante, bien que souvent difficile, et d'un artiste hautement conscient de sa valeur et soucieux en toute occasion, même dans ses trips à la cocaïne ou autres, de conserver le contrôle de soi.

Faire dialoguer Mapplethorpe et Rodin ne paraissait pas aller de soi, d'autant plus que Mapplethorpe ne semble pas s'être particulièrement intéressé au maître de Meudon. Or la confrontation se révèle passionnante, et le beau catalogue publié à cette occasion est, dès son frontispice, extraordinairement parlant. Adorant la sculpture, admirateur fanatique de Michel Ange, Mapplethorpe, comme Rodin, s'intéressait avant tout au corps humain et comme lui selon une approche “ardue et radicale”, pour citer la préface de Catherine Chevillot, directrice du musée. Pièce de résistance du catalogue, l'article de Jonathan K. Nelson, commissaire de l'exposition Perfection in Form présentée à l'Accademia de Florence en 2009, est de tout premier ordre. Outre l'interview de Ken Moody par Judith Benhamou-Huet, on retrouve celles avec Dimitri Levas et Edward Mapplethorpe et, côté musée Rodin, on a de courts mais pénétrants essais d'Hélène Marraud et d'Hélène Pinet

 

A lire aussi : 

- Patti Smith, Just Kids, par Gwenael Pouliquen.