Paroles de douze artistes sur leur carrière et sur leur identité. 

Poursuivant son étude des acteurs du monde de l'art contemporain, Anne Martin-Fugier, après Galeristes (2010) et Collectionneurs (2012), s'efface une nouvelle fois devant la parole recueillie de douze artistes de toutes générations et de tous médiums. Ceux-ci ont été sélectionnés par « amitié parfois, [par] goût souvent », une telle proximité n'empêchant pas l'auteur d'avoir eu « l'impression de les déranger », car ils « n'avaient ni l'envie ni le temps de revenir sur leur parcours ». L'entrée dans l'intimité d'une vie n'est guère aisée, d'autant plus lorsque la grille de questions porte non sur l'oeuvre achevée mais sur son environnement de création, de l'atelier à l'exposition.

Et c'est en marge de cette création que se dévoile le regard porté par ces artistes sur leur place en France et dans le monde, achevant ainsi définitivement la figure de l'artiste bohème toujours véhiculée. Si celle-ci existe encore, elle s'avère renouvelée. « Aujourd'hui, ce n'est pas la bohème pittoresque du XIXe siècle, c'est une bohème plus terne, faite de banlieues, de pavillons, d'appartements HLM... », selon Mayaux   . Cette mutation s'explique notamment par l'exigence de durée qui s'impose à la carrière artistique. L'exclamation de Xavier Veilhan, « J'étais un ''jeune artiste'' alors que j'avais quarante ans – il était temps que ma carrière commence ! »   , résume de manière ironique cette exigence. Et « durer demande une discipline sans faille »   , ainsi que l'expose sans fard Annette Messager. C'est pourquoi la carrière de ces créateurs contemporains, de l'école au musée, est désormais marquée par des temps forts, labellisant et confortant la valeur accordée par le monde de l'art à leurs oeuvres. Mais la reconnaissance officielle demeure toujours prise entre désir et répulsion.

Ainsi, les artistes interrogés sont unanimes sur le mécanisme des FRAC. La reconnaissance accordée par l'intégration d'une de leurs oeuvres dans ces fonds n'empêche nullement la critique de ces institutions. Leur composition est décriée, certains qualifiant leurs membres de « petits fonctionnaires » ; le dogmatisme dominant de l'art minimal et conceptuel est critiqué ; et l'accrochage réalisé de certaines oeuvres respecterait peu les directives des artistes. De même, la place accordée par le Centre Georges Pompidou aux artistes internationaux, au détriment des artistes français et à rebours des pratiques des grands musées américains, s'avère régulièrement dénoncée au fil des entretiens. Mais les artistes interrogés reconnaissent toutefois la nécessité du prix Marcel Duchamp, non pour sa renommée internationale, mais davantage pour la possibilité d'exposer au sein du musée national d'Art moderne. Les prix accordés par des fondations privées soulèvent les mêmes réserves. La France ne ferait pas assez pour ses artistes.

C'est là un nouveau paradoxe du monde de l'art. Mondialisé en apparence, il est en réalité fortement polarisé. Analysant les différents classements des artistes et des personnalités influentes de ce microcosme, le sociologue Alain Quemin a récemment souligné la place incontestable des Etats-Unis et de l'Allemagne   . Être artiste français revêt ainsi encore une signification et un impact non négligeable sur la carrière artistique. Si Annette Messager a « l'impression qu'être artiste français a toujours été une tare »   , à laquelle elle dit s'être habituée, partageant en cela l'avis de François Rouan pour lequel « être français n'est pas glorieux »   , le regard porté par la jeune génération est tout autre. Xavier Veilhan revendique au contraire sa nationalité, « content et fier d'être un artiste français »   , tout en rendant hommage à ses aînés d'avoir permis une reconnaissance internationale de la création nationale. Quant à Clément Bagot, celui-ci dresse le constat selon lequel « si les artistes français ne sont pas reconnus à l'étranger, la responsabilité est partagée »   entre le galeriste et l'artiste. En effet, le monde de l'art est profondément marqué depuis dix ans par la montée du nombre d'intermédiaires, notamment les commissaires d'exposition, et la multiplication des foires. Et « il est essentiel de pouvoir être montré dans les foires, même si c'est comme la bande-annonce d'un film, très insatisfaisant » énonce sans détour Fabien Mérelle   .

Au-delà, la force de la trilogie des livres d'entretiens réalisée par Anne Martin-Fugier réside dans l'écho croisé des réflexions livrées par les galeristes, collectionneurs et artistes. Ainsi, le rapport pécuniaire à l'oeuvre, souvent passé sous silence dans Collectionneurs, est au contraire abordé avec une certaine ferveur par les artistes au cours des présents entretiens. Le prix à payer pour accéder à leurs oeuvres n'est plus un tabou. Bien au contraire. Mayaux dit vénérer ses collectionneurs « d'accepter de payer trente mille euros un bout de tissu sur lequel on a posé un peu de terre. Les prix sont symboliques »   . « J'aime bien l'idée qu'ils se sacrifient pour acheter de l'art »   poursuit-il. Dans le même esprit, Philippe Cognée souligne que « ce prix est lié, d'une part, au coût de production ; il représente, d'autre part, la valeur consensuelle qu'on attribue à une pièce »   . En cela, les institutions s'opposeraient à la loi du marché et à la reconnaissance vénale de la qualité d'une oeuvre. Le choix de l'auteur d'avoir exclu de son champ d'investigation les musées est, à cet égard, particulièrement révélateur de la place accordée aujourd'hui aux acteurs privés de ce monde.

C'est sous cette lumière qu'il convient d'appréhender la trilogie, afin de saisir la manière dont le monde de l'art fonctionne désormais. Pour saisir la création, « l'artiste étant une machine à faire tourner l'imaginaire »   il conviendra au lecteur de continuer à faire tourner son propre imaginaire

 

A lire aussi : 

- Anne Martin-Fugier, Collectionneurs, par Alexis Fournol. 

- Anne Martin-Fugier, Louis-Philippe et sa famille, 1830-1848, par Frédéric Ménager-Aranyi.