Un état des lieux de la recherche sur les colonies grecques, sur le plan des découvertes archéologiques comme sur celui des réflexions théoriques.

Maria Cecilia d’Ercole est directrice d’études à l’EHESS et auteur d’une thèse sur l’Italie  adriatique à l’époque archaïque   . Elle publie ici Histoires méditerranéennes, un ouvrage de synthèse sur le phénomène colonial grec en Méditerranée. L’ambition de ce livre est de présenter un état des lieux de la recherche, sur le plan des découvertes archéologiques comme sur celui des réflexions théoriques. Il s’inscrit également dans le programme d’histoire ancienne de l’agrégation d’histoire 2012-2014.

Une histoire à problèmes des colonies grecques

A partir du VIIIe siècle av.J.C, les Grecs ont fondé des établissements, apoikiai, en Italie, sur les côtes françaises et espagnoles actuelles, et jusque sur les contours de la Mer noire. Ces fondations ont contribué à diffuser la culture grecque dans tout le bassin méditerranéen. Depuis les années 1950, les fouilles archéologiques ont permis de mieux connaître ces sites : on peut citer, pour l’Occident, Ischia (Pithécusses), MégaraHyblaea en Sicile, Métaponte, Paestum-Poseidonia, et les fouilles de Cumes encore en cours, dans la région de Naples. Les archéologues et historiens de ces régions ont également pleinement intégré les renouveaux théoriques, de l’anthropologie historique aux post-colonial, gender et cultural studies.

M.C. d’Ercole met ici sa connaissance approfondie de ce champ d’étude et des dernières découvertes au service d’une synthèse extrêmement stimulante et riche, mais parfois un peu dense et difficile d’accès pour des non-spécialistes. On peut noter d’emblée que le choix par l’éditeur d’une taille de police petite et d’une mise en page peu aérée rend la lecture parfois fatigante. L’ouvrage est organisé selon un plan thématique, avec six chapitres généraux, et quatre chapitres centrés sur des exemples précis (Pithécusses, les fondations de Corinthe, la colonie d’Istros  à l’embouchure du Danube, enfin Marseille).Les illustrations sont variées : cartes, plans archéologiques, dessins d’objets issus des publications archéologiques, reconstitution de bâtiments, photographies de monnaies qui reflètent bien la diversité des sources prises en compte, l’un des grands intérêts de cet ouvrage. L’auteur illustre de façon très pertinente la question des interactions culturelles par l’analyse détaillée d’une œuvre d’art  

M.C. d’Ercole s’inscrit d’emblée dans la tradition du grand historien italien de l’Antiquité, Ettore Lepore, qui préconisait une « histoire par problèmes »   . Elle choisit ainsi de privilégier des chapitres thématiques, et non une organisation chronologique ou géographique. Si cette approche est souvent intéressante, elle complexifie encore la compréhension du raisonnement, et il n’est pas toujours facile de la suivre sur des faits en eux-mêmes complexes.

Un bilan historiographique utile et stimulant

Le premier chapitre porte sur « Le débat historiographique : un bilan ». La mise au point est bienvenue, tant les discussions sont aujourd’hui foisonnantes, et les oppositions marquées entre une approche italienne très « proche du terrain » et une approche anglo-saxonne plus théorique, qui a mis à l’honneur le concept de « Mediterranean Network »   . La présentation détaillée d’un des premiers historiens des colonies grecques, T.G. Dunbabin, et de l’empreinte forte de l’empire britannique sur sa réflexion, est très utile, de même que la brève histoire de l’archéologie dans le sud de l’Italie depuis la figure fondamentale de Paolo Orsi(1856-1935).

Dans un second chapitre, intitulé « Un processus historique global », l’attention se porte sur ce qui peut unir les différentes fondations coloniales : « Y a-t-il eu un paysage de la colonisation grecque? », se demande l’auteur, avant d’examiner ce que l’on sait des récits de fondation, éventuellement des motifs des départs. Se pose enfin la question de la nature politique de ces établissements : MC d’Ercole rappelle que la polis grecque est définie autant par le politique que par le territoire de la cité ; or certains sites, comme Megara Hyblaea, montrent une répartition précoce des terres, et un plan urbain défini d’emblée, avec peut-être un espace public laissé vide au centre, signe d’une communauté déjà très organisée. Les questions économiques sont ensuite abordées, via les concepts de microsystèmes économiques et de réseaux,  en rappelant l’influence de la colonisation moderne sur une vision traditionnelle de l’économie des apoikiai: échange de matières premières contre les biens manufacturés de la métropole, qui ne correspond absolument pas à la réalité connue des échanges  antiques. Ce chapitre est particulièrement original et stimulant dans la variété des domaines abordés.

L’auteur se penche ensuite, dans un troisième chapitre, sur les questions agraires et territoriales. Une apoikia est un établissement fondé dans un territoire souvent déjà habité. La possession par la cité de terres agricoles occasionne souvent des conflits plus ou moins violents avec les populations déjà présentes, ou des négociations. L’accès aux terres cultivables est donc un enjeu fondamental du rapport entre les Grecs et les indigènes. Par ailleurs, la possession de terrain (le kleros, ou lot de terre) par le citoyen est un élément fondamental de l’organisation sociale. La distribution comme l’évolution de ces lots est un terrain de recherches important ; les archéologues commencent même à avoir des données sur les cultures et les « paysages » agraires antiques.

Dans le chapitre 4, l’auteur s’intéresse aux nomima, c’est-à-dire l’ensemble des lois et des coutumes qui régissent la société.  L’organisation politique des apoikiai est présentée : s’agissait-il de démocraties ou d’oligarchies ? L’interprétation des édifices de réunion circulaires est particulièrement cruciale dans cette interrogation, comme celui retrouvé à Métaponte   . Les fêtes sont également étudiées, comme moment privilégié d’affirmation de la cité et de son identité culturelle ; où l’on voit que des liens forts avec les traditions festives de la métropole sont parfois maintenus, comme entre Sparte et Tarente.

Le chapitre 5 présente les enjeux culturels  liés aux fondations coloniales. Les apoikiai sont toujours des espaces de marges, d’interface entre la culture grecque et les cultures indigènes ; on observe des jeux d’influences réciproques, notamment dans les formes et les décors de vases en céramique. Pithécusses (Ischia) près de Naples, illustre bien cette hybridation progressive des cultures matérielles, avec une diffusion d’objets grecs dans toute la Campanie, mais également l’adoption de formes locales par les potiers grecs. Se pose d’ailleurs la question d’une spécificité de l’esthétique des cités grecques d’Occident, liée à leur éloignement dans un monde nouveau. Loin de recopier les modèles métropolitains, c’est une culture grecque originale et de haut niveau qui s’y élabore. La place des femmes, à savoir principalement des femmes indigènes épousées par les premiers colons, est étudiée dans ces phénomènes de transferts culturels, tout comme celle des artisans, dont la mobilité est attestée.

Le sixième chapitre, sorte d’épilogue, présente la crise de ces apoikiai au Vème siècle. En Italie du Sud et en Sicile, les actions conjointes du tyran de Syracuse Denys l’Ancien et des peuples italiques déstabilisent les cités grecques. Les cités de la mer Noire sont confrontées à la montée en puissance d’Athènes. L’Empire romain, ensuite maître de tout le bassin méditerranéen, a été profondément influencé par ces expériences grecques, avec la conquête de l’Italie du Sud achevée par la prise de Tarente en 209 av. J.C.

Des « colonies » variées à penser dans leur contexte propre

Après ces chapitres de réflexion générale, plusieurs exemples précis sont étudiés. Tout d’abord  les fondations eubéennes en Occident. L’Eubée est l’île située en face de l’Attique ; les Eubéens ont été très actifs dans les échanges méditerranéens à l’époque archaïque, et les fouilles en cours à Lefkandi et Erétrie commencent à faire connaître  la physionomie archaïque de ces sociétés. Ils seraient à l’origine des premières fondations coloniales en Occident, Pithécusses (Ischia) puis Cumes dès le milieu du VIIIe siècle av. J.C. voire avant. Lesite de Pithécusses, bien connu   était un établissement très prospère, avec un artisanat diversifié (poterie, métallurgie) et une population mélangée : on pense qu’outre des Grecs, et des indigènes, il y avait aussi des Phéniciens ou des Orientaux sur l’île.

Le second exemple abordé dans le chapitre 8 concerne un réseau colonial, celui de Corinthe, avec l’île de Corcyre (Corfou) et des fondations en mer Noire, Epidamne et Apollonia. La maîtrise des espaces maritimes et l’accès aux ressources de l’intérieur des terres pontiques étaient un enjeu crucial, mais au-delà, des interactions culturelles particulièrement complexes sont visibles, par exemple entre Corinthe, Syracuse et Corcyre. M.C. d’Ercole étudie ici les décors de temples archaïques, avec la présence de gorgones, et montre que les « colonies » ont développé de façon autonome une nouvelle grammaire architecturale qui a ensuite influencé la métropole. Le concept de réseau est ici préféré à celui d’empire, longtemps utilisé. En effet, l’influence corinthienne en Méditerranée s’étend au-delà de ses apoikiai. La céramique corinthienne est extraordinairement présente dans tout le bassin méditerranéen à partir de la fin du VIIIe siècle.

Le cas d’Istros, colonie de Milet, cité grecque d’Asie mineure, est ensuite étudié. Fondée à l’embouchure du Danube, Istros s’insère dans un espace déjà densément occupé par Milet. La physionomie de la cité est bien connue, grâce à des fouilles importantes, et il est aujourd’hui possible de comprendre comment s’organisait une exploitation intense des ressources agricoles et minières de la région. La cité de Massalia, Marseille, est présentée pour finir. Fondée par les Phocéens, chassés de leur cité d’Asie mineure au VIe siècleav.J.C. par les Perses, il s’agit de la première apoikia grecque sur l’actuel littoral français. Les productions de la ville sont diverses, et Marseille est insérée dans des circuits commerciaux régionaux (comme le montrent les sites de Lattes ou de Saint-Blaise) mais aussi méditerranéens. Le rôle des Etrusques dans la diffusion de vin vers les peuples celtes est attesté, et la cité phocéenne va jouer un rôle actif, devenant la cité dominante dans le sud de la France. Le site d’Emporion en Espagne, très lié économiquement à Marseille, est également rapidement passé en revue, pour clore un panorama étendu des fondations grecques, de la mer Noire aux côtes ibériques.

On a donc ici une synthèse très bien documentée, qui propose, outre un panorama historiographique, des réflexions originales. La prise en compte de sources variées et d’espaces coloniaux divers permet de passer en revue l’essentiel des grands thèmes et des débats actuels sur les apoikiai grecques. La lecture est cependant à conseiller à de bons connaisseurs de la Méditerranée archaïque, au risque, sinon, de passer son temps dans un atlas ou sur Wikipédia...