Les actes d’une journée d’étude sur “l’autobiographie en langue française au vingt-et-unième siècle” qui déborde la littérature pour s’intéresser au cinéma et à la critique littéraire comme lieu d’expression de soi.

Dans leur introduction, les deux éditeurs montrent que pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l’autobiographie s’est imposée comme le “quatrième genre” de la littérature en français et constitue désormais un “lieu d’expérimentation et d’innovation” pour les auteurs. Les contributions de ce volume concernent des textes et des œuvres cinématographiques très récents et proviennent de chercheurs francophones et anglophones, ce qui semble être un bon signe : “Que le discours critique sur la production autobiographique contemporaine de langue française s’internationalise, que de nouvelles approches méthodologiques et théoriques cherchent à la comprendre, voilà encore des signes de son importance dans la littérature d’aujourd’hui.”

La première partie est consacrée à la “diversification de l’écriture de soi” et s’ouvre avec une interrogation de Henriette Korthals Altes sur les enjeux autobiographiques des essais de Pascal Quignard : “Impersonnels tout en étant subjectifs, intellectuels tout en étant fortement marqués par une charge affective, les essais de Quignard opèrent […] un rapprochement entre autobiographie, mythe, poésie et science, remettant en question non seulement notre rapport à la connaissance et à la pensée mais aussi tout un mode de connaissance de soi.” L’article, s’appuyant notamment sur Vie secrète, montre que l’essai pour Quignard, malgré la subjectivité effacée de l’auteur, forme une “pratique de soi” inséparable d’un travail de mémoire qui s’avère aussi un travail de deuil oblique. “Le sentiment de soi ne s’articule plus autour de la question de l’identité mais de l’intensité.”

Élise Hugueny-Léger met en évidence quant à elle la dimension autoréflexive de l’autofiction telle que la pratique Camille Laurens, fascinée par le langage et la littérature. S’appuyant surtout sur l’analyse de Ni toi ni moi, la chercheuse montre que l’écrivain “en suggérant que vivre et écrire ne peuvent avoir lieu simultanément, en insistant […] sur les pouvoirs d’invention et de réinvention de soi, en particulier à travers la lecture de textes littéraires, rédéfinit l’autofiction comme un mode de vie consistant à devenir le personnage de sa propre existence”, rendant ainsi “hommage au pouvoir de la lecture et au rôle formateur de la littérature”.

La deuxième partie, intitulée “Autres cultures, autres langues : autobiographie, contexte postcolonial et translinguisme” s’ouvre sur une démonstration passionnante de Louise Hardwick sur le rôle fondateur de l’écriture de soi, et notamment du récit d’enfance, dans la pratique littéraire d’écrivains francophones des contextes postcoloniaux. Examinant les textes de Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Dany Laferrière, elle retrace l’essor historique de ce genre que les études postcoloniales auraient intérêt à considérer plus systématiquement, en entreprenant des études comparatives dans une aire géographique divisée par les langues et par l’histoire. Cela est particulièrement important dans la Caraïbe où, comme le rappelle Édouard Glissant, “la colonisation a passé par là, qui a divisé en terres anglaises, françaises, hollandaises, etc., une région peuplée en majorité d’Africains. C’est là une des premières réussites de la colonisation des Antilles : de constituer en étrangers les unes par rapport aux autres des gens qui en réalité ne le sont pas”.

Alain Ausoni propose pour sa part une étude très convaincante sur “écriture translingue et autobiographie”. C’est par l’écriture de soi que de nombreux écrivains ont fait le plus nettement le point sur les enjeux de l’écriture en langue étrangère, qu’on tend désormais à appeler “tranlinguisme littéraire”, et que Robert Jouanny a été un des premiers à étudier dans Singularités francophones. Grâce à l’étude de textes autobiographiques d’Hector Bianciotti, de Nancy Huston et d’Agota Kristof, qui entretiennent des rapports très différents à leur langue d’adoption, l’article montre que le changement de langue marque la vie, que le français soit la langue de la réalisation de soi, comme pour le premier, lieu d’un “entre-deux langues” pour la seconde, ou l’histoire d’un combat pour la dernière, exilée de Hongrie en Suisse après la répression soviétique de 1956. Contrairement à Bianciotti et Huston, Kristof considère que les langues nationales n’ont pas partie liée avec l’identité, d’où sa confiance dans la traduction : “Je ne pense pas que le français modifie quoi que ce soit. Je m’imagine qu’en hongrois j’aurais fini par écrire de la même manière, parce que c’est celle-ci qui me convient et qu’elle est la seule qui me convienne. Non, le français n’a rien à voir”, confie-t-elle dans une interview.

La troisième partie est consacrée aux “autres moyens d’écrire la vie : autobiographie, technologie et archives”. Dans “De la photobiographie comme anti-récit”, Fabien Arribert-Narce suggère que le recours au photobiographique (que la photographie soit mentionnée, décrite ou effectivement reproduite) remet en question le primat du modèle narratif, tant au niveau de la structure des textes que de la conception de l’identité personnelle. Il s’appuie sur les œuvres de Denis Roche, Roland Barthes et Annie Ernaux, pour montrer qu’un déplacement s’opère du récit vers une forme d’écriture de notation de la vie. La photobiographie repose sur une critique des présupposés esthétiques et idéologiques du genre autobiographique traditionnel.

Shirley Jordan, dans une contribution en anglais, examine l’influence des nouvelles technologies dans les livres récents d’Annie Ernaux : L’Usage de la photo (photo-texte de 2005) et Les Années (tentative d’autobiographie totale publiée en 2008). L’imagerie médicale permet au sens propre de “sauver” la vie de l’auteur, alors victime d’un cancer du sein qu’elle relate dans le premier de ces deux livres. Dans le deuxième livre, il s’agit de “sauver” l’expérience totale d’une vie grâce aux nouvelles “technologies de soi” (Foucault) et en particulier la photographie. Le sentiment d’immédiateté permis par les nouvelles technologies et les frontières de plus en plus brouillées entre privé, intime et public conduisent à une remise en question de la forme du récit de vie et de la notion d’identité personnelle.

La quatrième partie est consacrée aux “égofilms”, définis par Jean-Louis Jeannelle comme une “sorte d’équivalent de l’autobiographie dans le champ documentaire”. Il propose une étude sur “Identité, sexualité et image numérique” dans Ma vraie vie à Rouen d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Il analyse en particulier la “stylistique de l’amateurisme” dans ce long métrage qui se présente comme le journal film d’un jeune adolescent, Étienne, à qui l’on a offert une mini-DV pour qu’il puisse filmer ses entraînements de patinage artistique, et qui prend peu à peu conscience de son désir pour les garçons. L’universitaire émet l’hypothèse d’un lien entre homosexualité et égofilm et souligne qu’une même dialectique entre voir et savoir unit étroitement l’expression du désir du personnage principal et l’usage privé d’une mini-DV.

Claire Boyle, dans son article en anglais, s’intéresse à l’exploration des possibilités du cinéma autobiographique dans Les Plages d’Agnès (2009), égofilm de la cinéaste Agnès Varda. C’est un moi imaginaire, imagi(n)é et rêvé qui émerge de ce film, puisque selon Varda, “un des buts du cinéma est de faire exister les rêveries”. Dans ce film testamentaire, la cinéaste, dans une mise en scène fragmentée faisant la part belle à l’autoréflexivité, aborde les thèmes récurrents de la mort, du souvenir et du témoignage.

La cinquième partie s’intéresse aux “Autres ‘je’ : critiques, biographes et écritures de vie”, Mireille Calle-Gruber se pose la question suivante, à propos de l’œuvre de Claude Simon, dont elle écrivait alors la biographie : “Comment écrire la vie de l’écriture qui procède d’une ‘matière à base de vécu’ ?” Claude Simon remettait en question l’exercice autobiographique et la notion de genre littéraire. Il n’y a de vécu en littérature que dans le temps de l’écriture. Il est moins question de genre que de forme artistique à trouver. Dans Les Géorgiques (1981), l’auteur opère “la combinaison d’un texte autobiographique (1940 et 1936) et d’un texte biographique (les cahiers de l’ancêtre Lacombe Saint-Michel, révolutionnaire, régicide, général d’Empire)”. Mireille Calle-Gruber analyse “l’inlassable réancrage du vécu au présent de l’écriture” de Claude Simon, puisqu’il n’y a pour lui que du “vécu écrit”. Il s’agit de “rendre le vivant et toute chose à la vie des mots”.

Enfin, Sabine Kraenker étudie les avant-propos de Philippe Lejeune comme “les introductions intimes d’une œuvre de critique littéraire”. Le spécialiste reconnu du genre autobiographique se dégage peu à peu des chemins tracés de l’écriture académique pour produire lui-même du texte intime et défendre l’écrit intime anonyme. Par exemple, l’avant-propos de L’Autobiographie en France, en 1971, employait le pronom académique “nous”, tandis que dans sa réédition, en 1998, Philippe Lejeune utilise le “je”. “On a là, écrit Sabine Kraenker, un questionnement intellectuel certes, mais aussi intime dans sa forme et dans son contenu, l’ébauche d’un journal de réflexion sur la recherche en train de s’élaborer”.

C’est d’ailleurs le conseil que Philippe Lejeune, dans l’arrière-propos du volume, tient à donner aux jeunes chercheurs : “Il faut choisir son objet, avoir une méthode, et suivre son rythme. Et tenir un journal pour guider sa trajectoire. Quand on retrouve, vingt, trente ans après, ses vieux projets, on est ébahi. La mémoire a reconstruit le paysage. Le journal est l’antidote de l’autobiographie. Conservez le vôtre, il vous aidera à bâtir et rebâtir le nid de votre identité…” C’est un texte qui nous donne avec un sens aigu de l’autodérision, non dénué d’une forme de mélancolie, le sujet de thèse de Philippe Lejeune, avant qu’il ne trouve sa voie en 1969 : “Procès et mystiques de la littérature au vingtième siècle”… Cette voie, c’était l’étude de la voix des autres, écrivains ou anonymes, et il l’a ouverte généreusement à de nombreux chercheurs. Ce livre collectif témoigne de la vitalité et de l’intérêt de cette recherche et apporte une contribution importante à ce champ d’étude