L’Effet Baudrillard évoque avec finesse et originalité l’élégance et la séduction de la pensée de Jean Baudrillard. L’auteur choisit comme clé de lecture de l’œuvre "centrifuge" et "vagabonde" du sociologue et philosophe sa nature fragmentaire et fragmentée, qui déjoue toutes les identités figées dans une synthèse de l’hétérogène. L’ouvrage, passionnant, échoue cependant à notre avis dans la tentative de définir la portée politique de la pensée de Baudrillard.

Après une période d’oubli relatif en France (alors qu’elle a toujours continué de faire l’objet de publications, colloques et réflexions à l’étranger)   , la pensée de Baudrillard revient sur le devant de la scène avec plusieurs publications qui lui ont été récemment consacrées   . François L’Yvonnet, proche de Baudrillard, a dirigé le numéro des Cahiers de L’Herne dédié au sociologue et philosophe en 2005 et réalisé avec lui un livre d’entretiens en 2001   .

L’Effet Baudrillard évoque dès son sous-titre l’ "élégance" de la pensée de l’auteur et se place explicitement dès la première page sous le signe de la séduction (figure de pensée chère à Baudrillard), de la fascination et du paradoxe, paradoxe constant qui caractérise son écriture, suspendue entre la clarté et l’ellipse, la sobriété et l’élégance du style, le concept et la poésie, et qui en fait un "exercice de navigation". La fragmentation devient ici la clé de lecture de la pensée de Baudrillard, une pensée centrifuge, une pensée qui dérive ou encore une pensée vagabonde. Le fragment témoigne d’un rapport essentiellement discontinu à la forme, au contenu, mais aussi au temps, chez un auteur défini dans ces pages comme un "rétro-visionnaire" qui "se souvient de l’avenir" et dont la pensée ne cesse de créer des "possibles rétrospectifs".

Germaniste de formation et traducteur de Hölderlin, Baudrillard n’ignorait certainement rien de la poétique du fragment du premier romantisme, magistralement analysée par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy en 1978 dans L’Absolu littéraire   , "fragment comme propos déterminé et délibéré, assumant ou transfigurant l’accidentel et l’involontaire de la fragmentation"   , forme de pensée et d’expression qui implique un inachèvement essentiel (à la différence, par exemple, de la cohérence et de la complétude de l’aphorisme). Lacoue-Labarthe et Nancy rappellent le célèbre fragment 206 de l’Athenaeum (revue qui dura peu, six numéros sur deux années, 1798 à 1800, mais qui marqua durablement la pensée de la littérature) qui énonce que le fragment "doit être […] clos sur lui-même, comme un hérisson" et en soulignent la complexité : le fragment n’exclut pas l’exposition systématique, le détachement et l’isolement de la fragmentation entretiennent des liens avec la complétude et la totalité, même si tout fragment authentique est "fragment d’avenir", inachèvement constitutif, projet et projection de ce qui pourtant reste inachevé. En commentant le même fragment, Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini   y aperçoit la tentation et le danger de faire dériver le fragment vers l’aphorisme, vers la fermeture d’une phrase parfaite. Le fragment théorisé par Blanchot, à la suite du romantisme et de Nietzsche – dont Baudrillard fut également un grand lecteur – n’a pas son centre en lui-même mais dans le champ que constituent avec lui d’autres fragments, est une manière d’écrire qui tend à rendre possibles des rapports nouveaux qui excèdent l’unité ou l’ensemble, si souvent recherchés par la philosophie. L’écriture authentiquement fragmentaire porte ainsi la question de "la discontinuité ou la différence comme forme"   , de l’espacement, l’extériorité, la discontinuité, la disjonction de la pensée, question dont L’Yvonnet retrouve la présence insistante dans l’œuvre de Baudrillard.

Lacoue-Labarthe et Nancy montrent également que le fragment romantique présuppose un statut particulier de l’auteur, qui n’est pas le sujet d’un cogito dans la tradition cartésienne mais un sujet du jugement, sujet d’une opération "critique" (au sens kantien) qui "distingue les incompatibles et construit l’unité objective des compatibles"   . Il s’agit donc d’un sujet opératoire, sujet qui se manifeste exemplairement à travers le Witz, la "trouvaille" qui implique la réunion des hétérogènes, qui manifeste un savoir tout autre que celui de la discursivité analytique   , une faculté de l’esprit ou un type d’esprit qui saisit d’un coup d’œil des relations nouvelles, inédites, créatrices à partir d’un chaos hétérogène, grâce à la "bouffonnerie transcendantale" de l’ironie.

L’ouvrage de L’Yvonnet (constitué lui-même de 7 chapitres-fragments, issus de textes ou de conférences remaniés et réassemblés) construit un portrait de Baudrillard fondé sur ces aspects "romantiques" de son œuvre (le fragment et l’identité fragmentaire, la synthèse de l’hétérogène réalisée par le Witz et la "bouffonnerie transcendantale"), aspects particulièrement explicités dans le chapitre 1 ("Une affaire d’identité") et dans le chapitre 4 ("Pataphysique"). En essayant de répondre à la question "Qui est Jean Baudrillard ?", l’auteur ne peut donc que dresser le catalogue "baroque" de ses multiples appartenances, de toutes les virtualités (plutôt que les strates successives) qui constituent son caractère. La nature fragmentaire de l’identité d’auteur de Baudrillard reflète donc celle de tout "moi", qui n’est jamais le fruit d’une évolution linéaire et cohérente, ni le point de convergence de nos identités hétérogènes : "Tous les “moi” que je suis, d’une certaine manière, persistent et co-existent, mais dans des temporalités éclatées, à leur rythme, si l’on peut dire." (p. 15).

La "bouffonnerie transcendantale" se manifeste dans la longue fidélité à la Pataphysique, rupture intellectuelle décisive, "acide" ou "détersif" ironique, pensée hypercritique ou ultra-critique qui permet de faire face à l’ "illusionnisme définitif du monde phénoménal" (p. 52).

C’est donc toujours en tant que pataphysicien que Baudrillard lit Marx (chap. 3 "Miroir, mon beau miroir…Une lecture de Marx"). Baudrillard ne fut jamais "marxiste", comme il refusa toute sa vie les "ismes" en tout genre. Lecteur "non marxiste" de Marx, il a cotraduit L’Idéologie allemande en 1968, a accordé une place considérable à sa pensée dans Pour une critique de l’économie politique du signe, publié en 1972, et dans Le Miroir de la production, paru en 1973, tout en critiquant l’ensemble de son dispositif théorique. Il a contesté la fonction fondamentale que le marxisme accorde au travail, à la production et à l’autoproduction, et opposé au matérialisme historique les acquis de l’anthropologie (Mauss, Bataille ou Lévi-Strauss).

La lecture "rétro-visionnaire" de Baudrillard ne va pas de Marx à Nietzsche, mais plutôt de Nietzsche à Marx, non pas du devenir vers l’histoire mais vers une liquidation de l’histoire à partir d’une pensée du devenir. "Marx, lecteur de Baudrillard" est le titre d’un paragraphe de ce chapitre qui vise à montrer que la lecture non systématique, non finalisée et non finaliste que Baudrillard fait de Marx lui permet d’échapper aux tentations de la sémiologie (présentes dans Le Système des objets en 1968), à celles de la sociologie (La Société de consommation, 1970), à la fascination pour la psychanalyse et le structuralisme et de se débarrasser ainsi du poids de tous les systèmes.

L’ouvrage présente également un Baudrillard penseur du Mal (chapitre 2), mal qui naît par réversion totale de la recherche à tout prix de la "positivité", de l’intégrisme du bien, dont témoignent les totalitarismes du XXe siècle, tout comme les grands massacres, les liquidations collectives, les génocides qui menacent de se poursuivre au cours du XXIe. Le mal est aussi celui produit, sur un mode plus soft, par notre société qui s’emploie à ce que tout "aille bien", obsédée par des idéaux de transparence et d’hygiène, à la recherche par la technologie d’une sorte d’intelligence supérieure purgée de toute bêtise et qui produit (toujours par un mouvement implacable de réversion) terrorisme, virus, crises, bêtise sans fin.

Le chapitre le moins convaincant de cette belle lecture de Baudrillard est à mon avis le chapitre 5, consacré à "Baudrillard politique". Encore une fois, comme L’Yvonnet ne manque pas de le souligner, il s’agit d’une locution paradoxale et provocatrice, compte tenu des refus réitérés de Baudrillard de prendre parti pour des causes et de militer. Pourtant, il a produit une œuvre entièrement traversée par des thèmes politiques, par l’urgence de penser à nouveaux frais la politique et le politique dans le cadre d’un monde nouveau, où les transformations technologiques modifient en profondeur les catégories traditionnelles de la pensée et de l’action, un monde "artificiel" qui semble de plus en plus pouvoir se passer de l’intervention humaine.

Dans ce cadre, la pensée de Baudrillard développe un rapport au temps essentiellement discontinu, nécessaire pour comprendre la virtualisation et l’artificialisation du monde, sa réalité désormais "non physique" ou seulement très partiellement physique. C’est pourquoi L’Yvonnet met en parallèle ses analyses et celles de Paul Virilio, penseur du temps, de la vitesse, des nouveaux rapports temps-espace construits par les médias et les technologies. Mais le catastrophisme qui se manifeste progressivement chez Virilio à travers une pensée de l’accident global qui menace notre réalité virtuelle, ubiquiste et instantanée, le pousse à penser en termes de perte et à rechercher une unité retrouvée, un "vrai réel" reconquis par la redécouverte du langage, de l’altérité, le retour au contact, au toucher, à l’humain. Au contraire, la dualité réel-virtuel n’existe plus chez Baudrillard, qui ne croit désormais que dans un "effet de réalité", fruit d’une simulation généralisée : il n’y a plus aucun "modèle" à retrouver derrière ses innombrables copies. Dans ces conditions, chercher une réconciliation de l’homme avec lui-même ou vouloir se révolter contre une réalité devenue désormais "intégrale" est parfaitement vain. Dans un univers virtuel et viral il n’y aurait plus aucune résistance possible, ce qui laisse ouverte et sans réponse la question centrale du politique : "Que faire ?", dans une sorte de nihilisme sans espoir qui a été souvent reproché à Baudrillard et à sa pensée politique.

L’Yvonnet oppose la pensée politique de Baudrillard à celle de ses contemporains (Lyotard, Deleuze, Foucault, Bourdieu, Derrida) qui n’auraient approché la question politique qu’en des termes relativement "classiques", selon des catégories puisées dans la tradition et sans jamais renoncer à des notions de lutte, de mobilisation, d’analyse de rapports de force. Ce serait en particulier le cas de Derrida, qui aurait entrepris de déconstruire la notion de "souveraineté" à partir d’une analyse "purement conceptuelle" de la tradition politique.   C’est oublier que Derrida, loin de penser de façon "purement conceptuelle" la politique et ses transformations dans une époque technologique, a fait preuve d’une capacité tout à fait comparable à celle de Baudrillard de penser les transformations du temps et de l’espace et de leur signification politique dans le cadre d’une nouvelle artefactualité   : toute actualité est faite, elle n’est pas donnée dans sa prétendue immédiateté, mais activement produite par des dispositifs qui sont toujours au service de forces et d’intérêts que les producteurs et les consommateurs d’actualité (y compris les philosophes ou les observateurs les plus avertis) ne perçoivent jamais assez. Comme Deleuze et Guattari, Derrida a interrogé également la possibilité et la dimension politique d’une pensée de l’événement étroitement liée à une pensée de la machine : "Pourrons-nous un jour, et d’un seul mouvement, ajointer une pensée de l’événement avec la pensée de la machine ? Pouvons-nous penser, ce qui s’appelle penser, d’un seul et même coup et ce qui arrive (on nomme cela un événement), et, d’autre part la programmation calculable d’une répétition automatique (on nomme cela une machine) ?"   . Comme Baudrillard, il a interrogé l’actualité de la pensée de Marx et la signification politique des nouvelles formes de terrorisme, la temporalité disjointe et anachronique et la dimension spectrale des "télé-technologies"  qui fait trembler toute distinction assurée entre le réel et le non-réel, le vivant et le non-vivant, la présence et l’absence, le virtuel et l’actuel, l’humain et ses prothèses machiniques. Comme Baudrillard, Derrida reconnaît dans l’ "indécidable" la marque même de l’actuel, de la réalité étrange produite par les effets des télé-technologies. L’ "indécidable" et ses apories ne sont jamais, pour autant, des façons de renoncer à donner des réponses à la question "Que faire ?", se réclamant d’un suspens sans fin entre le réel et le virtuel, du pouvoir illimité des spectres et des simulacres, réponses que Baudrillard n’a jamais renoncé, à sa façon, à rechercher, tout comme Derrida, Foucault, Lyotard, Deleuze et Guattari, qui ne se sont jamais limités à une approche "purement conceptuelle" du politique