À l’heure des réformes de l’enseignement en France et à un mois d’intervalle, deux "films d’école" sortent sur nos écrans : At Berkeley du cinéaste documentaire américain, Frédéric Wiseman, et La Cour de Babel de la réalisatrice française, Julie Bertuccelli. En filmant, respectivement, la plus grande université publique du monde et la classe d’accueil d’un collège du 10e arrondissement de Paris, les deux cinéastes présentent un état du monde fulgurant et inquiétant, sous la forme de la fable et de l’épopée. Quelles tensions gouvernant aujourd’hui le monde transparaissent à travers ces deux essais cinématographiques ? Et quelle pourrait en être la "morale" sous-jacente ?

 

Une esthétique de la parole

En deux séquences, Wiseman expose d’emblée les grandes problématiques de son récit : la position financière et géopolitique de l’université (pendant une réunion administrative), et la reconfiguration des "classes" et de la démocratie américaines (pendant un cours de sciences politiques). De son côté, Julie Bertuccelli nous ouvre au monde des écoliers expatriés, où la parole de chacun et l’écriture de chaque langue tracent le dessin d’une diversité de personnes, d’histoires et de pensées.

Dans ces deux films, la parole se prononce aussi bien par plaisir que par souffrance. Elle se déplace des uns aux autres, par réaction et par réflexion, élaborant ainsi un espace nouveau, dont le spectateur devient lui-même le témoin et presque un participant. Dans La Cour de Babel, Julie Bertuccelli cadre les adolescents, en plan rapproché. Chaque plan correspond à une prise de parole, à un acte d’écriture ou de lecture, de sorte que ce n’est plus seulement des jeunes gens exilés de leur pays qu’elle nous montre, mais leur parole qu’elle expose. Des questions se posent ou se piochent sur un petit bout de papier, mais chaque réponse demeure propre à chacun et à son histoire. Comment dit-on "bonjour" dans son pays d’origine ? Qu'est-ce qui leur manque le plus depuis leur départ ?

En donnant un droit de parole aux enfants, Julie Bertuccelli imagine progressivement la relation de ces collégiens au monde, par l’expression de leur vécu et de leurs souhaits pour l’avenir, par le rapport à leurs parents et à leur culture. Partis du Brésil, de Chine ou du Cameroun, pour rejoindre ou suivre (un de) leurs parents, chacun porte avec soi les souvenirs d’une famille persécutée ou qui les maltraitait, d’une maison ou d’un pays regretté. Pendant le tournage, une des élèves déménagera à Verdun, une autre à Berlin et un dernier ne demeurera peut être pas en France l’année suivante. La cinéaste nous révèle ainsi une cartographie mentale, plurielle et mouvante, dont chaque enfant figure l’acteur et le dépositaire, et dont nous, spectateurs, nous faisons le lecteur et le destinataire.

Mais, ce départ, forcé ou volontaire, notamment pour la jeune fille roumaine, est aussi la marque d’une césure radicale dans leur passage à l’adolescence, l’éloignement du pays d’origine se doublant d’une perte manifeste de l’enfance. Cette perte trouve alors à s’exprimer - et une forme de résolution - dans la parole ou la musique. Lors d’une belle séquence, un jeune vénézuélien joue une partition de violoncelle à ses camarades de classe. Son repli sur l’instrument et son application à jouer délivrent une émotion particulière, sa musique semblant à la fois le lieu de conservation de son enfance (et du souvenir de sa terre) et le lieu d’élaboration de sa perte.

 

Une éthique du regard

En privilégiant la forme du plan-séquence, Wiseman présente une esthétique de la parole différente. D’un côté, le spectateur fait l’apprentissage de l’écoute et comprend progressivement le contexte, la forme et les enjeux du discours prononcé, dans l’épreuve de la durée des plans. De l’autre, la succession de ces discours figure, au fil du film, un "arbre de la connaissance", par la diversité des lieux et des domaines du savoir explorés : administration, sciences physiques, débats associatifs, laboratoires, littérature, événements sportifs … La dynamique du film s’organise ainsi autour de longs plans-séquences, entrecoupés de plans plus rapides en forme de contrechamps ou d’intermèdes purement visuels. Régulièrement, des scènes de travaux fonciers ponctuent le cours du film, métaphorisant ainsi la situation de l’Université sans cesse en restructuration, administrative et intellectuelle. On retrouve le principe de ces intermèdes dans La Cour de Babel, à travers les images d’un arbre dans la cour de « récré ». Tantôt, nous voyons ses fleurs et ses ramifications, tantôt, nous voyons son tronc encerclé d’une grille de fer, figurant respectivement le développement de l’enfant ou la condition restreinte de son « tronc », et, fantasmatiquement, la coupe de ses racines – son déracinement. Souvenons-nous des deux dernières fictions de Julie Bertuccelli, L’Arbre et Depuis qu’Otar est parti, où l’arbre symbolise à la fois la mort et la transmission, l’espoir et l’illusion. Ces intervalles séquentiels donnent ainsi aux deux films une respiration poétique et tragique.

Dans At Berkeley, cette respiration est doucement nourrie par un système d’échos entre ce que l’on voit et ce qui est dit. Au début du film, un plan nous montre un employé en train de tondre les pelouses du campus. Nous apprendrons quelques temps plus tard qu’il demeure l’unique employé attaché à cette fonction, par manque de budget. Lorsque nous le retrouvons au détour d’une séquence, notre perception de sa personne et de la situation qu’il incarne aura changé. De même, à l’étudiant-funambule, s’exerçant à glisser (par en haut !) sur un fil tendu entre deux arbres, fera écho l’entrainement des vétérans de l’Université, chargés de leur package, se hissant (par en bas) sur une corde entre deux arbres, à une hauteur semblable. De l’étudiant-
funambule à l’étudiant-vétéran, la répétition et le partage, dont le fil métaphorise la structure, démultiplient les figures de sens entre le haut et le bas, l’art et la guerre, les riches et les pauvres (car nous avons entendu que certains étudiants s’inscrivent à l’armée pour financer leurs études), l’aisance intellectuelle (peut-être parfois trop "haut perchée") et le labeur quotidien du travail universitaire. L’écho se teinte alors d’ironie. Mais le procédé de l’ironie n’est pas seulement relatif à ces intermèdes.

En effet, l’ironie et l’humour sont des ressorts importants de la poétique des films de Wiseman. Lors d’un cours magistral, un professeur, ancien ministre des Etats-Unis, déclare préférer les réunions gouvernementales, plus rapides, aux réunions universitaires, où l’on est, selon lui, obligé d’écouter des personnes qui aiment s’entendre parler, par déformation professionnelle. L’ironie de ce discours se réalise par un jeu de ressemblances et d’inversion entre ces deux contextes, de telle manière que l’écart qu’il forme laisse le spectateur libre d’apprécier et de comprendre les différences relatives à ces deux situations. Mais, ce constat prête aussi à sourire, car le film est lui-même "très long" (4h04) et "très bavard" ! L’ironie du discours du professeur se double ainsi d’une ironie du film, c’est-à-dire d’une mise à distance du film sur ce qu’il est en train de montrer et de la manière dont il le montre. Par la durée des plans, le montage et l’ironie qui en découle, Wiseman élabore une éthique de l’écoute et du regard, créant ainsi une distance réflexive et nécessaire au déploiement de la connaissance de l’institution qu’il filme.

Cet effet de distanciation trouve son point d’achoppement dans une des dernières séquences du film, où un professeur d’astrophysique use d’un vocabulaire et d’une logique trop éloignés des ressources intellectuelles du spectateur non spécialisé, pour être compris par ce dernier. Un effet d’estrangement se produit alors. Alors que le montage vient de nous faire suivre un cours de génétique et un cours sur l’expansion de l’univers – de l’infiniment petit à l’infiniment grand, cette langue anglaise, maintenant familière, car nous l’écoutons depuis près de quatre heures, devient strange sous la langue de l’astrophysicien, de telle manière que nous avons l’impression de nous extraire de cette planète (la planète « Berkeley » et la planète Terre) et de nous dédoubler en spectateur-extraterrestre – le point de vue de l’Autre, par excellence, dans une distance, physique et mentale (morale ?), absolue. Paradoxalement, le documentaire flirte ici avec la Science-Fiction.

 

La valeur du politique

Au regard de ces deux films, par leur forme et leurs enjeux, le spectateur est amené à reconsidérer la valeur du politique. Le film de Wiseman présente plusieurs formes de parole politique, notamment dans les discours portant sur les coupes budgétaires, dans ceux des manifestations étudiantes, lors de la séquence de l’association du Free Speech Movement, jusque dans un cours d’analyse littéraire où le sexe pointe son nez sous chaque mot. Mais il élabore aussi une analyse de l’histoire de cette parole, notamment à travers le discours d’une jeune femme noire déclarant que si les classes moyennes blanches portent maintenant une attention particulière aux problèmes des noirs, c’est parce qu’ils se sentent aujourd’hui concernés au niveau économique ; ou encore, à travers le discours du Chancellor regrettant l’excès du nombre de revendications différentes chez les étudiants manifestants, alors qu’à son époque on se battait pour deux revendications fortes (le Vietnam et les droits civiques), au risque de sa place au sein de l’université et de sa vie.

De son côté, La Cour de Babel montre une politique de la pédagogie, par la parole et le partage, et une pédagogie du politique, dont la classe figure le lieu exemplaire. Le motif de la classe apparaît, dans un premier temps, comme un prétexte, tellement sa structure autoritaire et la place de l’enseignante s’effacent devant la parole et le visage des enfants. Néanmoins, la classe reste la structure d’un vivre ensemble, par et au-delà les différences de culture. Et, bien que nous voyions peu l’enseignante, nous l’entendons beaucoup, pour distribuer la parole, interroger le comportement ou relancer le questionnement des collégiens, de telle manière qu’elle devient comme un double (hors champ) de la réalisatrice dans le film. De même, l’apprentissage du français n’est pas seulement un facteur d’intégration. Il est aussi le moyen par lequel les adolescents transmettent et réfléchissent leur expérience d’expatrié, la langue de la terre d’accueil devenant le lieu de compréhension de leur déracinement. À chaque enfant est ainsi délivré un "droit de cité", par l’enseignante et par le film.

En portant une attention particulière à la situation des enfants et à celles de l’institution universitaire, Julie Bertuccelli et Frédérick Wiseman proposent une réflexion neuve sur la valeur actuelle, économique et morale, de l’éducation, du politique et de l’humain