"Oui, je sais. On ira à Paris."

 

Thomas Bellorini met en scène avec sa compagnie Gabbiano au Théâtre de Suresnes Jean Vilar À la périphérie, un texte de Sedef Ecer, écrivaine et actrice turque née à Istanbul. Sedef Ecer écrit depuis 2008 en langue française, sa "langue d'accueil", selon sa propre expression. Sa pièce À la périphérie a reçu le prix "coup de coeur des lycéens" en 2012 et a été nominée pour les prix Collidram 2013 et Godot 2013.

À la périphérie, c'est l'histoire de deux jeunes, Azad et Tamar, ensemble depuis toujours, qui s'aiment et qui veulent quitter leur bidonville turc pour aller vivre dans le monde, celui qui brille par ses richesses matérielles. C'est l'histoire de Dilcha et Bilo, paysans fuyant leur pauvre campagne pour la grande ville, celle qui donne un emploi industriel, enfin sa périphérie, là où se dépose l'écume de l'exode rural. C'est l'histoire de Kybelée, la tsigane, qui erre à la lisière du bidonville, point ultime de la relégation sociale, incarnant à elle seule ce quart-monde sur lequel se fondent les autres mondes mais qui ne trouve pas derrière lui un monde sur lequel se fonder, si ce n'est lui-même. C'est l'histoire, éternelle, du mouvement humain qui, à l'imitation des courants marins, plonge dans les profondeurs de la société pour un jour vouloir, de manière irrésistible, remonter à la surface, mais – à la différence des lois physiques – sans pouvoir jamais y parvenir complètement. Quitter la périphérie, c'est immanquablement retomber dans une nouvelle périphérie ; le centre, lieu de tous les désirs, se révèle inaccessible. D'ailleurs, existe-t-il réellement ?

Ce centre – au plaisir du spectateur parisien ayant franchi péniblement le périph' pour aller à Suresnes via un autobus affrété par le Théâtre de Suresnes et qui prend les passagers-spectateurs place de l'Étoile – c'est Paris. Oui, Paris et les parisiennes qui disent à tout bout de champ "oh la la...!" – summum du glamour pour Tamar qui ne connaît que le monde par sa télé. Alors, on ira à Paris, lance Azad. On ira à Paris, parce que c'est là que réside la dignité, pour celles et ceux qui vivent de l'autre coté du périphérique. "Oui, je sais. On ira à Paris", lui répond Tamar, sans l'air d'y croire, sans envisager le franchissement du périphérique comme une possibilité du réel.

Azad quittera son bidonville ; il connaîtra les cales humides et infestées des bateaux transportant les immigrés qui viennent s'échouer sur les rives de l'Europe, à Lampedusa. Il parviendra à Paris, enfin presque à Paris, dans une ville de banlieue, dans un squat, comme sans-papiers, de l'autre coté du périphérique. Tamar le rejoindra grâce à un billet d'avion offert par Sultane, l'ange du bidonville, l'animatrice TV qui réalise n'importe lequels de tes voeux. Mais Tamar, sans-papiers, ne pourra pas lui montrer le Paris des cartes postales. Il doit faire attention à ne pas se faire prendre par la police. Il doit vite retourner au squat, qui d'ailleurs va être expulsé le lendemain.

À la périphérie est une pièce qui touche directement, parce que musicale et naïve, au bon sens du terme. La musique y est très présente, avec Céline Ottaria, musicienne multi-instrumentaliste, et Zsuzsanna Vàrkonyi, la tsigane, qui chante une complainte universelle, la mélancolie lucide mais non résignée de ceux qui errent à l'ultime périphérie du monde.

La violence est bien présente, pour le spectateur qui sait de quoi l'on parle. Mais la violence est derrière les mots, hors paroles, seulement dans les accents du chant. La violence est soit tue (Azad cache à Tamar la dureté de son périple et de ses conditions de vie à la périphérie de Paris), soit dite mais naïvement (Dilcha et Bilo racontent leur condition d'ouvriers exploités et exposés aux produits chimiques de leur usine de jeans). Mais la violence finit par pointer au jour, malgré tout, lorsque le combat devient inévitable, lorsque les bulldozers arrivent pour raser le bidonville. Dilcha, Bilo et Kybelée mourront ce jour-là.

 

 

À la périphérie

Texte de Sedef Ecer, mise en scène de Thomas Bellorini

Avec Sedef Ecer (Sultane), Anahita Gohari (Dilcha), Lou de Laâge (Tamar), Adrien Noblet (Azad), Christian Pascale (Bilo), Céline Ottaria (musicienne), Zsuzsanna Vàrkonyi (Kybelée)

Sénographie par Thomas Bellorini et Victor Arancio

Production : Théâtre de Suresnes Jean Vilar, Compagnie Gabbiano

 

* À lire également :

- « À la fin, on chante. » Entretien avec Thomas Bellorini, par Nicolas Leron

 

* À voir :

- Concert de Zsuzsanna Vàrkonyi sur Mezzo Voce