« Coudre avec un dé, c'est pire que de baiser avec une capote. »

 

Robert Cantarella joue au Théâtre 71 jusqu'au 13 mars 2014 Anna et Martha, de Dea Loher, dramaturge d'origine allemande, née en 1964 à Traunstein, en Haute-Bavière. Figure incontournable du Nouveau théâtre allemand, auteure associée au Deutsches Theater de Berlin, Dea Loher s'interroge sur les rapports de domination, entre le bourreau et sa victime, entre les classes sociales supérieures et les classes sociales inférieures.

Anna et Martha s'inscrit dans ce droit fil. La pièce se construit autour d'un quasi-duopole constitué par Anna, couturière, et Martha, cuisinière, toutes deux au service d'une grande dame, ancienne putain parvenue. Monsieur étant décédé, ne reste dans cette grande maison bourgeoise, qu'Anna et Martha, le vieux chauffeur, et Xana, la femme de ménage venue d'Europe centrale, comme il se doit. La maîtresse de maison est absente physiquement (elle gît dans un congélateur ?) ; son pouvoir écrase, toutefois, les domestiques. Car la maison est un panoptique de Foucault, dont Madame constitue la tour centrale. Elle surveille, même en n'étant plus là. Son pouvoir persiste et structure les rapports de domination au sein de ce huis clos. Anna et Martha peut se comprendre comme un En attendant Godot foucaldien : l'absent qu'on attend, éternellement, contrôle ceux qui attendent, les vivants.

Le système de cette maison bourgeoise est simple : Madame règne sur ses domestiques ; Anna et Martha maltraitent Xana, la femme de ménage, non allemande, au dernier échelon social. Point de figure masculine : Monsieur est mort, tandis que le vieux chauffeur est fuyant. Reste à régler les rapports de domination au sein du même échelon, entre la cuisinière et la couturière. La lutte est âpre, d'autant plus que les deux femmes sont en situation de mutuelle dépendance. L'une ne saurait vivre, ou disons supporter l'existence, sans l'autre. Leur lutte se joue au corps à corps, mais dans un combat statique, aux positions figées, les fesses collées à leurs deux chaises de cuisine, avec pour seules armes les petites cruautés, essentiellement verbales, permises par leur condition. Catherine Hiegel (Anna) et Catherine Ferran (Martha), toutes deux anciennes sociétaires de la Comédie-Française, excellent dans ce duo.

Il se dégage de l'ensemble une ironie mordante, mêlée d'une nostalgie étrange. La question politique n'est pas loin non plus. Le mari défunt d'Anna fut un socialiste révolutionnaire, mort noyé dans l'alcool. Que reste-t-il à ces deux femmes ? Où trouver un espace de lutte ? Mari et fils morts, pour Anna ; amante finie pour Martha, qui couchait avec Monsieur, et qui aime le vieux chauffeur depuis 46 ans, ce vieux Meier qui ne lui renvoie aucun signe et la fuit. Leur dernier pouvoir : maltraiter Xana, la femme de ménage, ange venue d'ailleurs qui survole la misère de la maison et, au fond, échappe à son système de domination.

La pièce est hantée par le chien du chauffeur, ce vieux chien salle qui pue, qu'Anna rêve de tuer de ses propres mains, projet d'une vie qui a commencé bien avant que le chien n'existe, mais sans jamais le mener à bien. Car vivre, c'est vouloir tuer ; et tuer, c'est cesser de vivre.

 

 

Anna et Martha

Texte de Dea Loher, traduction de Laurent Muhleisen

Mise en scène de Robert Cantarella, scénographie d'Elodie Dauguet

Avec Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Nicolas Maury et Valérie Vivier

Du 4 au 13 mars 2014 au Théâtre 71 Scène Nationale - Malakoff