Un passionnant entretien, précédé d’une remarquable préface, qui montre l’attention que Rawls portait aux arguments de ses lecteurs et qui éclaire l’évolution de sa pensée entre A Theory of Justice et Political Liberalism.

Précédé d’une substantielle préface de Luc Foisneau et Véronique Munoz-Dardé, excellents spécialistes de l’auteur, cet ouvrage est la traduction d’un entretien de John Rawls avec trois de ses étudiants, en mars 1991, dans son bureau de Harvard. Son intérêt majeur, outre d’être accessible au grand public, est de nous conduire dans l’intimité intellectuelle d’un grand philosophe. Loin d’être l’icône un peu distante que l’on pourrait imaginer, Rawls répond avec une absolue sincérité et une attention bienveillante aux questions de ses jeunes interlocuteurs. Le livre illustre ainsi de la meilleure façon la vision rawlsienne de la philosophie comme discipline conversationnelle.

La conversation philosophique

C’est en 1971 que paraît l’œuvre majeure de Rawls, alors âgé de 50 ans, A Theory of Justice. L’ouvrage avait été précédé, dès 1958, d’un essai important "Justice as Fairness" dans lequel on trouve une formulation des deux principes de justice autour desquels sera articulé l’essai ultérieur. On peut ainsi considérer ce dernier comme une tentative systématique de réponse aux objections soulevées par les textes précédents (dont, en 1967, "Distributive Justice"). L’honnêteté intellectuelle de Rawls le pousse à mentionner son importante dette à l’égard de plusieurs de ses critiques, au premier rang desquels figurent Herbert Hart, Thomas Scanlon et Brian Barry.

On sait que Rawls assista aux cours de Hart à Oxford en 1952-53. C’est lors de ce cours que furent présentées quelques-unes des thèses du maître livre de Hart, The Concept of Law (1961). Rawls cite Hart à plusieurs reprises dans A Theory of Justice (très précisément 12 fois) et exprime clairement ce qu’il lui doit. Il évoque notamment l’article de 1955 dans la Philosophical Review, "Are There Any Natural Rights", dans lequel Hart défend le principe d’un droit égal à la liberté, et celui de 1958, "Legal and Moral Obligations", qui lui inspire la distinction essentielle entre obligations et devoirs naturels. Signalons en passant que The Concept of Law a également beaucoup inspiré Ronald Dworkin, qui fut l’élève de Hart, et dont les principaux ouvrages de philosophie du droit se sont construits en opposition au positivisme hartien.

Quant à Thomas Scanlon, bien que mentionné une seule fois (pour être remercié pour sa contribution à la notion de "qualités à base générale"), son rôle est également important, comme le soulignent L. Foisneau et V. Munoz-Dardé. Rawls attire d’ailleurs l’attention sur la parenté entre Scanlon et lui (p. 63-64). Les deux auteurs appartiennent en effet au courant contractualiste, mais là où Rawls évoque la "position originelle"   , Scanlon n’a pas recours à cette expérience de pensée. Il examine directement les actions politiques et sociales et se demande pour chacune d’elle "si elle pourrait être justifiée par un principe d’action qu’il serait déraisonnable à des agents de rejeter" (p. 64, note 15). L. Foisneau et V. Munoz-Dardé notent opportunément que l’analyse de Scanlon permet de s’émanciper de la question, induite par la position originelle, de la maximisation de l’avantage individuel : "Est-ce l’avantage rationnel de chacun qui est en question, demande-t-il à Rawls, ou ce qu’il est raisonnable d’observer comme normes morales d’interaction ?" (p. 48). Cette distinction entre ce qui est rationnel et ce qui est raisonnable sera acceptée par Rawls : en 2001, dans la reformulation de sa théorie (Justice as Fairness : A Restatement), il écrit qu’il a eu tort de présenter la théorie de la justice comme faisant partie de la théorie du choix rationnel. L’influence de Scanlon augmentera au fil des années (dans Political Liberalism, il est cité 15 fois).

Rawls mentionne également l’importance des travaux de Brian Barry, menés avant la parution de A Theory of Justice   et son analyse critique mais empathique de ses thèses, dès 1973, dans un ouvrage très clair   (et rédigé en 4 mois lors d’une croisière à bord d’un cargo !) : celles-ci nous lancent un défi qu’il est impossible d’ignorer. Barry considère la conception rawlsienne de la justice comme équité comme un cas particulier d’une conception plus générale de la justice comme réciprocité   . Il considère, en outre, que cette dernière échoue à traiter la question de la justice entre les nations (ce qui ne saurait surprendre, Rawls n’étant pas convaincu, en raison du pluralisme culturel et de l’autonomie des peuples, de la possibilité d’universaliser les normes de justice) ou encore entre les générations.

Ces conversations avec des contemporains dessinent le portrait d’un Rawls avant tout soucieux de justification. C’est sans doute cette préoccupation qui l’a conduit à remanier sa théorie de la justice jusqu’à la fin de sa vie. L’un de ses remaniements les plus importants est la distinction, en 1993 dans Political Liberalism, entre doctrine compréhensive (ou englobante) et doctrine politique.

Libéralisme politique et libéralisme
compréhensif

Les doctrines compréhensives sont caractérisées par la prétention à la vérité universelle et/ou une conception de la nature essentielle de l’homme. Le libéralisme politique rawlsien, s’appliquant exclusivement aux questions politiques et sociales, se veut profondément différent. Alors que les doctrines compréhensives cultivent "naturellement" une prétention au vrai, la problématisation rawlsienne consacre la supériorité du raisonnable. Dans les sociétés contemporaines caractérisées par le pluralisme éthique, le fait du pluralisme raisonnable est " le résultat inévitable des facultés de la raison humaine à l’œuvre dans le cadre d’institutions à la fois libres et durables"   . Le libéralisme politique met ainsi l’accent sur "la capacité de chacun à raisonner de façon autonome plutôt que sur la valeur de l’autonomie"   , tandis que le libéralisme compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie de chacun   . Il s’agit fondamentalement pour le premier d’éviter d’avoir recours à une conception profonde de la nature humaine, ainsi que le font Kant et Mill, pour justifier le libéralisme. La distinction est nécessaire selon Rawls car on peut (et on doit) envisager un accord des citoyens sur une même doctrine politique sans accord sur une même doctrine morale. On en prendra acte bien évidemment.

Mais ce refus de fonder une théorie politique sur une conception essentielle de l’homme introduit une rupture conséquente entre le libéralisme politique de Rawls et le libéralisme classique. Elle tient à la neutralité des fondements (et non seulement des procédures) dans le premier nommé. Est-il réellement inenvisageable de fonder les institutions publiques sur une conception plus substantielle, une conception du bien capable d’inclure des valeurs libérales essentielles ? Est-il réellement chimérique de concevoir un État dont le rôle serait de garantir les conditions visant à augmenter les possibilités d’accéder à une vie meilleure ? Peut-on exclure a priori une conception téléologique des fondements des politiques publiques ?

L’argument essentiel de Rawls pour établir la priorité du juste sur le bien tient à l’idée que les controverses sur celui-ci sont plus prégnantes que les débats sur celui-là. Mais est-ce certain ? L’idée de construire une théorie politique exclusivement sur une base déontologique ne s’impose pas comme la seule voie possible. Peut-être est-il au fond plus réaliste (et plus modeste) de se fonder sur l’expérience humaine et, tout particulièrement, sur les biens qui, à nos yeux, rendent notre vie meilleure ? Le libéralisme politique, en se détachant de toute conception " métaphysique ", en se refusant à affirmer sa préférence pour des valeurs fondées sur l’autonomie, de peur d’affaiblir sa prétention à la neutralité, se trouve assez démuni face à la critique communautarienne. Il s’expose ainsi au risque de la contingence, voire de l’insignifiance   .

Bref, l’évolution de Rawls de 1971 à 1993, en privilégiant l’"abstinence épistémique", c’est-à-dire la recommandation pour les citoyens, de n’avoir recours qu’à des "vérités simples", s’accorde avec la vision d’une société composée d’individus incapables de réviser leurs conceptions du bien. Comme le remarque Speranta Dumitru, "ce n’est pas respecter la liberté de quelqu’un que de lui offrir uniquement des raisons compatibles avec sa conception du bien"   . Elle ajoute : "La recherche de bonnes raisons, nécessaires et suffisantes, et non pas de raisons que les autres peuvent accepter, semble plus respectueuse des autres"   . Le sacrifice des normes épistémiques est loin d’apporter le résultat escompté. Elle me paraît renoncer à une part importante de ce qui fait le prix du libéralisme philosophique.

Ces réserves n’entament en rien le plaisir pris à la lecture de ce petit livre. J’espère que les rawlsiens de stricte observance y verront avant tout la volonté de mettre en pratique la conversation philosophique à laquelle Rawls n’a jamais cessé de convier ses collègues et ses lecteurs