Le grand public connaît peu les marranes, ces juifs convertis de force à la foi catholique à partir de la fin du XIVe siècle. Cet ouvrage explore leurs pratiques, leurs théories, leurs écrits, dans la version hispanique étendue (Espagne, mais aussi Amérique du Sud).

* A propos du livre de Nathan Wachtel, Entre Moïse et Jésus. Etudes marranes (XVe-XXIe siècle), Paris, CNRS Editions, octobre 2013.

Ceux qui fréquentent la philosophie de Baruch Spinoza sont déjà tombés sur la question : qu’est-ce donc qu’un marrane ? Ils n’ont pu en faire l’économie relativement à ce philosophe, pas plus que relativement à son concitoyen : Uriel da Costa. Il faut d’ailleurs rappeler sur ce plan que quelques ouvrages majeurs ont eu le souci de cette question, en 1983, celui de Jean-Pierre Osier, et en 1995, celui d’Israël Salvator Révah. Le second étant cité dans la biographie proposée par cet ouvrage, composé de plusieurs articles déjà publiés et complétés par deux textes (l’introduction et le chapitre I). C’est dire, en tout cas, que la question préoccupe régulièrement et/ou que de nouvelles données permettent de l’approfondir désormais.
   
D’emblée, l’auteur, professeur au Collège de France, prend un parti sociologique. La question des marranes est traitée comme un phénomène social total (pour rappeler les termes de la sociologie d’Emile Durkheim). Mais, elle doit être renouvelée, car des travaux historiques ont apporté de nouvelles considérations. Ce riche matériel oblige désormais à reconstruire nos connaissances de la question marrane. D’autre part, de nouveaux enjeux sont intervenus qui donnent lieu à des polémiques très vives entre chercheurs. Plus généralement, la question est de savoir avec quelle finesse on peut aborder cette question des " nouveaux-chrétiens ". Et accessoirement de savoir ce que la diaspora contemporaine peut inspirer par comparaison.
   
De quoi parlons-nous ? D’abord des événements de 1391 : massacres et répressions violentes de la communauté juive par des Visigoths d’Espagne. Puis de ceux de 1412-1415 : les conversions collectives et les massacres, à nouveau. Enfin de 1492, en Espagne : c’est tout de même plus connu. Mais ce qui est problématique, c’est de discerner dans la logique de ces événements les positions différentes prises par les uns ou les autres : les convertis de force, les apostats, les convertis du fait d’un affaiblissement interne des communautés juives, les personnes devenues incrédules, ... Durant longtemps, la dénomination (officielle) de " nouveaux-chrétiens " a prévalu. Il s’agissant moins d’un terme recouvrant un constat que d’une véritable catégorie de classement et de pensée.
   
Les perspectives changeant, s’affinant, et parfois se transformant, le portrait que l’on peut dresser de la communauté juive change aussi. Plusieurs entités distinctes cohabitent : les " nouveaux-chrétiens ", les juifs restés fidèles à leur foi, les vieux-chrétiens de la société englobante, les juifs ayant perdu la foi, ... Cette reconnaissance aboutit à une analyse plus fine de la société espagnole de l’époque. On peut y observer la rapide et brillante intégration des nouveaux-chrétiens dans la société d’accueil. Les expertises acquises dans la situation antérieure ont pu être reconverties et déployées dans les administrations royales, seigneuriales, municipales, dans les activités de commerce et d’artisanat. Deux effets : certains clans familiaux se sont trouvés fracturés ; l’ascension des uns a provoqué des sentiments d’hostilité des autres.
   
À quoi s’ajoute l’Inquisition. A partir de 1480, elle a pour fonction la répression de l’hérésie judaïsante (convertis ayant conservé des pratiques antérieures, faux-convertis, ...). Ainsi commence un nouvel exil : vers le Portugal. Mais aussi vers Constantinople, puisque la politique ottomane se fait accueillante. 
   
Quelques kilomètres plus haut : Amsterdam. Qu’y deviennent les nouveaux-chrétiens. Parfois ils veulent revenir au judaïsme. Comment procéder alors qu’aucun cadre traditionnel préexistant ne fonctionne dans cette région ? Ces reconvertis sont tenus de réapprendre les pratiques oubliées. Ce sont des rabbins venus de l’empire ottoman qui les aident à réinventer leur propre tradition. De là le fait que cette communauté devient très rigoriste, concernant la piété et le comportement des fidèles. Il ne faut pas s’étonner de voir s’y développer la pratique de l’excommunication de manière plus étendue qu’ailleurs. On connaît le sort fait, plus tard, à quelques intellectuels majeurs (Uriel da Costa, Juan de Prado, Spinoza). Les autorités du maamad veillaient particulièrement à faire respecter les règles. 
   
Cela étant, la question se pose de savoir pourquoi adopter ce terme " marrane ", sachant qu’il a d’abord une connotation péjorative. Il s’est pourtant imposé aux historiens. Il semble bien qu’il leur permette d’englober de manière extensive l’ensemble complexe constitué par les nouveaux-chrétiens et par les nouveaux-juifs (anciens nouveaux-chrétiens), pratiquants ou non.

Il est une autre question inévitable : peut-on comparer le phénomène marrane avec des situations plus tardives (plus récentes pour nous), telles que celle du judaïsme allemand au XIXe et au XXe siècle ? L’auteur retient la réponse suivante : il ne s’agit aucunement d’affirmer un lien direct entre les événements cités, et entre des phénomènes très éloignés dans le temps et l’espace. Mais des analogies demeurent frappantes : des communautés marginalisées, des événements brusques, des conversions, des formes d’émancipation et des tragédies. Et si des changements se sont opérés à chaque fois dans la société englobante, la diaspora juive a, elle-aussi, changé (problèmes de définition de l’identité juive, contribution à la culture d’accueil, ...).
   
La deuxième question à laquelle s'attache l'auteur est de savoir si ces nouveaux-chrétiens d'origine juive ont exercé une influence sur la pensée religieuse, la vie spirituelle, le modèle politique et les œuvres littéraires dans la péninsule ibérique. Qu'ils apparaissent comme une dimension de la vie espagnole est une évidence. Le reste est affaire de discussion. L'auteur suit de près les résultats des recherches récentes. Elles prouvent d'abord que les convertis ont élaboré une nouvelle conception de la royauté. Des textes entretiennent la croyance messianique selon laquelle les rois catholiques ont reçu la mission providentielle de restaurer l'unité de l'Espagne. Si cette conception n'est pas uniquement le résultat de la pensée des convertis, elle prouve au moins que ces derniers furent particulièrement actifs dans la diffusion de la théorie monarchique. Plus largement, il semble bien qu'il y ait une spécificité de la pensée des convertis.

En effet, en ce qui concerne leur apport spécifique, il faut distinguer entre le champ des modèles étatiques et celui des représentations théologiques. Le thème de l'autorité royale est exalté et diffusé, mais les arguments ne sont pas ici les plus originaux. En revanche, dans le champ de la théologie, l'originalité est plus évidente. Il y existe des représentations plus spécifiquement nouvelles-chrétiennes. Ils conçoivent leur foi chrétienne autrement que ne le font les vieux-chrétiens. Le Nouveau Testament s'inscrit pour eux dans le prolongement de l'Ancien, il ne vient pas l'abroger, mais l'accomplir.

Plusieurs exemples nous sont donnés : celui de Pablo de Santa Maria (né en 1332) d'abord, puis celui de Alonso de Cartagena, et celui de Juan de Torquemada (oncle du futur Grand Inquisiteur). L'auteur ne nous laisse pas devant cette liste. Il explore, pour chaque exemple/auteur, un texte de référence permettant de mesurer à la fois la profondeur d'une pensée et sa part dans les idéologies de l'époque. Pablo de Santa Maria rédige un ouvrage intitulé : Les Sept âges du monde. Il s'agit d'une œuvre en langue vernaculaire et rimée, se composant de 338 strophes dont le souci de concision répond à une exigence didactique, celle de faciliter la mémorisation. Selon la coutume de l'époque, l'auteur suit, en ce qui concerne l'enchaînement des événements, les modèles de ses prédécesseurs. Il utilise des chronologies qui n'étaient pas encore tout à fait de mise, puisque depuis Augustin, il est de bon ton de laisser le mystère du temps à Dieu. Outre d'autres considérations que le lecteur rencontre, Wachtel montre la dimension messianique de l'ouvrage. Elle est doublée d'un aspect polémique, dans la continuité des " disputes " médiévales entre juifs et chrétiens. D'une manière ou d'une autre, c'est toute la polémique millénaire sur l'interprétation des Ecritures qui revient ici. Entre l'image juive traditionnelle qui représente le Messie comme un roi temporel, et l'image chrétienne qui réfute cette lecture littérale des Textes, Pablo de Santa Maria fait le choix de l'interprétation littérale, puisqu'elle offre le moyen le plus efficace de convaincre.

Le cas de Alonso de Cartagena est différent. Il est baptisé en 1390. Ses œuvres de converti recouvrent de nombreux domaines. Wachtel examine de près deux de ses ouvrages : son résumé de l'histoire espagnole et son plaidoyer en faveur des nouveaux-chrétiens. Pour insister au moins sur un point, Cartagena renverse les termes habituels des débats autour des nouveaux-chrétiens. Il montre que ces " conversos " ne sont pas des néophytes. En allant au Christ, ils deviennent doublement israélites, à la fois selon la chair et selon l'esprit. Il affirme simultanément la centralité d'Israël dans le processus de rédemption. Plus largement, Cartagena s'inspire de l'exégèse (dont il tient les éléments de son père) pour démontrer le théorème selon lequel " le peuple juif fut complètement racheté ".

Ces points une fois établis, l'auteur nous invite à une autre aventure. Celle de suivre des groupes de nouveaux-chrétiens successivement au Mexique, en Amérique hispanique, dans les empires maritimes, et au Brésil. Il n'échappe à personne que ces destinations sont liées au cadre de l'Union des deux Couronnes, qui réunit en Amérique les juifs ayant fui Portugal et Espagne, après 1580. Il est clair que les pratiques et croyances hétérodoxes peuvent, plus facilement qu'en métropole, échapper à la surveillance et aux dénonciations. Du coup, les nouveaux-chrétiens ainsi établis présentent des traits particuliers. Et l'auteur de les prendre en charge parce qu'ils constituent un véritable laboratoire pour  l'étude des problèmes que posent les processus d'acculturation, les phénomènes de syncrétisme et de métissage culturel. Mais cela permet non moins de rendre compte de l'activité inquisitoriale qui se déploie désormais.

Wachtel analyse le corpus ainsi déterminé à partir de cas concrets. Celui de Thomas de Fonseca, par exemple. Embarqué à Lisbonne, en 1562, il aboutit finalement à Mexico où il retrouve son grand-père. En parcourant sa carrière et en utilisant les documents disponibles, Wachtel reconstitue le milieu fréquenté. Particulièrement le niveau de connaissance en matière de religion juive. Il est relativement élevé. Des documents clandestins circulent. Certains détiennent de précieux manuscrits. Puis l’Inquisition arrêt nombre de membres de la communauté. Les protocoles des procès comportent des transcriptions des interrogatoires qui permettent d’entendre la voix des protagonistes. On suit ainsi, dans le détail, l’ " habileté " des Inquisiteurs. L’accusé est poussé dans ses retranchements. Il est décontenancé. Aveux, mises en cause se succèdent. Wachtel soumet les documents du Saint-Office à la critique, et nous apprend à les lire. Parfois des documents originaux en possession des accusés ont survécus ainsi, insérés dans les minutes des procès. Il est alors émouvant de les retrouver archivés dans les protocoles. Enfin, les mêmes documents donnent à entendre des thèmes importants de la religiosité marrane : l’espérance messianique et la croyance en la proximité de la fin des temps.
   
Un autre procès permet d’avancer encore plus dans la compréhension de ces questions. Il s’agit de la jeune Clara, 9 ans. Après la mort de sa mère, elle est confiée à une famille vieille-chrétienne. Mais elle blasphème à propos de la virginité de Marie. Les Inquisiteurs la font passer aux aveux. Et le reste s’en suit. Mais, pour nous, la lecture des documents ouvre la voie à une saisie du fonctionnement des prisons de l’Inquisition, à une approche des conversations qu’on y tenait, et à l’écoute des thèmes déployés dans les débats théologiques. Il s’avère alors que la religiosité marrane est complexe. Les " conversos " se distinguent des vieux-chrétiens d’abord négativement : par leur marginalisation. Mais nous savons aussi que, socialement, les nouveaux-chrétiens forment de vastes réseaux de solidarité, renforcés par des liens de parenté et d’alliance. Enfin, ce que le champ religieux des nouveaux-chrétiens comporte de spécifique est précisément une tension vécue entre deux religions, judaïsme et christianisme, " avec les hésitations qui en résultent, les doutes, les oscillations, les allers et retours, parfois le détachement sceptique, mais aussi les interférences, les hybridations et les doubles sincérités ". D’une certaine manière, il est moins question là d’une religion que d’une religiosité.
   
Wachtel nous promène ainsi dans le monde latino-américain. Tantôt au Pérou, tantôt à nouveau au Mexique, tantôt en Argentine, .... Il nous décrit des foyers de religiosité qui vivent sans inquiétude, mais d’autres vies aussi qui se terminent sous les tortures. Parfois encore, dans une même famille, les croyances se dispersent : Cardado père croit en le purgatoire, le neveu n’y croit pas. Un autre passage de l’ouvrage se concentre sur la question des images et sur le rapport aux images : sacrilèges envers les images, insultes aux images, Et l’auteur d’analyser ces gestes en termes d’adhésion inversée. Et qu’en est-il du jeûne ? Il ne comporte dans certains cas aucune forme d’ascétisme, de mortification, de dépréciation du corps humain, qui peuvent accompagner certaines pratiques chrétiennes. Mais les jeûnes sont également destinés à favoriser la venue du Messie. Cette aspiration forme une composante essentielle de la religiosité marrane. On constate sur ce plan que le messianisme, par exemple, des judaïsants de Mexico admet lui aussi certaines hybridations, au point de s’imprégner parfois de représentations ou de conceptions chrétiennes. Et l’auteur d’achever ce parcours en donnant à lire les propos de Francisco Botello tels que retranscrits par l’Inquisition. C’est tout à fait édifiant pour les uns et l’autre.
   
Occasion est par conséquent donnée d’approfondir les mœurs et modes de l’Inquisition. Le chapitre VII y est consacré. Les pratiques de l’Inquisition ne doivent pas être ignorées, si elles sont pourtant habituellement recouvertes du sceau de l’abomination. L’Inquisition a des pratiques rigoureuses, rationnelles, remarquablement efficaces. Après avoir résumé l’histoire de l’Inquisition, Wachtel montre qu’elle fonctionne à " la peur ". L’auteur nous extrait d’une conception de l’Inquisition par trop littéraire (E. Poe ou Dostoïevski). Il insiste moins sur les bûchers, que sur les poursuites qui sont menées très méthodiquement et sur les condamnations qui se fondent toujours sur des preuves minutieusement rassemblées. L’Inquisition dispose d’une organisation bureaucratique. Elle est corrélative de la formation du régime de la monarchie absolue. Cet appareil bureaucratique comporte un personnel nombreux. S’y ajoute tout un personnel : agents rétribués, procureurs, notaires, avocats, greffiers, bourreaux, médecins, gardiens, ... Les compétences ne sont pas douteuses.
   
Ensuite viennent les activités de l’Inquisition : recherches, enquêtes, informations, preuves, mais surtout : mécanisme de l’aveu, dont on se souvient qu’il doit désormais être regardé aussi à partir des travaux de Michel Foucault. Et en dernier ressort, l’appareil inquisitorial consigne tout par écrit, d’où des monceaux d’archives. Tout est copié, recopié, croisé. Et paradoxalement, offert désormais aux historiens, ce qui leur permet d’entrer dans le détail des pratiques de l’Inquisition. Alors le travail de Wachtel reprend en réexaminant de nouveaux cas...
   
On ne terminera pas ce compte rendu sans indiquer que l’ouvrage se termine par un article consacré à un sujet connexe mais non moins central : l’antisémitisme. Ce dernier est examiné à la lumière du " cas " Robert Schnerb, et de la réception de sa thèse, par un jury de l’université en 1933