Le festival Lumière s’est terminé hier : pendant sept jours, Lyon a vécu et vibré au rythme des projections, courant d’une salle de cinéma à une autre, guettant la présence impromptue de Quentin Tarantino, ce réalisateur cinéphage qui a présenté tout au long de la semaine des films qui lui tenaient à cœur. Le festival aura été fertile en émotions et en rencontres, animé par des personnalités célèbres ou d’autres, telles Grover Crisp (responsable de la restauration pour Sony/Columbia) qui, dans l’ombre du star-system, s’attachent à faire vivre le cinéma. Mais le festival a été d’abord et avant tout une rencontre avec les films. Dans cette programmation particulièrement dense, nous avons choisi de revenir sur un de ces films qui continuent à hanter la conscience de ses spectateurs longtemps après sa projection : Le Tombeau des lucioles (dessin animé réalisé en 1992 par Isao Takahata), diffusé dans le cadre d’un hommage aux 25 ans des studios Ghibli.

Les livres d’Histoire sont souvent un hymne aux vainqueurs, mettant en scène un monde manichéen divisé entre le Bien et le Mal. Et la mémoire collective oublie les hommes, pour ne retenir souvent que des dates, ou des événements. 6 août 1945 : Hiroshima. 9 août 1945 : Nagasaki. L’histoire répète le même scénario dramatique. Le Tombeau des lucioles commence par une date lui aussi, un jour anonyme dans l’éternité. "La nuit du 21 septembre, je suis mort", révèle la voix du narrateur. À l’instar des grands Films noirs de la période classique, Isao Takahata prend ainsi le parti de commencer par la fin et par la mort du héros, jetant dès les premières secondes un linceul noir sur le reste du film. Il nous invite par ailleurs à une conversion du regard et des sentiments, une démarche peut-être difficile, en tous cas singulière pour les spectateurs occidentaux habitués à considérer le Japon de la Seconde Guerre mondiale essentiellement comme l’une des trois puissances de l’Axe. Dans le film de Takahata, le seul ennemi est sans doute la bêtise et l’absurdité de ceux qui érigent la patrie en valeur ultime, écrasant les hommes de leurs utopies inhumaines. Les autres tentent de survivre, tout simplement. Notre regard se porte ainsi sur la silhouette exténuée de Seita, le protagoniste. Ce dernier est immobile au milieu du brouhaha des voix scandalisées qui se soucient encore des apparences, pressées de faire disparaitre les mendiants avant l’arrivée des soldats américains. Vient ensuite le silence, pesant de solitude. En gros-plan, une mouche passe sur la joue du héros, présage terrifiant de la mort qui avance. Puis le plan s’élargit, multipliant les corps à bout de force. Singulier, le destin tragique de Seita nous parle aussi de la douleur de tout un peuple. Notre regard se focalise sur la seule note de couleur : quelques écailles de peinture rouge sur une vieille boîte de métal. Lancée au loin par un garde, elle libère la mémoire et nous fait revivre les derniers jours du garçon et de Setsuko (sa jeune sœur) au fil d’un récit épars où les souvenirs divaguent et s’entremêlent librement.  

 Comme dans un rêve, le noir s’illumine : au scintillement des lucioles qui dansent dans la nuit répond bientôt l’éclat tragique des bombes qui embrasent le firmament. Dans le film, le ciel tisse ainsi sa toile immense au dessus des enfants, traversé par les pétales et les pluies de cendre, les grains de riz magiques, promesse d’un ventre enfin rempli, la lumière fragile des lucioles et le feu des bombes. Dans le film de Takahata le ciel est imprégné par le bonheur fugace et le désespoir, la mort et l’innocence. L’innocence, c’est celle de Setsuko, cette toute petite fille qui fait résonner son rire comme un défi au milieu des rafales d’obus. Comme une parenthèse au milieu de la barbarie, la fillette joue encore et lorsqu’elle pleure, le cri des sirènes semble lui répondre, comme si la tristesse de la petite fille cristallisait toute la détresse d’un peuple. A la hauteur des enfants, le réalisateur ébauche un monde de contraste qui se manifeste notamment au niveau du graphisme : Seita et Setsuko jouent, nimbés par le bleu du ciel et de l’océan, par le vert des prairies qui renaissent, indifférents à la folie des hommes. Mais la mort n’est jamais loin et la nature n’est pas un berceau tranquille : au hasard d’un crabe qu’elle avait suivi en dansant, la petite fille découvre des pieds qui émergent de la carcasse d’un bateau renversé sur le sable. "Clac Clic Cloc" fait l’enfant, avant de découvrir ce bout de cadavre.  Aux couleurs primaires, douces et acidulées s’opposent ainsi la teinte terrible des chairs corrompues, le blanc souillé de sang sur le corps de la mère à l’agonie et le noir, bien sûr, les ombres violentes qui emportent la vie. Le spectateur ne peut donc jamais tout à fait se perdre dans la féérie de l’enfance, qui reste aussi évanescente qu’un vol de lucioles. Entre le frère et la sœur se creuse parfois un abyme que tout l’amour du monde ne peut résoudre. Les corps se cherchent et se repoussent souvent, ils se perdent parfois dans une étreinte désespérée avant de se retrancher dans une solitude inexorable. 

 Dans Le Tombeau des lucioles, Takahata exploite à son meilleur escient la singularité du cinéma d’animation, ces affects spécifiques qui naissent à partir des dessins et des couleurs en mouvements. Dans la douceur apparente de l’univers féérique esquissé par le graphisme, l’effroi de la mort nous semble encore plus insupportable