S'inscrivant dans la tradition prolifique du biopic, Ma vie avec Liberace de Soderbergh ébauche un portrait statique de l'une des stars les plus flamboyantes du show-business américain.

 De Cloclo à La Môme en France, en passant par Lincoln et Hitchcock de l’autre côté de l’Atlantique, le biopic cinématographique suscite depuis quelques années un engouement particulier, brillamment analysé par Rémi Fontanel  dans un article portant sur ce genre. À la source de ce succès, il y aurait d’abord le constat d'un état de crise économique et sociale débouchant sur un besoin accru de ré-assurance et de consolation. En ce sens, la mise en scène au cinéma de destins exceptionnels insufflerait un espoir au cœur des inquiétudes sociales, rappelant le génie du passé au coeur d'un présent incertain.

À nos yeux, le succès du biopic souligne également les fondements du plaisir spectatoriel, à savoir la tentation voyeuriste et la pulsion scopique qui nous poussent vers les salles obscures. Le genre conjugue en effet un attrait du "réel" (les faits relatés se sont effectivement produits] et la fascination pour la réussite personnelle (tout autant que pour ses zones d'ombres et la déchéance qui lui succède souvent). Alors que de son côté, la soi-disant télé-"réalité" promet de nous faire regarder, comme par le trou de la serrure, la vie de nos contemporains, les écrans cinématographiques du biopic, quant à eux, proposent de mettre à nu l’être intime sur un mode fantasmatique. C'est dans cette perspective que se situe le dernier film de Steven Soderbergh, qui propulse le spectateur sur la scène clinquante des amours tumultueuses de Liberace, pianiste virtuose et star du show-business qui brilla sur les plus grandes scènes américaines des années 1950 aux années 1970. Icône masculine "viriliste" (comme en témoignent par exemple ses rôles dans À la poursuite du diamant vert, Liaison fatale, ou Basic Instinct...) des années 1980 et 1990, Michael Douglas incarne avec jubilation ce personnage homosexuel et fantasque qui accumula succès de scène et amants avec la même voracité.

Aveuglé peut-être par l’éclat de son personnage et de son acteur principal, Soderbergh peine à installer un rythme narratif et laisse dériver son film au fil des frasques amoureuses de Liberace. De Bill à Scott (interprété par Matt Damon) puis Cary, le même scénario se répète, inéluctablement. Certes, cette structure n’est pas dénuée d’intérêt (elle souligne la fatalité des corps qui s’embrasent avant de s’entre-déchirer), mais elle contribue à révéler dès les premiers plans un destin sans surprise : après les années de passion, la personnalité incandescente de l’artiste consume son amant sans laisser la moindre chance de croire à leur relation. Peut-être est-ce aussi parce que, dans le monde fantasmatique du héros, il n’y a pas de place pour l’altérité véritable, seulement pour des miroirs de lui-même. Ainsi, le personnage de Scott va progressivement perdre ses projets d’avenir, puis la maîtrise de son corps et de son visage, tous deux déformés par la chirurgie esthétique et la drogue. Son être se délite, contaminé par l’image toute-puissante de Liberace.

Plusieurs séquences témoignent de ce phénomène. Ainsi, lorsque le protagoniste et son amant vont faire du shopping, l’utilisation de très gros-plan et d’un cadrage particulier (focalisant sur des fragments de corps) laissent les visages et les identités hors du champ. Dès lors, l’attention du spectateur se cristallise sur les bagues rutilantes et les étoffes satinées, qui occultent Scott pour lui substituer les marques ostentatoires de son Pygmalion. Plus tard, le scalpel du Dr Startz sera chargé de remodeler la figure du jeune homme pour qu’elle devienne un reflet de la gloire de son maître.

Cela étant dit, on ne peut s'empêcher de penser que, malgré son importance à la fois dramatique et formelle, le corps est singulièrement absent de la mise en scène. Bien loin du destin et de la démesure de Liberace, le cadre trop sage glace la sensualité et la passion dans une représentation convenue et convenable. Il est souvent question de "s’enculer" dans le film de Soderbergh – un verbe qui scande de manière obsessionnelle le discours du pianiste insatiable – mais il y a très peu d’érotisme finalement, et les odeurs de sexe et de soufre proviennent plus des mémoires de Scott Thorson (à l’origine du scénario) que du film lui-même.

Toutefois, l’une des grandes forces de Vivre ma vie avec Liberace est probablement d’avoir réussi à capter l’essence même de la star : un écran où se projette le désir des autres. Multipliant les stéréotypes, Liberace est un personnage, pas un homme. Entouré d’or et de luxure, il scintille et s’impose dans un monde d’apparences, s’érigeant lui-même en image dont il faudrait préserver la beauté. La réalité crève parfois l’écran du mythe, notamment lorsque Scott surprend son vieil amant à demi-nu et sans sa perruque. Dans un plan fugace, la caméra met à nu la chair flasque qui dépasse tristement de la serviette et le crane chauve, marqué de tâches brunes. Mais bien vite, l’homme disparaît derrière le fard et les apparats de l’icône, faisant disparaître dans son sillage flamboyant toute émotion véritable