Un ouvrage qui s’annonce comme la reprise, violente, de la critique de l’enseignement de la philosophie.

L’annonce est fort intéressante, et se réalise sous les auspices de Karl Marx, celui de la Misère de la philosophie, dont on sait qu’elle fut une réponse à Joseph Proudhon. Autrement dit, l’auteur, professeur de philosophie au Québec, se réclame de la plus extrême critique de la critique. C’est déjà tout un symptôme, au demeurant fort important en ces temps de pensée un peu consensuelle. Mais, critique de quoi ? De l’enseignement de la philosophie, universitaire et secondaire, celui que l’auteur estime voué uniquement à dresser des monuments dévots à la philosophie la plus arrogante qui soit : celle des grands classiques, traités comme des emblèmes ou des figures canoniques de la pensée qui ne dérange guère.

Il convient de rappeler que, dans cette veine, l’auteur a, bien sûr, des prédécesseurs : notamment Jean-François Revel, dans les années 1950 (Pourquoi des philosophes ?) ; mais aussi Pierre Thuillier, Socrate fonctionnaire, Essai sur et contre l’enseignement de la philosophie à l’université (1982). Encore l’auteur, qui cite les précédents, en oublie-t-il beaucoup d’autres, dont François Châtelet et Gilles Châtelet, mais aussi, après tout, de très nombreux classiques, extrêmement critiques vis-à-vis de leurs prédécesseurs. Néanmoins, sa grande référence se trouve être Michel Onfray, et sa Contre-histoire de la philosophie (2006-2012), qui bénéficie ici de la qualité de "seul véritable effort qui ait été accompli dans les dernières années pour libérer la philosophie de la tradition et de tout son bazar".

À partir de cette volonté critique, dont répétons-le l’époque a sans doute besoin, l’auteur entend explorer cette "misère" en 6 chapitres : Le divin Platon, Aristote dixit, Descartes ce cavalier français, Rousseau, le rêveur solitaire, Hegel le grand, Heidegger, le penseur de l’être. Ce qui, pour l’heure, ne sonne pas comme véritablement révolutionnaire. Sauf, évidemment, si le contenu de l’exposé permet de comprendre, par exemple, comment l’idéalisme platonicien a informé le christianisme ; comment l’aristotélisme sous-tend la philosophie du Moyen Âge en gardienne du pouvoir religieux ; comment, sautons un peu, Hegel a soumis toutes choses à un système dont la garantie se trouve dans la forme Etat.

Or, justement, le livre tient peu cette promesse. Chaque chapitre joue le rôle de n’importe quel manuel de philosophie. L’organisation en est banale : biographie, fondation de la pensée, descriptif du système, conséquences et bibliographie. Chacun d’eux restaure avec pertinence, mais classiquement, la démarche de l’auteur, ses concepts centraux et l’architecture que la "tradition" retient. Parfois, cependant, transparaissent quelques propos un peu "critiques", quoiqu’ils se contentent de préciser, par exemple, pour Platon, qu’il a toujours soutenu un régime aristocratique ; pour Aristote, qu’il a légitimé l’esclavage ; pour Heidegger, pour prendre un dernier exemple, qu’il n’a jamais renoncé à son adhésion au nazisme. L’auteur signale non moins que ces pensées ont été mises en débat, qu’elles ont suscité des jugements et des sentiments contradictoires, mais ces "querelles" qui pouvaient servir son objet ne sont pas prises en compte. Enfin, les bibliographies demeurent aussi classiques que possibles, référant, ce qui est souvent curieux, à ces universitaires haïs par l’auteur, lorsqu’il a affaire à eux dans son avant-propos.

À se borner donc à la lecture linéaire des chapitres, rien de bien révolutionnaire dans tout cela, et finalement un livre banal à remettre entre les mains des élèves de terminale qui vont passer le baccalauréat.

C’est là que la relecture de l’avant-propos laisse perplexe. Il nous était/est annoncé que compte tenu du fait que "l’enseignement distribué en classe de philosophie se réduit à un encyclopédisme culturel qui entretient l’illusion d’une véritable pratique philosophique", il importe désormais de procéder autrement. L’auteur précise encore que la philosophie distillée en classe est exsangue. Une véritable "philosophie pour professeurs" (ce qui était d’ailleurs le segment linguistique préféré de F. Châtelet). Et il insiste : "Faute de pouvoir philosopher, on brandit un squelette de philosophie qui est une menace à peine voilée au novice et à l’impétrant". Sous la violence de l’attaque, on se dit qu’on a manqué quelque chose, dans la lecture de l’ouvrage, puisqu’on croyait n’y avoir senti qu’une lecture banale, quoique pertinente, des "classiques" : Platon, Aristote, … jusqu’à Heidegger.

Alors, on revient vers l’ouvrage. Et on reprend le propos de l’auteur : "Le rôle qu’elle (la philosophie) jouait jadis et qui est le rôle traditionnel de la philosophie : affronter les grandes questions, celles qui concernent directement notre présent et notre avenir, susciter l’engagement et la lucidité critique, …", " ce rôle ne soulève plus ni l’ardeur ni l’enthousiasme des pontifes et s’est effacé au profit des révérences aux textes et à la tradition". Mais alors qu’avons-nous vraiment lu dans l’ouvrage ? Exactement la même chose ! 

Et on est en droit de ne plus comprendre ni ce qu’est la critique, ni où elle se loge dans l’ouvrage.

Néanmoins, même si on admet ces prémisses, l’ouvrage manque de deux choses. D’une part, d’une enquête approfondie de ce que réalisent tous les ans, dans leurs classes, les professeurs de philosophie. Autant, en 1950, la critique de Revel avait une portée historique précise, autant, compte tenu des changements et mutations du champ de l’enseignement depuis lors, cette critique de Fortin porte peu. Qui ne pourrait désormais enseigner le matérialisme dans sa classe ? Qui ne peut pratiquer, fût-ce à l’aide de François Jullien, un détour par la pensée chinoise, voir la pensée indienne ? Qui ne peut accomplir des choix qui le sortent de la "tradition" ? Si l’enjeu de l’ouvrage est bien de montrer que l’on peut "redonner la parole à d’autres philosophies", alors on ne comprend plus le rapport entre ce propos et ce qu’on vient de lire.

D’autre part, un propos vraiment critique sur les enjeux de sa propre critique. Des questions en effet surgissent : ne doit-on donc plus du tout enseigner Platon, les philosophes du passé ? Ce peut être un choix. A-t-on pour autant des facilités immédiates à jouer un rôle dans le présent si celui-ci n’a aucune profondeur ? D’autre part, ne peut-on lire les philosophes du passé, avec un œil critique, et plus critique encore que l’auteur ne le propose ? Ne devrait-on pas, parfois, s’intéresser aussi aux débats suscités par une pensée, à son époque, dans la mesure où ils en dévoilent les faiblesses ou les errements ? Et après tout, reconfigurer le passé à l’aune des problèmes du présent n’est-ce pas aussi une tâche qui peut clarifier notre situation ? Admettons, par exemple, que le futur (la pensée du) ne soit pas conditionné par le passé (ce que beaucoup désormais admettent), cela signifie-t-il que nos questions sont d’emblée nouvelles et bien formulées parce que nous ne voyons même pas que notre langue (ici française) est encore traversée par le latin et le grec ?

Et mille autres questions surgissent, pour lesquelles l’auteur ne donne aucune matière à penser. On se demande donc ce qu’est devenue la critique ?