Ce volume collectif s’interroge sur les mécanismes complexes de l’immersion fictionnelle et du transfert affectif, sur les processus de mise en commun collectives des émotions individuelles, et sur les interactions entre l’ordre esthétique ou poétique et la logique des émotions. Ces questions ont été un temps dédaignées par une critique que ne les jugeait pas assez formalistes mais au contraire trop “psychologisantes”, comme le rappellent Alexandre Gefen et Emmanuel Bouju dans leur introduction. Elles sont revenues ces dernières années au cœur des préoccupations critiques, qui s’appuient sur des cadres descriptifs et des vocabulaires capables de rendre compte du travail des émotions, qu’ils partent de l’ancienne rhétorique des passions analysant le movere, ou reposent sur la philosophie morale, la phénoménologie, l’anthropologie ou les sciences cognitives.

Le volume est organisé en deux parties. La première offre une gamme de perspectives disciplinaires sur les usages de la sensibilité, la puissance de l’imagination et la valeur éthique de l’émotion littéraire. Dans une réflexion intitulée “Imagination narrative, émotion et éthique”, Sandrine Darsel met en évidence “la nécessité, l’utilité et la fertilité d’une investigation philosophique impure des arts”. Selon elle, “l’expérience réussie d’une œuvre d’art est un moment d’aventure, de performance, d’engagement et d’improvisation morale de la part du spectateur. Et c’est en cela que réside la valeur morale possible des œuvres d’art”. Elles favorisent la “pensée par cas” qui mobilise les capacités perceptives, imaginatives et émotionnelles, en rendant attentifs à la densité et à la complexité et de la vie humaine. Il s’agit ainsi d’apprendre à “penser de manière sensible”. Cette réflexion est loin de rabattre l’esthétique sur l’éthique, et permet d’éviter les deux écueils du scepticisme hérité de Platon et de l’instrumentalisme qui utilise l’œuvre d’art à des fins illustratives.

Dans “Barthes, art et émotion”, Maria O’Sullivan s’intéresse aux arts visuels que sont le théâtre et le tableau et s’attache à l’émotion inscrite dans le cadre d’une opération de “découpage”. La force émotive de l’objet d’art découle alors moins de ce geste de délimitation et d’encadrement, que de ce qu’il laisse à ses bords : “un débordement que Barthes lit dans et avec son corps”.

L’article d’Anne Vincent-Buffault (“Sensibilité et insensibilité : des larmes à l’indifférence”) est passionnant. Du point de vue de la sociologie et de l’histoire, elle montre que l’émotion est une production sociale, à laquelle contribuent les régimes d’écriture littéraire et intime. En s’appuyant sur des formes subjectives de l’indifférence de la littérature (Balzac, Heine, Musil) ou du journal (Amiel), elle montre qu’elles s’accordent à certains moments de développement du régime démocratique. Amiel écrit dans son journal : “Le spleen deviendra la maladie du siècle égalitaire”, livrant un angle d’analyse précieux sur l’interprétation de la crise de la civilisation bourgeoise de la deuxième moitié du XIXe siècle. “L’éclat des larmes” ne doit donc pas occulter, dans les recherches menées sur “les sources littéraires indispensables, même si elles sont difficiles à manier”, tout ce qui forme les sensibilités et “la touche de gris de l’indifférence”. L’historienne reconnue des larmes plaide donc pour un “droit à la nuance” tout à fait bienvenu.

Dans “Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les désigner”, Jean-Pierre Martin s’intéresse au “fugace”, à l’“infinitésimal”, et au pouvoir singulier de la littérature de récuser les codes du pathétique, la grammaire de l’émotion, ou l’algèbre des sentiments. En analysant la manière dont Proust ou Sarraute résistent à l’“autorité du discours tenu”, il montre comment ils définissent une anthropologie littéraire de l’émotion, fondée sur une forme d’“impouvoir” de la littérature qui refuse la “taxinomie des émotions” simplifiant “la vie émotive un peu à la façon dont la nomenclature des maladies mentales […] réduisait la diversité des pathologies”. En effet à ce “traitement ostentatoire de l’émotion”, qu’il soit essentialiste ou romantique, s’oppose un “vécu intraitable de l’émotion qui cherche ses mots”. Proust, comme Sarraute après lui, a tenté d’approcher cette “zone indicible où l’émotion défie le langage”. C’est en cela que “la littérature inquiète notre savoir”, en retournant l’argument des psychologies et des philosophies selon lequel “l’émotion hors langage serait un pur fantasme”. L’écriture de Jean-Pierre Martin, sans dogmatisme et très finement, rend justice à ce “principe d’incertitude”.

Dans son article sur la “thymotique d’une passion ordinaire”, Martine Boyer-Weinmann cherche à montrer “en quoi la colère est littérairement féconde”. En développant à la suite de Sartre, Barthes et Sloterdijk, les lignes directrices d’une “pensée littéraire de la colère”, elle examine l’“efficace pragmatique” d’une configuration textuelle des passions par laquelle l’“énergie thymique de la littérature” (son souffle) trouve à s’exercer pleinement. Son travail très documenté et argumenté propose un parcours passionnant.

Frédérique Leichter-Flack, dans son article sur les “usages éthiques de l’émotion de la fiction”, réfléchit à la notion de “cas de conscience” en littérature et à la façon dont certains textes littéraires posent une “question de vie ou de mort”. L’émotion joue alors comme “opérateur de visibilité éthique”, et ouvre un espace de débat, “en obligeant à voir un problème qui était déjà là, mais qu’on ne se posait pas”. En analysant les phénomènes de l’“hyper-pathos” dans Quatre-vingt-treize et Les Misérables de Hugo, mais aussi dans Les Justes de Camus, elle souligne le risque que comporte en elle-même l’émotion en régime littéraire : “Celui d’argumenter trop loin” et de “brouiller la perception rationnelle des enjeux”. La démonstration est fine, documentée, intelligente et permet une réelle réflexion sur la valeur éthique de l’émotion sur laquelle la fiction bâtit sa puissance.

La seconde partie du volume privilégie la diversité des perspectives d’ordre générique, dans des articles plus monographiques qui montrent comment poésie, autobiographie, essai et critique sollicitent chacun à sa manière, en une stratégie volontaire, un certain régime d’émotion.

Jenifer Robinson, dans sa réflexion sur “l’empathie, l’expression et l’expressivité dans la poésie lyrique”, se penchent sur les pratiques des poètes romantiques français et anglais, et montre que “l’expression n’est pas la même chose que l’expressivité”. Il est important de mesurer le degré d’expressivité de l’expression lyrique aux phénomènes d’empathie suscités par le poème, critère que l’auteur privilégie résolument, du moins dans le cadre de la lyrique romantique.

Michel Collot montre que cette question peut-être évaluée tout autrement dans “Cette émotion appelée poésie”, le titre de son article reprenant celui d’une causerie radiophonique de Pierre Reverdy publiée d’abord en 1950. L’opposition du poète à tout pathétique de l’émotion n’exclut pas l’“extraversion” lyrique. Prônant, conformément à l’étymologie, une conception essentiellement dynamique de l’émotion, la poésie de Reverdy est un “lyrisme de la réalité” : “Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases”   .

Élisabeth Rallo Ditche montre pour sa part que, dans le roman Daniel Deronda, la romancière anglaise George Eliot a voulu faire du “langage musical”, et plus précisément de la voix (“chantée et parlée”), non seulement le vecteur des émotions de l’individualité moderne, mais aussi la “condition de sa qualité morale”. L’analyse est précise, argumentée et menée de façon très convaincante.

Loin de ce pathos moral, Georges Perec met “les affects entre parenthèses” dans W. ou le souvenir d’enfance, comme le montre Maryline Heck en reprenant les analyses de Philippe Lejeune dans La Mémoire et l’oblique. Cette “neutralité du style” n’empêche pas la profondeur de l’émotion. C’est le paradoxe de la “voix blanche” que neutralise précisément un “trop plein d’émotions”. Cette contrainte va sans doute au-delà de ce que J.-B. Pontalis, qui fut l’analyste de Perec, appelle son “oulipisme”, et se révèle plutôt comme “l’indice de la puissance de l’affect”. Même si la démonstration est bien illustrée, elle constitue plutôt une synthèse d’autres travaux sur ce récit de soi fascinant, sans apporter d’éléments réellement nouveaux.
Élisabeth Carlonne-Arlyck s’intéresse également à des œuvres qui appartiennent à des espaces autobiographiques : celles de Jacques Roubaud et  de W.G. Sebald, où elle analyse la “mélancolie mobile”, entre “humeur et émotion”. Dans un commentaire très sensible et une réflexion comparatiste solide, elle montre que, “une fois l’émotion perdue”, il reste “l’humeur de la perte, la mélancolie”.

L’article final de Frédérique Toudoire-Surlapierre sur “Critiques de l’émotion”, est tout à fait remarquable, puisqu’elle s’intéresse à la façon dont la critique littéraire joue sur les deux tableaux de l’émotion et de la puissance, en profitant du “désir toujours latent d’institutionnalisation des émotions de lecture” et en tirant d’elle sa notoriété, ses valeurs et ses codes. S’appuyant sur des textes de Sartre, Barthes et Doubrovsky, l’auteur de l’article montre l’efficacité stratégique et la dimension pulsionnelle que revêt l’alliance entre émotion et raison, génératrice de pensée critique. Organisée autour de la lecture critique de Britannicus, la démarche est passionnante.

Il ne faudrait pas voir dans ce volume le symptôme d’un moment post-idéologique ou post-théorique de la littérature. Il s’agit de penser la spécificité de l’œuvre de réflexion et d’action de la littérature, en revenant sur le vocabulaire classique des passions et des humeurs, et en observant le réemploi moderne de concepts comme l’empathie, la catharsis ou l’identification. D’une grande valeur scientifique, les contributions de ce volume font dialoguer la littérature avec d’autres savoirs : la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, mais aussi les neurosciences ou la psychologie. C’est sans doute dans ce dialogue avec ses ailleurs que la littérature peut répondre à la formule pleine d’humour de Jules Renard, évoquant "un homme sans cœur qui n’a eu que des émotions littéraires”, ce qui, à en croire la belle réflexion menée dans ce livre, n’est déjà pas si mal…