Une biographie d’Italo Svevo qui est une gageure au regard d’un écrivain difficile à cerner comme homme ayant non choisi plutôt que choisi.

Italo Svevo, de son vrai nom Ettore Schmitz (1861-1928), est l’homme dont l’œuvre paraît devoir être lue non en regard de sa vie, inexistante pour le biographe, mais d’une “antivie”, selon la thèse de Maurizio Serra qui s’interroge sur le renoncement svévien dans Italo Svevo ou l’Antivie   .

C’est en tirant la substance biographique des romans de l’écrivain triestin qu’il faut entendre cette notion valant comme grille de lecture. Car la disparition de la bibliothèque et le caractère quasi énigmatique de Svevo, dont le seul vice avoué est le tabagisme, rendent la tâche ardue. Cette dernière consiste alors à renverser le rapport entre la vie et l’œuvre tout en le maintenant : “N’en déplaise aux partisans du ‘contre Sainte-Beuve’, il y a vraiment trop peu d’éléments dans l’antivie de Svevo pour séparer aussi nettement Ettore d’Italo, et mettre le second sur un piédestal, en rabaissant le premier”   .

L’étude de Maurizio Serra suit pas à pas, à tâtonnements, un écrivain singulier dont la vie échappe jusqu’à proposer la notion d’“antivie”, la “condition de l’œuvre”   , la “clé de voûte de son œuvre”   ; l’antivie, c’est-à-dire l’immobilité, le refus de l’engagement, “le désir de dédoublement à défaut de l’esprit de révolte”   , “cette conscience cadenassée qu’il ne voulait révéler à personne”   . La notion explicite le retrait qu’observa toujours celui qui vécut comme homme d’affaires, à la tête de l’entreprise familiale de sa belle-famille, et qui publia ses trois grands livres à compte d’auteur jusqu’à renoncer de publier pendant une longue période avant d’atteindre une renommée tardive grâce à son ami James Joyce.

L’investigation prend acte du “pugilat entre l’homme et l’œuvre”   et entre dans le vif du sujet dans une première partie qui met Ettore face à Italo (avant lui, avec lui, contre lui) jusqu’à son mariage c’est-à-dire jusqu’à sa conversion au catholicisme. Car l’antivie a pour justification principale le déni des origines juives d’Ettore Schmitz, né Aron Hector Schmitz ; celui qui se tint toujours sur la réserve contraste sur ce point avec son ami et rival, l’écrivain et poète triestin Umberto Saba.

La deuxième partie de l’enquête porte non plus sur un inapte, tel que le reflète son premier roman, Une vie (1892), mais sur un fugitif qui a l’occasion de voyager pour affaires et de sortir du monde des lettres, même s’il ne cesse jamais tout à fait d’écrire ni d’étudier ; c’est l’époque où ce germanophone apprend l’anglais avec Joyce auquel il rendra un hommage dans une conférence célèbre et qui appréciera son deuxième livre, Senilità (1898), avant d’être enchanté par le troisième, La Conscience de Zeno (1923).

Ce dernier livre, avec un anti-héros de plus, est contemporain de l’intérêt de Svevo pour la psychanalyse (il a lu Freud) telle qu’elle est représentée à Trieste par Edoardo Weiss, celui par qui cette discipline fait son entrée officielle en Italie. Avec Svevo-Zeno, le roman devient une forme d’auto-analyse, tout en se passant du point de vue clinique ; l’humour s’y déploie après l’ironie. Maurizio Serra commente : “Ici, comme en toutes choses, Svevo restait un esprit libre, un homme qui cherche et se cherche, non un croyant”   .

La troisième partie de l’étude examine quel est ce vainqueur dont l’œuvre finit par trouver en Valéry Larbaud et Benjamin Crémieux des passeurs en France, avant de connaître une juste réception dans les pays anglo-saxons puis en Italie ; c’est l’époque des dernières années où Italo Svevo compose notamment le Court voyage sentimental et les Confessions d’un vieillard tout en écrivant pour le théâtre. L’écrivain qui craignait la vieillesse, lecteur de Boccace mais aussi de Kafka et de Proust, s’était définitivement italianisé avant de se tuer dans un accident de voiture dont il est mort pour défaillance cardiaque.

Maurizio Serra livre la première biographie française du grand romancier italien, une biographie assez lacunaire de son personnage bien qu’elle fourmille de données concernant les travaux   et écrits sur le cas Svevo, sans oublier deux appendices qui sont des dialogues éclairants avec deux contemporains très au fait de la complexité svévienne et la chronologie en fin de volume qui résume la vie de l’auteur. Les notes en témoignent, qui rappellent au lecteur une vie que l’on ne cerne que dans la littérature svévienne où elle se confond avec une antivie trahissant ce qu’il y a de subversif en elle : une “vie littératurisée”   selon les mots mêmes d’Italo Svevo.

Des digressions sans doute nécessaires complètent les lacunes que ce dernier semble avoir délibérément laissées alors qu’il a traversé une époque charnière pour sa ville à la tradition intimiste mittel-européenne ; la question fouillée de l’irrédentisme tout au long de l’enquête   le montre : une Trieste austro-hongroise qui devient italienne au moment du fascisme. Le biographe ne fait décidément pas confiance à son sujet, jovial et aimable mais dissimulateur : “L’obsession d’aller vers une vie qui nous échappe n’a jamais été aussi flagrante chez lui”   . Mais terminons avec les mots de Svevo lui-même, tirés d’une lettre en date de 1926 : “C’est une autobiographie, mais pas la mienne”   .