Une illustration efficace (même si parfois un peu frileuse) des différentes approches pragmatiques du cinéma.

Théorème, la revue de l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel publiée par les Presses de la Sorbonne Nouvelle, propose dans son quinzième opus d’envisager "le cinéma en situation", c’est-à-dire de "prendre en compte l’expérience qu’a le/la spectateur/spectatrice du film en fonction du contexte (social, historique, affectif, etc.) dans lequel il/elle le regarde"   . Cette ambition s’inscrit dans une thématique de recherche plus générale, puisque l’ouvrage s’inspire en partie du séminaire organisé pendant plusieurs années à l’Institut National d’Histoire de l’Art par les directeurs et la directrice de publication du présent numéro (Laurent Creton, Laurent Jullier et Raphaëlle Moine). Signalons dès à présent que nous appartenons à la même équipe de recherche et que nos propres travaux revendiquent des ancrages théoriques voisins : à défaut de pouvoir être parfaitement impartiale, notre critique sera donc, nous l’espérons, substantiellement informée.

Il est particulièrement séduisant, dans un contexte académique qui accorde encore une place de choix à la sacralisation de l’objet d’étude "cinéma", de constater la publication de plus en plus fréquente de revues et d’ouvrages collectifs permettant d’aborder le cinéma sous l’angle de la réception et de l’interprétation. Cette perspective, qui tend au pragmatisme, répond à un nouvel engouement au sein des études cinématographiques et audiovisuelles pour ce qui relève de la consommation des objets filmiques et de l’expérience générée par celle-ci. C’est donc essentiellement du spectateur et des méthodes d’analyse des postures spectatorielles que traite ce numéro de Théorème. L’introduction de ce bel objet de 145 pages permet ainsi d’esquisser les contours d’une théorie de la "situation cinématographique"   . Sur ce point, la généalogie de la notion de situation proposée par les auteurs est particulièrement appréciable. Elle permet en quelques lignes de saisir les contextes paradigmatiques d’émergence du terme, comme celui de l’interactionnisme symbolique, et offre un cadrage théorique concis, fort utile en ouverture d’un ouvrage collectif. La suite de l’introduction se veut un manifeste pour l’interdisciplinarité : appelée de leurs vœux par les auteurs, celle-ci apparaît comme la "seule issue"   pour résorber autant que faire se peut "l’incommensurabilité paradigmatique"   qui entrave une partie des recherches en cinéma. Là où on évoque, de plus en plus, l’œuvre et le film comme des processus et non des objets figés, et où les espaces auparavant distingués de la production, du texte et de la réception sont envisagés comme relevant de dynamiques communes et interdépendantes, comment, en effet, produire "une description correcte de la situation"   si l’on refuse d’emprunter à son voisin les outils heuristiques dont il dispose, au nom de l’appartenance à une chapelle universitaire souvent plus institutionnelle que véritablement épistémologique ? L’ambition scientifique est donc puissante : par-delà l’intérêt suscité par le sujet de ce quinzième numéro de Théorème, c’est un vent d’air frais qui souffle sur les études cinématographiques et audiovisuelles.

L’ouvrage comporte ensuite dix articles scientifiques distribués en trois grandes parties. La première, intitulée "Que faire avec les films ?"   , regroupe quatre textes qui s’attachent à la pensée institutionnelle et académique de l’interprétation cinématographique. Jean-Marc Leveratto, dans son article intitulé "Histoire du cinéma et sociologie de la consommation cinématographique"   , se penche sur les difficultés posées par les reception studies à la française. L’auteur détaille les multiples obstacles à de telles entreprises de recherche, qu’il estime par ailleurs trop rares. Si les motifs évoqués par l’auteur semblent pertinents (notamment la question de la localisation que Jean-Marc Leveratto connaît bien), on peut cependant regretter que le texte se concentre sur une analyse des manques et des erreurs fréquentes, sans proposer ce qui, du coup, pourrait permettre de développer une méthodologie heuristique d’analyse de la consommation cinématographique. En outre, si l’on ne peut que rejoindre les préoccupations de l’auteur quant à la difficulté de quantifier le succès d’un film, et quant au danger pour l’analyste de construire a priori ses catégories d’étude, on peut s’étonner que l’auteur lui-même mobilise des notions comme "chef d’œuvre" ou "qualité"   à propos des objets qu’il considère pourtant traiter en contrepoint des approches traditionnelles. C’est qu’en effet, le pragmatisme de Jean-Marc Leveratto est ici un semi-pragmatisme. L’auteur s’emploie à légitimer l’interprétation des publics comme une forme noble de réception des objets filmiques, que les chercheurs devraient donc nécessairement prendre en compte, mais pas en tant que telle. C’est parce que les films plébiscités par les publics sont les mêmes que ceux qui sont loués par les théoriciens que l’auteur justifie l’intérêt scientifique de l’analyse de la réception spectatorielle : c’est donc à l’aune de catégories traditionnelles et légitimes des études cinématographiques qu’est pensée l’interprétation des publics. Ceci est d’autant plus dérangeant que l’auteur appuie son argumentaire sur un postulat qui nous semble discutable. Il est ainsi écrit, dans différentes variations, que "le patrimoine des chefs-d’œuvre cinématographiques n’est composé que de films qui ont été, à leur époque, des succès commerciaux"   ou encore que "le chef-d’œuvre qui peut être aujourd’hui l’occasion d’un commentaire ésotérique par un spécialiste de l’esthétique du cinéma est le même film que celui qui a été plébiscité, du fait de sa qualité, par le public, lors de sa sortie"   . Quid, alors, de Citizen Kane, que l’auteur cite pourtant un peu plus tôt dans son texte ? Ou de It’s a Wonderful Life (La Vie est belle, de Frank Capra), qui doit davantage sa dimension culte à ses multiples diffusions télévisuelles pendant les fêtes de Noël depuis un demi-siècle qu’au bien maigre succès qu’il a connu lors de sa sortie en salles en 1946 ? Et quand bien même les assertions de l’auteur seraient vérifiées, les points de congruence entre les interprétations lors de la sortie des films et les interprétations institutionnelles contemporaines ne nous semblent pas un argument suffisant pour justifier le caractère heuristique de l’analyse de la consommation cinématographique, alors que celle-ci le possède assurément. D’autant que le danger est grand à mobiliser des argumentaires qui se fondent sur la "qualité" (des films comme des discours interprétatifs) : ce n’est pas parce que les publics interprètent bien les films, selon les normes institutionnelles dominantes, qu’il convient d’analyser la réception spectatorielle, mais parce que celle-ci constitue, au même titre que celles de l’esthéticien ou du critique, une interprétation effective puisque socialement exprimée et donc scientifiquement exploitable comme donnée empirique.

L’article de Barbara Laborde, intitulé "L’analyse filmique en lycée : quelles stratégies de production de sens ?"   , offre un point de vue éclairé sur ces questions. L’auteure y expose de façon efficace la façon dont les discours dominants sur le cinéma appellent une conception immanentiste des films tout en la niant. Cette inscription paradigmatique se révèle délétère non pas tant parce que la théorie de l’immanence le serait (même si l’on comprend très vite que l’auteure a choisi son camp), mais bien parce qu’elle n’est pas revendiquée comme un ancrage théorique. Précisons que l’auteure s’attache dans ce texte aux discours produits dans des cadres pédagogiques : notices filmiques dans des revues destinées aux enseignants des spécialités cinéma et audiovisuel dans les lycées, textes critiques sur des œuvres au programme des différents concours, etc. L’analyse très fine que propose Barbara Laborde met à jour la propension des discours sur le cinéma à réifier et concevoir comme universels les cadres interprétatifs dans lesquels ils sont produits, procédant, par-là, d’une forme d’imposition normative relativement hypocrite. Ainsi, comme l’écrit l’auteure, "l’analyse filmique telle qu’elle est pratiquée en lycée arrache les films à leur contexte de réception pour les transformer en objet de culte sacralisé au contenu immanent"   . La typologie des stratégies de production de sens proposée dans le cœur de l’article est particulièrement stimulante : elle articule le modèle sémiopragmatique de Roger Odin, qui constitue la référence essentielle du texte, à des analyses textuelles fort bien menées. Même si le corpus de discours est restreint (assez peu de textes sont étudiés par l’auteure), l’argumentation est déployée avec suffisamment d’habileté pour convaincre le lecteur que les conclusions seraient sensiblement les mêmes avec un corpus élargi. Il est d’ailleurs frappant de retrouver, au sein du même ouvrage mais dans les textes d’autres auteurs, certains éléments mis en lumière par Barbara Laborde comme procédant d’une forme d’immanentisme latent.

Les textes de Jeffrey Sconce ("La théorie du cinéma : que veut-elle de nous ?"   ) et Laurent Jullier ("Les demandes du film. Attentes, prédictions et post-dictions"   ), offrent un éclairage complémentaire sur les théories du cinéma et la pensée du spectateur. Alors que les dichotomies entre savant et populaire sont toujours opérantes dans le champ des études cinématographiques et audiovisuelles (ce que Jeffrey Sconce résume en écrivant qu’ "il est toujours plus facile d’avoir une conversation à propos d’une note de bas de page de L’Être et le néant que de débattre des mérites de Fast and Furious 5"   ), les deux textes permettent d’inscrire les théories du cinéma dans une plus large pensée philosophique de l’art. Jeffrey Sconce retrace de façon didactique les débats entre, d’une part, la Grand Theory, qui "affirme que l’écran produit son “spectateur” en lui assignant une place, ce “dispositif”  le trompant quant à son existence en tant que sujet"   et, d’autre part, les tenants du "projet Wisconsin",  qui visent plutôt à "combiner histoire, cognitivisme et néo-formalisme"   . En retraçant l’historique des controverses, Jeffrey Sconce appelle à repenser la frontière entre théorie du cinéma et philosophie du cinéma : la première n’étant, finalement, que la pensée philosophique d’une forme singulière de création artistique. Le texte est clair, précis et référencé, ce qui en fait un outil très utile pour les étudiants et chercheurs qui voudraient se renseigner sur les grandes orientations de la Film Theory contemporaine. Le texte de Laurent Jullier peut alors être lu comme une illustration de la théorie cognitiviste en partie évoquée par Sconce : l’auteur y développe plusieurs typologies des modes d’investissement du spectateur dans un film, principalement établies à partir des notions d’expérience, de plaisir, d’attente et de demande.

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée "Pas seulement dans les salles"   , regroupe trois textes qui se penchent sur la vie des films hors des salles de cinéma. Francesco Casetti, dans un article intitulé "Trajectoires de la relocalisation"   , vise à décrire deux voies de relocalisation empruntées par le cinéma : celle, d’une part, du "delivery", qui agit par métonymie, et celle, d’autre part, du "setting", qui agit par métaphore. En effet, le mode de relocalisation "delivery" rend disponible, dans d’autres lieux que la salle, ce que le spectateur veut voir (le film), là où le mode de relocalisation du "setting" propose, ailleurs que dans la salle, des conditions optimum de visionnage   . L’analyse, bien argumentée, donne cependant le sentiment d’être conduite "à charge", se concentrant sur les pertes et scissions occasionnées par ces relocalisations plus que sur les reconfigurations des pratiques spectatorielles qu’elles peuvent entraîner. Ici, le texte de Roger Odin tombe à point nommé. Dans "Cinéma et téléphone portable. Approche sémio-pragmatique"   , l’auteur convoque les modes de lectures qu’il avait précédemment développés dans Les Espaces de communications (2011) ou, plus tôt, dans De la fiction (2000), en les adaptant aux images produites par la téléphonie mobile. Le mode du making of nous paraît particulièrement probant, tout comme la délimitation d’un nouvel espace communicationnel : celui du "p cinéma", dans lequel "l’opérateur de communication n’est plus seulement le “film”, mais la relation film-portable, et ceci tant dans l’espace de la réalisation que dans celui de la lecture"   . Marta Boni prolonge ensuite cette réflexion sur le cinéma "hors les murs" avec un article intitulé "De l’amour du cinéma et des séries télé à l’ère du Web 2.0"   . Elle y explore la dimension transmédiatique de l’expression en ligne des interprétations spectatorielles, renseignant, par-là, les pratiques amateurs et la cinéphilie 2.0.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée "L’approche éthique des films"   , regroupe trois articles assez différents. Mélanie Boissonneau propose un texte intitulé "Jane, be good! De Jane Parker à Mme Tarzan (1932-1942), une illusion du retour à l’ordre moral ?" qui, s’il consiste en une étude intéressante de la réception institutionnelle d’un personnage filmique, s’éloigne considérablement des postulats pragmatiques revendiqués par l’ouvrage. L’auteure n’a de cesse de contester les interprétations du personnage de Jane Parker dans les adaptations filmiques des années 1930, en renvoyant constamment à ce que serait "la réalité diégétique de Jane"   , évoquée maintes et maintes fois comme un argument ultime visant à illégitimer certaines interprétations (notamment celle de Patrick Brion, qui en prend pour son grade) et, bien sûr, à légitimer celle de l’auteure. Le texte d’Adrienne Boutang, qui lui fait suite, se présente alors comme un exemple éloquent de ce que peut (et doit, certainement) être une analyse méta-interprétative. Dans "Politically incorrect et bathroom humor"   , l’auteure examine minutieusement les limites de l’admissible dans la comédie américaine populaire, du plus au moins mainstream, des frères Farelly à Todd Solondz. La démonstration est persuasive, notamment parce que l’auteure prend soin de montrer, à chaque étape de son argumentaire, comment les réalisateurs intègrent à la dramaturgie, la narration et l’humour de leurs films la maîtrise des normes et codes filmiques par les spectateurs. C’est au nom d’une complicité intellectuelle et cinéphilique entre les cinéastes et les interprètes, qui mobilisent des référentiels et des marqueurs génériques communs, que se construisent les comédies étudiées par l’auteure. L’utilisation du politically correct dans la comédie américaine contemporaine, soit l’incorporation des normes dominantes pour mieux les détourner et les exploiter, est ici au cœur du propos : le texte intéressera donc par ailleurs les chercheurs concernés par la théorie des genres cinématographiques et audiovisuels. Le dernier texte de l’ouvrage, celui de Linda Williams, intitulé "Cluster fuck : le cadre coercitif dans Standard Operation Procedure, d’Errol Morris"   , rejoint en partie ce que Mélanie Boissonneau avait entrepris avec Jane : il propose une interprétation, certes concluante et solide, mais ne la situe pas en tant qu’interprétation dans un contexte singulier, empêchant en partie sa juste compréhension et rompant ainsi le contrat de lecture établi par le titre de l’ouvrage et son introduction. La "situation", dans les deux cas, est en effet surtout celle des deux auteures.

Ce quinzième numéro de Théorème constitue une illustration efficace, même si parfois un peu frileuse, des différentes approches pragmatiques du cinéma. Les articles regroupés offrent un panorama assez large des études sur l’activité interprétative et la pensée du cinéma "en situation" et apportent une pierre de taille à l’édifice de l’approche interdisciplinaire des films. Nous ne saurions trop en recommander la lecture aux chercheurs et cinéphiles, ne serait-ce que pour le texte de Barbara Laborde, réjouissant. Les nombreuses références bibliographiques qui jalonnent les articles (que le lecteur trouvera en notes de bas de page plutôt que dans la bibliographique générale qui n’est pas très développée), s’avèrent également très utiles. On regrette seulement qu’une conclusion générale ne soit venue ressaisir les éléments dégagés au cours des articles : l’introduction offrait un cadrage théorique stimulant, qu’une conclusion aurait certainement permis d’enrichir