Une présentation de la psycho-dynamique du travail relativement accessible et agréable à lire

Cet ouvrage, produit des entretiens entre l’auteur et l’un de ses éditeurs, Béatrice Bouniol, signale une situation alarmante de la souffrance au travail, retrace l’itinéraire intellectuel de Christophe Dejours et de la psycho-dynamique, qui n’a pas peu contribué à sa prise de conscience, avant de donner à lire une version actualisée   des concepts et des méthodes qu’elle mobilise.

Une situation alarmante

La première partie de l’ouvrage dénonce une “situation limite”, qui se manifeste notamment, depuis quelques années, par des suicides sur le lieu de travail   et dont rendent compte de nombreux documentaires, films, romans ou pièces de théâtre, qui décrivent des méthodes de management “qui déshumanisent le monde du travail, isolent les individus, nient toute possibilité de coopération”   . Ce système fonctionne avec notre assentiment, notre engagement subjectif, notre intelligence collective ; mais il fonctionne de moins en moins bien, au point qu’une panne pourrait arriver à tout moment, explique l’auteur, “par le fait que les gens n’y croient plus, ne peuvent plus produire”   .

Pour le comprendre, il faut introduire les notions de travail réel et de souffrance au travail. Le travail réel excède toujours le travail prescrit, “il correspond à ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour atteindre les objectifs qu’il ne découvrira que dans l’action. Cet écart, le sujet l’expérimente par l’échec. La souffrance est donc première dans le travail, c’est elle qui appelle l’intelligence indispensable”   et toujours un peu subversive. Mais là, rien ne va plus : “le développement du système néo-libéral se traduit par un désastre sur le plan clinique”   .

Parmi les méthodes que ce système met en œuvre, l’évaluation individuelle des performances apparaît particulièrement nocive, installant une concurrence entre services et entre salariés et alimentant le sentiment d’isolement. Elle est indissociable de l’autocontrôle permis par la généralisation des ordinateurs et, par ailleurs, des procédures liées à la “qualité totale”. Ensemble, ces méthodes ont barré la possibilité de stratégies de défenses collectives, qui avaient permis antérieurement aux salariés de protéger leur santé mentale malgré la dureté de leurs conditions de travail – souvent au prix du déni de ce qui faisait souffrir –, pour ne leur laisser que des stratégies de défenses individuelles autrement plus dangereuses pour la santé. Des stratégies de défenses individuelles, qui, par ailleurs, “diminuent leur capacité de se sentir partie prenante de la souffrance des autres et les inféodent (…) au système”   .

Pour sortir de cette situation, il est indispensable “de rétablir des espaces de délibération où les travailleurs confrontent leurs expériences [pour] formuler des propositions de réorganisation”   . Mais cela suppose de transformer également l’action syndicale, qui devrait chercher, explique Dejours, à convaincre les directions et l’encadrement de s’engager dans cette voie et à outiller les salariés pour cela.

Une petite histoire de la psycho-dynamique du travail

La suite du livre retrace une chronologie personnelle, qui date à la fois un certain nombre de découvertes de l’auteur, au fil des enquêtes qu’il a pu mener dans l’industrie automobile, les cimenteries, la chimie, le nucléaire et de ses consultations, et d’évolutions des comportements des organisations. La volonté des travailleurs de discuter des conditions et de l’organisation du travail qui émerge en 1968, et qui allait donner lieu pendant quelques années au mouvement des établis, s’est rapidement essoufflée. La psycho-dynamique du travail naît sur ce terreau, pour analyser les formes que prend alors l’aliénation et étudier la santé mentale au travail. L’auteur  y découvre que “c’est […] par le rapport au réel qui s’expérimente dans la souffrance, qu’il est possible d’avoir accès à la connaissance de la véritable condition des travailleurs, puis, dans un second temps, à la vérité du procès de travail”   .

“Du fait de l’impossibilité de respecter l’organisation prescrite et de maîtriser techniquement le process, l’organisation réelle ne peut être que le résultat d’un compromis exigeant discussions, débats, confrontations d’opinions, arbitrages et décisions.”   . “Travailler signifie s’engager subjectivement, inventer au-delà des prescriptions, prendre des risques et soumettre ces stratégies et ces résultats au jugement des autres.”   . Après l’espoir suscité en 1981 et le mouvement d’intérêt pour le travail qui a immédiatement suivi, “c’est en 1983 que la gestion enterre définitivement tout ce qui dans le travail pouvait s’apparenter à l’autogestion”   et, plus généralement, congédie la question du travail. L’auteur égratigne au passage les “penseurs de la fin du travail”, Dominique Méda   , Jeremy Rifkin ou encore André Gorz.
À partir de la publication de Souffrance en France en 1998, la psycho-dynamique du travail obtient toutefois une attention croissance, après qu’elle avait obtenu un peu plus tôt une forme de validation scientifique dans un séminaire interdisciplinaire   . Une validation, que lui refusait la psychanalyse et la psychosomatique du travail, qui avaient alors un peu de mal à admettre que, dans certains cas, “la souffrance au travail s’impose comme une porte d’entrée plus pertinente que les concepts psychanalytiques pour rendre compte de symptômes d’allure névrotique”   . L’auteur identifie à ce moment-là “la peur, celle de la précarisation par exemple, et l’instrumentation dont elle peut-être l’objet [comme] l’origine de la formation de stratégies de défenses permettant une banalisation du mal”   . Même s’il emprunte ce concept à H. Arendt, il se dégage rapidement de l’analyse que celle-ci fait du travail, pour y voir, au contraire, un “moyen irremplaçable d’expérimenter la vie dans la pluralité et la concorde”   , ce qui le conduit à revendiquer une “centralité politique du travail”.

La centralité du travail

“Le travail contient un potentiel éthique par la collaboration qu’il implique entre les individus”   , explique Dejours, qui lui applique pour en rendre compte le modèle de l’agir communicationnel de J. Habermas (même si celui-ci plaçait a priori le travail et l’économie du côté de la rationalité instrumentale). La coopération “implique […] que chacun montre comment il agit, l’explique, le commente, justifie ses choix. Elle implique aussi et dans le même temps que chacun regarde, écoute les expériences de travail des autres […] Le compromis auquel ils [tous] aboutissent porte sur une compréhension commune des consignes à suivre et passe par ce jeu social dans lequel ils échangent des arguments. Dans le meilleur des cas, cette discussion sur les manières de faire débouche sur des accords qui, stabilisés, deviennent normatifs et articulés, règles de métier”   . “L’important est qu’une règle de travail ne se bâtit jamais uniquement par rapport à son efficacité instrumentale et son utilité économique, mais aussi par référence à ce qui permet à tous les membres du collectif de s’entendre.”   “La coopération ne se décrète pas. L’engagement dans l’espace de discussion est un travail spécifique qui comporte des risques et des efforts ; il ne peut être porté que par le désir propre de chaque sujet. En revanche, il est tout aussi certain que cette mobilisation doit être reconnue par l’entreprise comme une contribution irremplaçable des travailleurs à la conception et à l’ajustement de l’organisation du travail.”  

À ce stade, l’auteur fait le lien entre le travail, la culture et la civilisation. Il faut rester fidèle à la matérialité du travail et au potentiel d’émancipation qu’elle renferme (sans la naïveté de penser qu’il ne recèle en soi que du meilleur), qui est par ailleurs au fondement de la culture et de la civilisation. Le travail serait ainsi, pour compléter Freud, explique l’auteur, qui reste psychanalyste, “le seul principe pacificateur dans la vie ordinaire, où l’être humain, par l’activité déontique apprend à négocier, construire une règle commune, découvre la vie en société en même temps qu’il augmente sa maîtrise du monde. Il est ce qui permet aux hommes de vivre ensemble, de conjurer la violence et de rechercher l’entente”   . Et “c’est l’avenir de la cité que menace le découpage tragique entre le travail ordinaire et la culture qu’a inauguré le courant gestionnaire des années 1980. Car la culture est formée des œuvres que les êtres humains produisent individuellement et collectivement par leur travail”   .

La reconnaissance prend sens dans ce contexte : “les travailleurs acceptent de coopérer […] en échange de la reconnaissance de leur contribution singulière à l’organisation du travail”   . “Si elle porte sur le travail accompli, sur le faire […] dans un second temps […] c’est […] la conquête de l’identité qui se joue là, médiatisée par le travail.”   Dejours engage ici un débat avec A. Honneth, expliquant que la demande de reconnaissance porte, selon lui, sur le travail et le caractère indispensable de la contribution de l’individu, et non sur la personne. Cette reconnaissance implique donc fondamentalement le rapport au réel, ce qui permet de la différencier d’avec une simple récupération idéologique. Encore faut-il noter que cette reconnaissance ne se manifeste la plupart du temps que de manière éphémère : “la reconnaissance est rarement un gain, elle fonctionne bien davantage comme un idéal”   , ce qui ne diminue en rien son importance.

Quoi qu’il en soit, “la dynamique de la reconnaissance épouse un cercle vertueux dans la mesure stricte où le travail profite à la cité, la culture, voire la civilisation. La question de l’apport de l’entreprise à la société, le lien entre le travail ordinaire et le bien commun doivent être remis au centre. Une des caractéristiques de notre époque est d’avoir congédié ce questionnement au profit de la seule loi du chiffre”   . Pour l’auteur, “le travail vivant [est] le lieu où les expériences individuelles du réel se rassemblent dans une contribution à la culture [comprise comme] ce qui dans le monde retient le meilleur de ce que les êtres humains peuvent produire ensemble”   .

Pour finir, Dejours réintroduit ici la coopération verticale : “la délibération possède un potentiel de déliaison et exige le recours à l’arbitrage et à la capacité du chef de soutenir les décisions dans la durée. Pour être en position d’arbitrer, la voix du chef a besoin d’un supplément qui lui confère un statut différent, qui la rende supérieure aux autres, l’autorité. Le travail permet d’appréhender celle-là autrement, non pas comme quelque chose de naturel. L’autorité résulte d’un apprentissage long, qui forge l’aptitude à écouter et à décider […] Surtout, elle se joue au sein d’un espace de délibération qui rend possible la coopération horizontale et verticale.”   . Quant aux cadres dirigeants, ils seraient alors en charge de définir et d’actualiser la doctrine de l’entreprise, c’est-à-dire ce par quoi elle “rend intelligible le sens de son activité, la contribution qu’elle apporte à la société”   . C’est elle qui “fonde l’autorité du chef qui doit faire valoir le rapport entre les directives et l’œuvre commune, voire la contribution de l’entreprise à la culture. Lorsqu’elle est suffisamment clarifiée, il appartient à chaque cadre de la traduire en objectifs et en priorités pour son service, et de rendre cette interprétation intelligible à ses subordonnés”   . Ces précisions, quoiqu’on en pense, complètent l’outillage de la méthode pour en faire une forme d’intervention acceptable pour les entreprises.

Des pistes d’amélioration

Le dernier chapitre décrit alors un mouvement en marche, certes modeste et relativement récent, mais qui se traduit dans des actions concrètes et en particulier des interventions (conférences, enquêtes commanditées par des CHSCT ou, plus rarement, missions d’accompagnement des réformes) de Dejours et de son équipe dans des entreprises, dont certaines souhaitent désormais rompre avec le modèle gestionnaire. Car il existe aujourd’hui des “entreprises bienveillantes”, dans le privé comme au sein des services publiques, plutôt de moyennes dimensions, dont les directions “sont disposées à penser un autre compromis entre la productivité, le profit, d’un côté, et l’avenir de l’entreprise, le bien-être des personnes, de l’autre”   .

L’auteur en appelle pour finir à des interventions et des politiques publiques ciblant l’organisation du travail, et rappelant la nécessité de mettre celui-ci au service de l’homme, dans le respect des principes de la déclaration de Philadelphie et des normes sociales européennes (en rejoignant ici Alain Supiot   et M. Delmas-Marty   ), avant de conclure cet ouvrage par quelques conseils (comme V. de Gaulejac et A. Mercier   ) pour résister par gros temps, tout en se préservant, à diffuser largement