Ce volume qui paraît dans la collection “Album beaux livres” est plus qu’un catalogue de l’exposition du même nom présentée d’abord à Bruxelles à l’automne 2012, puis au Musée des lettres et manuscrits à Paris du 8 février au 5 mai 2013. Il s’agit de faire mieux connaître au grand public le manuscrit de Cellulairement, rédigé par Verlaine durant sa captivité dans les prisons belges, entre le 10 juillet 1873 et le 16 janvier 1875, après qu’il eut été condamné pour avoir tiré deux coups de feu sur Arthur Rimbaud et pour délit d’homosexualité – à l’instigation du juge Théodore t’Serstevens, les docteurs Semal et Vleminckx se livrèrent sur lui à un examen abject pour déterminer “des traces d’habitudes de pédérastie active et passive”.

Les soixante-dix feuillets du manuscrit de Verlaine, entré dans les collections du Musée des lettres et manuscrits de Paris en décembre 2004, et classé trésor national par l’État français, n’ont jamais été publiés sous cette forme (avant l’édition qu’en donne aujourd’hui Pierre Brunel en “Poésie/Gallimard”) : à la fin de 1875, Verlaine en a envoyé des copies à Ernest Delahaye, à Charles de Sivry et à Germain Nouveau ; mais aucun éditeur ne veut relever le défi, même aux frais du poète qui y a conceptualisé son art poétique tout en introduisant définitivement la musique et les rythmes impairs au cœur de la poésie française. Verlaine change alors de stratégie, en renonçant au titre même du recueil et en distribuant ses chefs-d’œuvre dans Sagesse, Jadis et Naguère et Parallèlement ainsi que dans certaines revues.

Le titre de ce catalogue, bien plus qu’au fait divers qui conduit le Pauvre Lélian, anagramme de Paul Verlaine, à la prison de Mons, renvoie à la captivité qui constitue la situation existentielle de ce poète. Depuis sa naissance jusqu’à sa mort, Verlaine reste toujours emprisonné. Captif de sa laideur, à cause d’un physique qu’il ressent comme disgracieux. Captif des deuils qui ont piétiné son enfance et sa jeunesse. Treize ans d’attente séparent le mariage de ses parents et sa naissance : le temps de trois fausses couches et d’une adoption. Avant même sa naissance, Verlaine est prisonnier de l’attente de sa mère, de sa névrose, et de celle de son père connu pour ses cuites légendaires. Les trois fœtus sont conservés dans l’esprit-de-vin et rangés dans trois bocaux à l’intérieur de l’armoire à linge familiale, ou exposés sur la cheminée, ou encore conservés dans le garde-manger… D’où l’étrange “Berceuse” de Cellulairement :

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie ;
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !

[…]

Je suis un berceau
Qu’une main balance
Au creux d’un caveau :
Silence ! Silence !


Très tôt marqué par la mort d’Élisa Moncomble, sa cousine de huit ans son aînée, qui a financé l’édition de ses Poèmes saturniens, qu’elle ne lira jamais, Verlaine reste à 23 ans après son enterrement “fumant de pluie comme un chien mouillé”. La prison de Verlaine, c’est aussi celle du mariage avec Mathilde et de ses conventions qui ne lui conviennent pas. L’alcool est une cage aussi, et l’absinthe, qu’on appelle la “fée verte”, dans ses vapeurs de méthanol, rend l’univers provisoirement moins hideux et les instants moins lourds. Mais elle rend fous ses adeptes, celle dont Nerval pensait qu’elle déclenche l’“expansion du rêve dans la vie réelle”. L’exposition montre tout un service d’absinthe, tous les éléments de l’évasion à l’“heure verte”.

Verlaine est aussi enfermé dans une sensualité qu’il ne contrôle pas, et une sexualité hors normes. Le sonnet “Le Bon disciple”, daté de mai 1872, est inversé. Le feuillet manuscrit saisi sur Rimbaud lors de son arrestation à Bruxelles en 1872 servira de pièce à conviction : la double preuve des amours adultères et des amours homosexuelles de Verlaine. Il décrit l’étreinte à la fois sublime et maudite, céleste et maléfique, avec son ange noir. À quatre mains, Verlaine et Rimbaud rédigent le contre-blason qu’est “Le sonnet du trou du Cul”, “en forme de parodie d’un volume d’Albert Mérat, intitulé l’Idole, où sont détaillées toutes les beautés d’une dame”. Les quatrains sont de Verlaine, les tercets de Rimbaud.

Pris au piège de la misère et de la maladie, Verlaine connaîtra aussi l’univers carcéral des hôpitaux, car son alcoolisme provoque du diabète, une cirrhose, et le poète est ravagé par la syphilis et des crises de rhumatisme aigu.

Plus symboliquement, il est le prisonnier de ses contradictions, la parfaite représentation existentielle de l’homme enchaîné, du maudit, du révolté, bloqué dans la camisole, dans le carcan du pilori de la condition humaine. Les mots sont alors pour ce nouvel albatros les racines du paradis perdu, les ailes de la liberté, les clous de la croix et les échardes de la passion.

L’exposition, comme le livre qui l’accompagne, est superbe et intelligente. On y voit, au milieu de nombreux documents très émouvants et de manuscrits de poèmes et de lettres célèbres, un exemplaire de l’édition originale d’Une Saison en enfer : on croyait que Rimbaud avait détruit tous les exemplaires ; en fait, à court d’argent, il n’était pas allé récupérer les livres chez l’imprimeur qui les a gardés… Le tableau de Jef Rosman “Portrait du français Arthur Rimbaud, blessé après boire” le 10 juillet 1873 a inspiré le dessin de Jean Cocteau (1961). Verlaine avait acheté un révolver le jour même (exposé lui aussi) : “C’est pour vous, pour moi, pour tout le monde.” Rimbaud est arrivé à Bruxelles dans la soirée du 8 juillet, dès le lendemain, après une journée à boire, à traîner et à se quereller avec Verlaine, il veut repartir pour Paris. La mère de Verlaine occupe une chambre contiguë à l’hôtel de Courtrai. En tirant sur son ami, Verlaine crie : “Tiens je t’apprendrai à vouloir partir”, avant de demander à sa mère, accourue entre-temps, de décharger l’arme sur sa tempe…

Verlaine est écartelé entre la fascination de l’enfer et l’appel de la grâce. L’agneau se transforme en loup sous l’emprise de l’alcool et il n’est bon qu’à violenter ceux qu’il aime : “Les écrevisses ont mangé mon cœur qui saigne”, écrit-il dans “Vieux Coppées”, avant d’envisager, à la fin du poème, d’aller se pendre dans la forêt. Le livre et l’exposition proposent une réflexion sur l’acte créatif et ses ressorts, son origine et sa complexité. Tous les documents (manuscrits, photographies rares, dessins et tableaux d’époque) illustrent ce parcours créatif selon une conception passionnante et vivante de l’histoire littéraire qui semble s’incarner sous nos yeux. Un visiteur agacé a noté à la fin de sa visite : “Arrêtez de tutoyer Verlaine !”, car les différents panneaux s’adressent directement à lui, comme pour instaurer un dialogue à hauteur d’homme, qui n’est pas pour autant la marque d’un manque de respect, mais un essai pour entrer dans l’univers d’un “rêve familier”



À voir : “Verlaine emprisonné” au Musée des lettres et manuscrits
Du 8 février 2013 au 5 mai 2013

À lire : Verlaine emprisonné par Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier (préface de René Guitton)
Gallimard/Musée des lettres et manuscrits, 2013