La publication simultanée de deux Journaux de Günther Anders permet de mieux apprécier la richesse d'une pensée aujourd'hui de plus en plus influente.

Bien que récompensé par plusieurs prix prestigieux de son vivant, dont le prix Theodor W. Adorno de la ville de Francfort en 1983, Günther Anders (1902-1992) semble avoir exercé peu d’influence sur ses contemporains, si l’on excepte le cas d'Hannah Arendt, dont il fut l’époux de 1929 à 1937, et dans l’œuvre de laquelle il est loisible de retrouver de nombreuses réflexions communes. Les premières traductions en langue française de ses travaux sont pourtant anciennes, puisque les Recherches philosophiques, alors dirigées par Alexandre Koyré, ont publié dès le début des années trente plusieurs articles fondamentaux du jeune philosophe émigré à Paris   . Sa correspondance avec Claude Eatherly – le pilote d’Hiroshima – a été publiée chez Robert Laffont en 1962, avec une préface de Bertrand Russell   . Les années 2000 ont vu une demi-douzaine de livres d’Anders apparaître en traduction, dont les deux volumes de ce qui constitue assurément son chef d’œuvre : L’obsolescence de l’homme   , donnant ainsi à sa pensée un rayonnement inédit en France. Depuis, quoique discrète encore, son influence est de plus en plus perceptible, comme l’attestent notamment les travaux de Jean-Pierre Dupuy ou, tout dernièrement, ceux de Jean Vioulac, où la référence à Anders – venant prendre le relais de la référence à Heidegger –  joue un rôle capital dans l’analyse que ce dernier propose de ce qu’il appelle l’avènement du totalitarisme. L’intérêt de Günther Anders, écrit Jean Vioulac, consiste en ceci qu’elle développe "une analytique de l’existence à l’époque de la technique, pour mettre en évidence comment la télévision, l’automobile, la publicité, le consumérisme et le divertissement provoquent un ébranlement des structures fondamentales de l’existant, qui modifie sa temporalité et sa spatialité constitutive, et jusqu’à son rapport à la mort, et qu’ainsi dans la totalité de son être l’homme est redéfini par la technique"  

Aussi faut-il saluer l’heureuse initiative des éditions Fage de publier simultanément deux nouvelles traductions en puisant dans la richesse des Journaux que Günther Anders a tenus sa vie durant. Que l’on ne s’y trompe pas : ces Journaux là n’ont rien de personnel ou de strictement biographique, mais sont d’authentiques documents philosophiques même s’il ne s’agit pas non plus de traités ou d’essais comme Anders a pu également en publier. L’auteur s’en explique d’ailleurs dans des remarques préliminaires à ses Notes pour une histoire du sentiment réunies sous le beau titre d’Aimer hier : "Les réflexions que je note dans ce journal sont sans intérêt ni attrait d’un point de vue psychologique (…). Bien que j’aie écrit un grand nombre de journaux, je ne me suis moi-même jamais particulièrement intéressé à ma personne, à dire vrai ; ce qui est advenu de mon vivant depuis 1914 a été d’une si grande urgence et si ahurissant que je n’ai pu entreprendre une exploration passionnée de mes propres profondeurs, ni même ressentir le désir de procéder à une telle introspection"   . L’on trouvera bien, ici ou là, quelques anecdotes personnelles, des allusions transparentes à des expériences et à des sentiments personnels, mais elles sont remarquablement dénuées de toute dimension psychique intime, en tant qu’elles servent simplement à soutenir ou à initier une analyse que le lecteur pourrait tout à fait mener à la place de l’auteur pour peu qu’il ait occupé la situation historique qui fut la sienne. Journaux inclassables, donc, où ce qui est de l’ordre du biographique alimente la réflexion philosophique sans se départir d’un ton résolument personnel.

Les Notes pour une histoire du sentiment, rédigées entre 1947 et 1949, ouvrent un chantier qu’Anders désigne comme étant "la lacune la plus regrettable de la recherche historique [actuelle]" (p. 11.). En effet, explique-t-il, en raison de divers préjugés, l’appareil émotionnel de l’homme a trop longtemps été tenu pour un donné naturel et immuable, semblables aux données physiologiques, alors même que nul ne songerait à nier que, dans le monde matériel, les idées et les institutions ne cessent de se transformer. S’il est vrai que le rythme des transformations du sentiment est plus lent que celui des transformations du sentiment, l’on a eu grand tort d’en conclure à l’invariabilité de la vie des sentiments.

La thèse que défend Anders est non seulement qu’il y a place pour une histoire des sentiments, mais encore que les "temps apocalyptiques" que nous vivons la rendent plus que jamais nécessaire du fait de la "divergence" ou du "décalage" qui n’aura cessé d’intéresser Anders entre, d’une part, ce que nous sommes capables de produire, ce que nos capacités techniques ont rendu réalisable, et, d’autre part, ce que nous sommes capables de nous représenter, d’imaginer ou d’éprouver émotionnellement. C’est ce décalage ou cet écart qu’il convient impérativement de combler en vue de faire face au monde dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui : "Force est de constater que la transformation extrêmement rapide de nos capacités, notamment techniques, nous a à ce point dépassés que l’écart entre l’avancement de ces dernières et celui de nos capacités émotionnelles s’est creusé de manière catastrophique – en d’autres termes, nous sommes si peu armés face à l’énormité du monde que nous avons-nous-même ‘fabriqué’, et surtout devant notre pouvoir de le détruire, que, pour survivre, nous devons impérativement soumettre nos sentiments (et donc leur ‘histoire’) à des transformations forcées"   .

C’est ce projet que les Notes pour une histoire du sentiment mettent en œuvre, sous une forme qui n’a évidemment rien de systématique, et dont l’on ne saisira toute la profondeur qu’à la condition d’accompagner la lecture du Journal de celle de L’obsolescence de l’homme   . La nouveauté relative des analyses que conduit Anders dans ces pages tient toutefois au privilège qu’il accorde au sentiment d’amour et à la sexualité en général, dans un débat permanent avec la psychanalyse freudienne, à laquelle – comme il en va souvent chez lui dans ses divers textes polémiques – il ne nous semble pas rendre pleinement justice. A l’encontre de ce qu’il comprend (à tort) comme une naturalisation ou une animalisation de la condition sentimentale des êtres humains sous le titre général de l’analytique de la vie pulsionnelle et libidinale, Anders s’efforce de faire valoir l’humanité irréductible du sexe et l’originalité absolue de ce qu’il appelle l’animal amans. "Si, après la disparition de l’humanité, un être ne trouvait pas un seul outil, ni un tesson de vase, ni un vestige de la religion, ni rien qui suggérât l’existence de lois – il suffirait d’une lettre d’amour momifiée, si banale soit-elle, pour le convaincre de nous classer comme des êtres à part, de nous réserver une case spéciale, celle de l’animal amans"   . Pour peu, néanmoins, que l’on fasse abstraction de cette vaine polémique contre la psychanalyse freudienne, le journal révélera tout son intérêt en ce qu’il contient des éléments très précieux d’une théorie de la connaissance dont on ne savait pas, jusqu’alors, qu’elle occupait une telle place dans la réflexion d’Anders : les pages consacrées à une psychologie de la mémoire et du souvenir (en contrepoint de la théorie psychanalytique du refoulement) sont, de ce point de vue, tout à fait passionnantes   .

Le second Journal, tenu de manière irrégulière entre 1941 et 1954, et publié sous le titre de Journaux de l’exil et du retour, se distingue du premier en ce qu’il est beaucoup plus difficile de lui assigner un objet d’enquête bien précis, et en ce que le mode de prise en charge énonciative s’y fait nécessairement plus personnel dans la mesure où le vécu de Günther Anders – sa condition de réfugié aux Etats-Unis, puis son retour au pays au lendemain de la victoire des Alliés – est indissociable du contenu même de ce qui est énoncé. Jamais la forme fragmentaire ou séquentielle du Journal n’aura été plus adaptée au propos que tient celui dont la vie même a été morcelée : "Tu m’as demandé une ‘vita’ et ta requête me plonge dans l’embarras. Je n’ai pas eu de vita. Je n’arrive pas à me souvenir. Les émigrants ne peuvent en avoir. ‘La vie’ au singulier nous a été volée, à nous qui avons été chassés par l’histoire mondiale. (…) Ce présupposé de l’unité d’une vie nous a été refusé ; nous avons été renvoyés de monde en monde. Les encoches qui séparent les phases de notre vie sont beaucoup plus profondes que celles qui séparent ordinairement les phases d’une existence ; elles sont si profondes que l’appartenance de ces phases à une seule et même vie est devenue insoupçonnable, voire objectivement douteuse"   . Jamais ces vies au pluriel n’auront été plus à l’unisson du monde – lui aussi en ruines, comme l’explique Anders dans ces pages – dans lequel elles ont été vécues, et c’est sans doute cette veine crépusculaire qui confère au Journal une certaine unité de ton.       

Car le monde et sa survie sont devenus pour nous tous, comme cela n’avait jamais été le cas auparavant, un objet de préoccupation : "Ce n’est pas la peur de l’enfer qui nous taraude. (…) Ce n’est pas la peur de quelque chose qui pourrait nous arriver ou même intervenir dans notre vie posthume. Non, c’est l’angoisse que nous avons au sujet du monde. (…) Ce qui nous fait peur aujourd’hui, c’est vraiment la possibilité d’un anéantissement, l’idée que, tôt ou tard, tout pourrait vraiment être fini (…), que tout ce qui est là disparaisse, que le monde disparaisse, que ce que nous laissons derrière nous disparaisse, lorsque la porte va se refermer sur notre vie"   . Conformément à la thématique apocalyptique pour laquelle il s’est rendu célèbre – et dont les idées principales nourrissent la réflexion de ceux qui, aujourd’hui, parlent de nouveau d’apocalypse, mais pour désigner cette autre apocalypse que la crise environnemental rend imminente –, Anders, en toute connaissance de cause, emprunte alors la voix des prophètes de malheur, en écrivant que "lorsque l’éclair frappera, il frappera rétrospectivement jusqu’aux replis les plus obscurs de notre passé le plus lointain, et il réduira en cendres aussi bien Abraham et Hésiode que (…) toi et moi"   .

Ce sont ces cendres et ces ruines que Anders découvre, en un sens cette fois-ci rigoureusement littéral, lorsqu’il revient à Vienne (où il mourra en 1992) après dix-sept ans d’exil. Si la ville a été moins durement éprouvée par les bombardements que Cologne ou Berlin, dont Anders décrit les décombres en des pages splendides et émouvantes, ce sont les relations humaines qui, elles, y ont été radicalement détruites. Comment vivre parmi ces hommes et ces femmes, demande Anders, lorsque l’on pense que "la population d’ici se compose des agresseurs d’hier et des agressés d’hier, sans qu’on puisse savoir au premier abord, en voyant un individu, auquel de ces deux groupes il a appartenu ; qu’ils sont assis côte à côte dans le tramway ou se cèdent même la place ; que l’ancien SA, actuellement garçon de café, sert l’ancien détenu des camps de concentration, actuellement client du café"   ? Et Anders de s’interroger : ne faut-il pas savoir pardonner et même se pardonner mutuellement ? "Pour pardonner", dit-il, "il faut deux choses : quelqu’un qui regrette et quelqu’un qui pardonne. Dans les relations d’homme à homme, peut-être un être d’une grande humanité peut-il pardonner à quelqu’un qui ne regrette rien ; le traiter comme quelqu’un qui pourrait ne jamais avoir commis l’acte qu’il a commis"   . Mais il n’existe pas d’équivalent à l’échelle collective. Quoi de plus absurde que la situation d’un groupe qui offre son pardon à un autre groupe qui refuse de reconnaître qu’il a commis une injustice ? Les partenaires d’une telle transaction sont indéterminables, et n’ont pas d’identité assignable, car les nazis d’hier sont redevenus ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, ce qu’ils étaient aussi et dans le même temps – une mère, une fille, un voisin, etc. –, au même titre au reste que les ennemis d’Hitler. "Combien de fois les meilleurs eux-mêmes n’ont-ils pas dû être un instant ‘humains’, par exemple être charmés par le teint sain ou l’air enjoué d’une jeune fille ‘ennemie’ et oublier alors, provisoirement du moins, que cette jeune fille avait ‘par ailleurs’ applaudi les destructeurs de la dignité humaine ?"   .

C’est pourtant dans ce monde en ruines qu’il va falloir apprendre à vivre, nous autres "puisards d’une époque apocalyptique"   , pour remplir la seule exigence qui nous incombe aujourd’hui selon Anders : la lutte contre l’apocalypse